Les abus sont-ils irréparables ?

Aujourd’hui, certains affirment que le tort commis dans le cadre des abus est irréparable [1]. Que penser de cette affirmation ?

Il me semble qu’il faut distinguer au moins quatre sens au substantif « réparation » et donc à son contraire dont n’existe qu’un qualificatif, « irréparable ».

  1. Un sens juridique. Réparation est alors synonyme de compensation. La justice requiert que l’on rende à chacun ce qui est lui est dû, donc qu’il y ait une équivalence entre le préjudice et la réparation. Mais l’ordre matériel et extérieur est incomparable à l’ordre spirituel et intérieur, ainsi que l’atteste la distinction pascalienne des trois ordres. C’est en ce sens que « de nombreuses personnes victimes » ont dit à la Ciase « combien une somme d’argent ne pouvait réparer l’irréparable ». La même commision ajoute judicieusement, distinguant implicitement une dimension financière et symbolique de l’argent que d’autres victimes « insistaient sur la dimension symbolique de ce type de dispositif [2]».
  2. Un sens que, faute de mieux, je qualifierai de sociologique. Il s’agit des effets systémiques ou sociaux des abus. C’est ainsi qu’une personne qui a été abusée sexuellement pourra rencontrer des difficultés à se marier ou à vivre durablement en couple qu’elle jugera insurmontables – du moins tant qu’un travail psychothérapique n’aura pas été entamé.
  3. Un sens psychique. En effet, l’abus peut être source de véritables traumatismes psychologiques, et cela d’autant plus que la personne abusée est jeune, fragile, etc., que l’abus est répétée, dégradant, etc., que l’abuseur est en position d’autorité, etc. Dès lors, réparation est synonyme de guérison. Or, si certaines thérapies comme la psychanalyse estiment ne pas pouvoir guérir ce genre de blessures, tel n’est pas le cas d’autres thérapies qui entrent le plus souvent dans le cadre des thérapies dites brèves. Tel est, par exemple, le cas de l’EMDR dont de très nombreuses études ont montré qu’elle guérit des blessures aussi profondes que des stress post-traumatiques subis par les soldats envoyés sur le front [3]. Le psychiatre Dominique Megglé raconte un exemple spectaculaire – parmi beaucoup – de guérison d’abus sexuel [4].

À celui qui objecte que ce type de traitement en demeurerait aux effets, il faut répondre que ces techniques guérissent la cause, tant psychique que neurologique, même si les dynamismes sont encore en partie inconnus. À celui qui objecte que ces prétendus traitements ne font que déplacer les symptômes, il faut répondre que l’on a aujourd’hui des décennies de recul attestant le contraire.

  1. Un sens éthique. En effet, l’abus introduit une rupture dans l’histoire de la victime, un événement qui inscrit irréversiblement un avant et un après dans son existence. C’est ici qu’intervient la puissance transformante et donc réparatrice du pardon. Sans pouvoir entrer dans le détail – brièveté de la note oblige –, rappelons les trois conditions essentielles du pardon, chacune se présentant sous une double forme, négative et positive. Primo, le pardon ne peut jamais être exigé par qui que ce soit, a fortiori par le bourreau ; au contraire, il est un acte éminemment libre de la victime. Secundo, il ne peut jamais être une négation ou une minimisation de l’offense commise, à savoir l’abus ; au contraire, le pardon exige que l’injustice soit reconnue (au minimum par la victime, l’idéal étant que l’abuseur reconnaisse son abus, ce que l’on sait être malheureusement très rare, sinon inexistant). Tertio, il ne peut jamais être un oubli ; tout à l’inverse, il requiert un exercice de la mémoire, au-delà du mécanisme de survie qu’est, dans un premier temps, le refoulement, le déni, voire le clivage. Ces conditions (qui requièrent du temps, un travail psychologique et des dispositions éthiques) étant remplies, il faut affirmer que le pardon finit par apaiser totalement la personne sans pourtant en rien effacer la mémoire, ni dénier le très grave préjudice qu’est l’abus.

Pascal Ide

[1] « La commission a entendu de nombreuses personnes victimes lui dire combien une somme d’argent ne pouvait réparer l’irréparable » (Rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, Les violences sexuelles dans l’Église catholique France 1950-2020, Jean-Marc Sauvé éd., octobre 2021, disponible en ligne, §0087, p. 48) ; « présenter un dispositif destiné à permettre le dépassement du traumatisme, même s’il reste irréparable » (Ibid., §0110, p. 77) ; « le préjudice subi par la victime étant par nature irréparable » (Ibid., §1204, p. 423).

[2] Ibid., §0087, p. 48. Souligné par moi. Ajoutons que les deux autres références au caractère « irréparable » sont faites dans le cadre de cette compensation symbolique.

[3] Cf., par exemple, Pascal Ide, Des ressources pour guérir. Comprendre et évaluer quelques nouvelles thérapies : hypnose éricksonienne, EMDR, Cohérence cardiaque, EFT, Tipi, CNV, Kaizen, Paris, DDB, 2012, chap. 2.

[4] « Lors d’un tendre rapport sexuel, Sophie est brusquement prise d’une rage féroce contre son mari et tente de l’étrangler. Le calme revient. Encore abasourdie de son geste, elle ne sait pas comment se faire pardonner et au milieu de ses larmes, l’image de son grand-oncle qui la tripotait quand elle avait douze ans s’impose à son esprit. Elle comprend d’un coup la raison de son agressivité : elle se défend encore contre le vieux libidineux. Mais comment s’en débarrasser ?

Je m’assieds à côté d’elle. Bien en évidence devant ses yeux, je place mon index et mon majeur collés. Je lui demande de se concentrer mentalement sur l’image du grand-oncle qui la tripote tout en suivant mes doigts de ses yeux. Il faut absolument que ce soit l’image la plus terrible du traumatisme. Pendant qu’elle est ainsi focalisée dessus, j’effectue une série de vingt allers-retours de droite à gauche et de gauche à droite avec mes doigts. Ses yeux suivent mes doigts. À la fin de la série, je lui demande quelles sensations, émotions ou pensées différentes, lui viennent. Ella mal au bas-ventre.

Nouvelle série de vingt allers-retours. Elle a envie de pleurer, elle se sent nulle. Nouvelle série. Mal au bas-ventre et à la poitrine. Elle se sent nulle. Nouvelle série. Elle est très en colère. Nouvelle série. Elle a envie de frapper. Nouvelle série. C’est bizarre : c’est comme si elle n’était plus dans la scène, mais simple observatrice. Nouvelle série. Elle est très calme, complètement étrangère à la scène. Nouvelle série. ‘Qu’est-ce que cet homme devait être perturbé pour faire des trucs pareils à sa propre petite-nièce !’ Nouvelle série. Elle a du mal à se concentrer sur la scène. Dernière série. Elle n’arrive plus à voir la scène, elle ne voit plus que mes doigts.

Puis elle se lève, fait le tour de la pièce, se rassied, ferme les yeux et se replonge quelques instants dans le meilleur souvenir de toute sa vie : la naissance de ses enfants.

Quand elle a terminé, notre Sophie est incrédule, inondée de joie, les yeux écarquillés : ‘Comment c’est possible ? Trente ans à être attachée par cette histoire qui me pourrissait la vie ! Et là, en quelques minutes, libérée ! C’est quoi, cette magie ?’ » (Dominique Megglé, Les thérapies brèves, Paris, Retz, 1990, Bruxelles, Satas, 22011, p. 285-286).

16.1.2025
 

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