Le grand travail de Matthias Joseph Scheeben (1838-1885) sur l’Église inscrit celle-ci dans la dynamique du don et ainsi, en retour, la confirme. Il ne s’agit pas pour moi d’entrer dans le détail, mais de pointer quelques thèses majeures du grand théologien allemand.
1) Originalité de Scheeben
a) Le contexte
La conception dominante à son époque est celle qui fut systématisée par Bellarmin : l’Église se définit comme « la communauté de tous les fidèles, unis par la profession de la même foi et la participation aux mêmes sacrements, sous l’autorité des pasteurs légitimes, et spécialement sous celle du Pontife romain, vicaire de Jésus-Christ sur la terre [1] ».
Cette définition qui valorise l’institution humaine garante de la foi et des sacrements s’explique par des raisons historiques : elle réagit à l’égard de l’hérésie luthérienne ; or, celle-ci valorisait son invisibilité et son intériorité, c’est-à-dire l’union à Dieu ; donc, l’ecclésiologie de la Contre-Réforme va insister sur l’aspect extérieur et visible ; or, celui-ci est constitué par la communion autour de la hiérarchie et par les sacrements.
L’inconvénient d’un tel schéma est qu’elle dévalorise trop la dimension intérieure qui est aussi la finalité, à savoir la communion théologale avec Dieu ; la dimension mystérique est réduite aux seules notes qui font l’objet non de la raison mais de la foi [2] ; elle oublie aussi l’origine, l’enracinement de l’Église dans l’économie divine ; de ce fait, elle anhistoricise trop l’Église ; enfin, la question du salut des infidèles devient extrêmement problématique et semble penchée vers la solution de la massa damnata augustinienne.
b) L’apport de Jean Adam Mœhler
Un professeur allemand, spécialiste de patrologie et d’histoire ecclésiastique, découvre une vision plus historique et plus mystérique de l’Église. Celle-ci, loin d’être figée dans sa structure visible, prend place dans l’histoire du salut : « Sous le nom d’Église sur la terre, écrit-il, les catholiques entendent la communauté visible de tous les croyants, fondée par le Christ, dan slaquelle l’autorité, exercée par lui durant sa vie terrestre pour la réconciliation et la sanctification de l’humanité, est continuée jusqu’à la fin du monde, au moyen d’un apostolat d’une durée ininterrompue, instituée par lui ; dans laquelle aussi tous les peuples, au cours des temps, sont ramenés à lui [3] ».
L’immense mérite de Mœhler est d’unir le double aspect, visible et invisible, dans sa définition, et d’accorder son primat au second (qui est la vie dans l’Esprit dont la fin est l’unité dans la foi et l’amour). Sa faiblesse, en revanche, est de ne pas enraciner le mystère de l’Église dans le mystère de l’Incarnation et y lire son prolongement. Dit autrement, si Mœhler honore la structure cœur-apparition du don 2, il manque à le faire sourdre du don 1 christique. Sa vision mystérique est encore trop synchronique et pas assez diachronique.
De plus, la théologie de Mœhler était imprégnée de romantisme ; or, le romantisme a le sens du mystère, de l’Esprit, de l’intériorité ; il a donc, de ce point de vue, exercé une influence vivifiante sur la théologie.
c) L’originalité du travail de Matthias Scheeben
En 1865, Scheeben publie Mysterien des Christentums [4]. Il s’agit du seul ouvrage complet de l’auteur. De plus, son chapitre VII, intitulé « Le mystère de l’Église et de ses sacrements » [5], élabore une ecclésiologie. Scheeben écrira plus tard un traité autrement élaboré, une Dogmatique, mais qui d’une part est inachevé, l’auteur étant mort avant de l’avoir terminé, d’autre part ne comporte pas de traité de l’Église. Il est donc légitime de concentrer son attention sur le chapitre VII.
L’ecclésiologie des mystères du christianisme sort enfin des perceptions juridiques et sociales de l’Église. En ce sens-là, elle a grandement préparé la vision mystérique de Vatican II. « Les mystères du christianisme, œuvre de spéculation mystique, impeccable au point de vue de l’orthodoxie, apparaissait à la pensée chrétienne d’Allemagne comme une invitation à remonter vers certaines cimes, éloignées des mêlées terrestres [6] ». Ce qui est vrai de la théologie générale du mystère l’est de la théologie de l’Église en particulier. Le mystère va unifier de l’intérieur toute l’ecclésiologie de Scheeben : « Il n’y a guère de théologien moderne, avant ou après Scheeben, qui ait traité d’une façon théologiquement aussi exacte et aussi profonde que lui ce point central de la doctrine catholique. Ce qui confère un attrait particulier et une valeur théologique supérieure à ses développements sur l’Église, c’est qu’il concentre sous un seul aspect tout ce que nous croyons de l’Église, cherchant à comprendre toute cette doctrine de l’intérieur [7] ».
