La prise de conscience de la souffrance de la nature et de notre connexion est utilement complétée par une troisième : celle de sa vulnérabilité.
En effet, nous éprouvons de la compassion pour les êtres fragiles, non pour ceux qui nous paraissent imbrisables. Or, notre environnement est éminemment vulnérable. Cette dernière proposition étonnera. Longtemps, la nature a semblé être un réservoir inépuisable. Souvent encore, elle nous apparaît comme puissante, voire sauvage, indomptable. En réalité, elle est extrêmement vulnérable. En effet, étymologiquement, est vulnérable ce qui est capable d’être blessé ; or, si l’environnement est indéniablement doué de résilience (cf. l’exemple du renouvellement de la croûte terrestre : p. xxx), il l’est sur les échelles de longue durée. Mais l’arrivée de l’homme a tout accéléré ; les capacités terrestres de régulation et de renouvellement sont aujourd’hui largement débordées.
Cette prise de conscience du couplage entre compassion et vulnérabilité est récente. Elle est au cœur d’un nouveau courant de philosophie morale : les éthiques du care qu’il vaut la peine d’évoquer [1]. Très longtemps, l’éthique, d’Aristote et Épictète à Kant et Sartre, a célébré l’autonomie de l’homme. Il a fallu attendre la fin du siècle dernier pour que cette attention exclusive aux êtres capables soit interrogée et qu’entrent en scène les éthiques du care – terme anglais, intentionnellement non traduit, recouvre autant l’attitude extérieure du soin que l’attitude intérieure de la sollicitude. Ce courant qui est apparu dans les années 1980 aux États-Unis, dans le sillage des études féministes, avec l’ouvrage de Carol Gilligan, Une voix différente [2] opère un double déplacement – de l’autonomie à la vulnérabilité, de la justice au soin – et, ce faisant, plaide pour une conception plus féminine de l’éthique.
Depuis, cette éthique a encore étendu son champ d’application à la politique [3], puis à la sphère non humaine, en l’occurrence à la nature. L’écologie et les éthique du care ont fini par converger dans l’écoféminisme. Comment s’en étonner ? La nature n’est-elle pas la part féminine en et hors de l’homme. D’ailleurs, les mouvements écoféministes, très hétérogènes, beaucoup plus présents dans les pays anglosaxons est apparu en pleine Guerre Froide. En effet, planait alors la menace d’une guerre nucléaire. Or, face à « la terreur d’un avenir irradié comme à la détresse de léguer un monde en ruines, ces femmes ont résisté au désespoir à travers la joie et la puissance d’agir que procure l’action politique [4] ». Et elles l’ont fait avec leur génie féminin : le souci du lien (et pas seulement de l’individu), le désir de transformer le monde (et non seulement de le penser), la prise en compte de l’imagination et de l’émotion (et pas seulement de la raison), l’appel à l’esthétique (et pas seulement à la technique). Ainsi, « il ne s’agit pas de se tourner vers l’écoféminisme comme la solution aux problèmes d’aujourd’hui [5] », mais comme une attitude pleine d’espérance, de créativité, de compassion… et en incluant le génie masculin !
Pascal Ide
[1] Sur une bibliographie grandissante, cf. Patricia Paperman & Sandra Laugier (éds.), Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éd. de l’EHESS, 2005 ; Françoise Parmentier (éd.), Le care. Une nouvelle approche de la sollicitude ?, coll. « Confrontations », Paris – Perpignan, Lethielleux, 2017.
[2] Cf. Carol Gilligan, In a different voice, Cambridge (Massachussets), Harvard University Press, 1982 : Une voie différente, trad. Annick Kwiatek et Vanessa Nurock, Paris, Flammarion, 2008. Cf. Vanessa Nurock (éd.), Carol Gilligan et l’éthique du care, Paris, p.u.f., 2010.
[3] En même temps qu’elle ouvre la thématique du care à la politique de la précarité, la philosophe Joan Tronto opère le lien avec la vulnérabilité : Moral Boundaries. A political argument for an ethic of care, New York, Routledge, 1993 : Un monde vulnérable, trad. Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009. Cf. Layla Raïd, « Care et politique chez Joan Tronto », Pascale Molinier, Sandra Laugier & Patricia Paperman (éds.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot, 2009.
[4] Émilie Hache (éd.), Reclaim. Recueil de textes écoféministes, trad. Émilie Notéris, coll. « Sorcières », Paris, Éd. Cambourakis, 2016, p. 14.
[5] Ibid., p. 33.