Les 4 sens de la nature Chapitre 12 Annexe 24 : Gratitude pour ce que la technique apporte à la forêt d’Amazonie

Nous ne connaissons que trop les ravages commis par l’autoroute transamazonienne dans ce poumon de notre planète qu’est la forêt d’Amazonie. Pour autant, certaines destructions minimes de cette forêt primaire, loin d’être maléfiques, sont au contraire bienfaisantes. Un fait a toujours considérablement intrigué les biologistes : la profusion des espèces tropicales. Bien que représentant seulement 7 % de la surface des terres émergées, elles abritent près de la moitié des espèces vivantes. Cela est particulièrement vrai de la forêt amazonienne.

Comment rendre compte de ce fait ? Certains chercheurs ont émis l’hypothèse que la prodigalité en espèces vivantes par unité de surface augmentait graduellement avec la pluviosité pour atteindre un plateau aux alentours de 4 000 mm de pluie par an ; or, le botaniste Alwyn Gentry a constaté qu’une forêt près d’Iquitos, au Pérou, où il pleut moins de 3 000 mm par an, est l’une des plus riches du monde : les 606 arbres qu’il recense sur un hectare appartiennent à pas moins de 300 espèces différentes [1] ! Il en est de même pour les autres gradients environnementaux comme l’ensoleillement ou la température.

L’échec de ces explications a conduit à un autre modèle, dit des refuges forestiers. En effet, à ce jour, « l’explication la plus mécaniste et la plus élégante de la diversité tropicale [2] », donc de l’apparition d’espèces endémiques, est l’isolement reproductif. Cette théorie se fonde sur une modélisation mathématique des variations climatiques régnant au Pléistocène (deux millions d’années à onze mille ans). À cette époque, le climat a connu des cycles continuels de réchauffement et de refroidissement, voire de glaciation. Les forêts tropicales de plaine, sans avoir souffert de la glace, auraient été morcelées par l’aridité due au refroidissement global. Or, cette fragmentation qui se serait répétée a entraîné l’isolement reproductif nécessaire à une zone d’endémie et aboutit à un accroissement exponentiel de la richesse en espèces.

Pourtant, cette séduisante théorie a aussi été critiquée. Ses opposants estiment que deux millions d’années sont une durée insuffisante pour faire apparaître une spéciation à grande échelle ; de plus, la multiplication des espèces est antérieure et s’explique par l’apparition de chaînes montagneuses comme les Andes au Tertiaire, c’est-à-dire il y a plus de vingt millions d’années.

Ces différentes théories ont un point commun : elles écartent d’emblée toute influence de l’homme. En effet, elles considèrent que celui-ci ne produit qu’une baisse de la biodiversité, d’un mot qu’il est plus destructeur pour la nature que constructeur. Mais William Balée, professeur titulaire de la chaire d’anthropologie à l’université Tulane, en Louisiane, a proposé l’hypothèse exactement inverse [3] : c’est parce que les hommes ont vécu et pratiqué l’agriculture au sein de ces zones sylvestres que la forêt s’est diversifiée. De fait, la domestication des espèces et des paysages par les Indiens remonte à cinq ou six mille ans. Elle seule est à même d’expliquer des phénomènes de spéciation rapides et intenses. Or, ces interventions sont notamment fondées sur la technique du feu et la création de tertres artificiels.

Conclusion : « Si la diversité bêta des forêts tropicales amazoniennes est relativement importante, c’est à cause des activités agricoles des hommes qui y ont vécu des milliers d’années et de la domestication des paysages qu’ils ont entreprise, et non pas malgré ces activités [4] ». Inversement, 139 des plantes cultivées sur le continent américain, soit 45 %, proviennent d’Amazonie et de régions proches. Or, leur diversité intraspécifique est moindre qu’ailleurs. Donc, la biodiversité a chuté après la conquête européenne, c’est-à-dire à la disparition des Indiens [5].

Il ne s’agit pas de nier que l’activité humaine produise des effets nocifs. Mais cette toxicité n’est ni nécessaire ni constante. La technophobie se transforme vite en anthropophobie. Inversement, en méditant sur cet exemple, comment ne pas s’enchanter de ce que, lorsqu’il adopte une attitude mesurée, l’homme protège et améliore la nature, donc exerce les deux fonctions dont parle le livre de la Genèse, garder et cultiver la terre (cf. Gn 2,5.15).

Pascal Ide

[1] Alwyn H. Gentry, « Changes in Plant Community Diversity and Floristic Composition on Environmental and Geographical Gradients », Annals of the Missouri Botanical Garden, 75 (1988) n° 1, p. 1-34.

[2] William A. Balée, « Qui a planté les décors de l’Amazonie ? », La Recherche, 333 (juillet-août 2000), p. 18-23, ici p. 19.

[3] Cf. Malden Blackwell & William A. Balée, « The culture of Amazonian forests », Advances in Economic Botany, 7 (1989) n° 1, p. 1-21 ; William M. Denevan, « The Pristine Myth. The Landscape of the Americas in 1492 », Annals of the Association of American Geographers, 82 (1992) n° 3, p. 369-385.

[4] William A. Balée, « Qui a planté les décors de l’Amazonie ? », p. 23. Souligné dans le texte.

[5] Cf. Charles R. Clement, « 1492 and the loss of Amazonian crop genetic resources. I. The relation between domestication and human population decline », Economic Botany, 53 (1999) n° 2, p. 188-202.

30.12.2020
 

Les commentaires sont fermés.