(Journet n’a-t-il pas, lui, eu le mérite peut-être encore plus grand de conjuguer la double approche, juridique, notamment dans le premier tome, et mystérique, notamment dans le second tome ?)
2) Situation de l’ecclésiologie dans l’ensemble des Mystères du christianisme ou la théologie mystérique de Scheeben
Pour Scheeben, l’essence du christianisme est d’être mystère. En effet, la révélation chrétienne est révélation de Dieu ; or, celui-ci est trop grand pour notre esprit : il nous livre quelques traits lumineux, mais l’essentiel demeure obscur à notre esprit ; ce qui est le propre du Mystère ; donc, le christianisme est mystère.
Or, la théologie est l’œuvre de la raison tentant d’éclairer et d’unifier, d’ordonner le discours de la Révélation. Donc, la théologie sera science des mystères.
Pour Scheeben, les mystères de la foi sont au nombre de neuf : 1. la Trinité, 2. la création en état de grâce, 3. le péché, en particulier le péché originel, 4. l’Homme-Dieu et son économie, 5. l’Eucharistie, 6. la justification chrétienne, 7. l’Église et ses sacrements, 8. la glorification et les fins dernières, 9. la prédestination. Seul le premier concerne Dieu dans sa vie immanente, mais en fait il parle déjà de Dieu dans sa relation à la créature ; les huit autres intéressent l’économie et suivent l’ordre de l’histoire du salut : création-chute-rédemption-glorification, le dernier chapitre récapitulant synthétiquement toute l’économie (à quoi, dans la perspective de Scheeben, « prédestination » est synonyme). Chacun de ces mystères va constituer un chapitre de l’ouvrage Les Mystères du christianisme. Passons brièvement en revue quelques affirmations centrales. Nous allons voir s’esquisser toute la dynamique du don :
a) Le Mystère de la Sainte Trinité
Mœhler comprend le mystère trinitaire, de la vie des trois Personnes divines à partir de la communication d’amour : le Père aime le Fils ; donc il se donne entièrement à lui ; et de cet amour mutuel procède une troisième Personne, l’Esprit qui en est à la fois le fruit et ce par quoi les deux premières s’étreignent.
La Sainte Trinité a désiré manifesté sa gloire ad extra en créant. Pourquoi ? Pour deux finalités : pour son honneur, c’est-à-dire sa glorification ; pour communiquer sa bonté, c’est-à-dire pour enrichir les créatures. Or, cet enrichissement consiste à faire participer la créature à rien moins que la vie divine. C’est ce que révèle la mission du Fils :
« Seule la doctrine de la génération du Fils de Dieu nous donne la clef de notre élévation à la dignité d’enfants de Dieu. Il ne faut donc pas craindre d’affirmer que Dieu a révélé le mystère intérieur de la Trinité pour nous glorifier en nous élevant au-dessus de notre condition naturelle [8] ».
Telle étant la finalité, comment Dieu procède-t-il ? En donnant son Esprit. En effet celui-ci est le fruit de l’union du Père et du Fils ; or, la mission ad extra prolonge la procession ad intra ; donc, de même, il unira l’homme à Dieu : « L’habitation du Saint-Esprit scelle en nous la filiation adoptive, de la même manière que sa procession du Père et du Fils couronne et achève la filiation naturelle en Dieu [9] ». Mais comment s’opérera cette union ? Elle ne peut se réaliser qu’à l’intérieur de l’homme et l’Esprit est envoyé à l’intime du cœur de la créature. Or, l’Esprit, spiré par le Père et le Fils, est habité par un second mouvement, de reflux vers son origine. Aussi, dans cette union intime, l’Esprit va-t-il faire décrire à l’âme qui lui est unie un mouvement inverse à celui de la descente : « D’après les Pères, au mouvement de sortie des personnes divines correspond un mouvement inverse ; le Saint-Esprit, entrant, demeurant et opérant dans noter âme, nous unit au Fils et, par le Fils, au Père ». Or, le Père est le seul qui ne soit pas envoyé : il est l’immuable, la Paix. Donc, « le repos éternel dans le sein de Dieu est aussi le terme des missions temporelles des personnes divines. Elles n’habiteront plus alors en nous pour nous conduire à l’unité avec celui qui les a envoyées, mais pour nous communiquer, dans la communion avec le Père comme objet de la béatitude, la paix divine de leur unité [10] ».
Ainsi, Mœhler a décrit tout le mouvement d’exitus-reditus dans une perspective non pas néoplatonicienne mais chrétienne, patristique.
b) Le Mystère de la création originaire en grâce
Pour Scheeben, l’homme est créé en état de grâce par pure gratuité. Il est élevé dans un état de participation à la vie divine. Or, cette création, loin d’écraser la liberté la surélève et fait de l’homme une source dans la Source. Notre théologien le montre de manière intéressante car il place l’homme au sein de la création. L’économie divine, le plan de Dieu s’étend à celle-ci tout entière puisque « le mystère de Dieu la pénétrait et l’animait dans toutes ses parties » par « l’unité supérieure, surnaturelle » que Dieu leur donnait. Or, l’homme occupe une place unique : « Dans sa condition surnaturelle, il [l’homme] était comme le foyer de la lumière surnaturelle que Dieu répandait sur toute la création ». En ce sens là, le don de la grâce est mystère. En effet, celui-ci est don surabondant mais caché ; or, dans l’homme, il y a un « mystère caché », « reflet de la gloire céleste des anges [11] ».
Il faudrait vérifier mais je pense que Scheeben développe une conception trinitaire de la création. Le but de celle-ci est que la Trinité vienne habiter dans le cœur de l’homme pour le reconduire à Dieu et, avec lui, la création entière.
c) Le Mystère du péché
Dans la perspective très unifiée et essentiellement trinitaire de Scheeben, le péché – et singulièrement le péché des origines – n’est pas seulement une rupture avec Dieu et une perte de la grâce, mais une destruction de la présence et de l’œuvre des Personnes divines en lui : le pécheur « ne s’oppose pas seulement à l’ordre de la grâce en lui, mais à l’ordre très saint et immuable des Personnes divines entre elles, ordre intimé et prolongé en lui [12] ».
d) Le Mystère de l’Incarnation, de l’Homme-Dieu
Pour Scheeben, la grâce est une communication de la vie divine par laquelle le Père nous adopte et nous avons vu que cette finalité constitue la gloire de Dieu ; or, l’adoption du Fils par le Père est infiniment supérieure ; mais, par l’Incarnation, le Père adopte, accueille le Christ comme son Fils unique ; donc, l’Incarnation est la manifestation parfaite de la gloire divine. En ce sens,
Il me semble que cette vision est discutable : la grâce christique n’est pas, pour et dans l’homme, d’une nature supérieure à la grâce adamique.
À noter que, pour Scheeben, la kénose, l’abaissement du Fils de Dieu n’est pas humiliant mais glorieux, car il est librement consenti.
e) Le Mystère de l’Eucharistie
Scheeben donne une place unique, centrale à l’Eucharistie ; l’ordre dans le traité est éloquente de son ordre, selon lui, dans le plan divin. En effet, elle prolonge la présence du Fils de Dieu parmi les hommes.
3) Plan général des Mystères du christianisme
Le chapitre VII des Mystères du christianisme se compose de neuf paragraphes. Comme le titre du chapitre l’indique, il traite de deux points :
- a) Le mystère de l’Église en elle-même (§ 1 à 4) :
– en son mystère intérieur, comme corps et épouse du Christ (§ 1 et 2) ;
– dans les relations entre mystère intérieur et organisation extérieure, hiérarchique (§ 3 et 4).
- b) Le mystère sacramentel, c’est-à-dire les sacrements (§ 5 à 9).
4) Quelques développements
a) L’Église comme mystère
Pour Scheeben, l’Église est avant tout mystère [13] : « L’Église […] est un grand mystère, mystère dans son essence, dans son organisme, dans sa force, dans son activité ». En effet, le mystère est un visible qui signifie une réalité invisible, divine. Or, Scheeben affirme très clairement l’identité visible de l’Église, autant que son identité divine ; plus encore, il lie les deux aspects : « L’Église est non seulement visible dans la matérialité de son existence, mais aussi dans la divinité de son existence et de son origine ». Au fond, l’essence mystérique de l’Église tient à son identité christique : « elle est le corps de l’Homme-Dieu » ; or, le Christ est visible en son humanité et invisible en sa divinité ; donc, de même, l’Église est à la fois visible et invisible, humaine et divine.
Mais Scheeben ne se contente pas de méditer sur la structure divino-humaine de l’Église ; il s’interroge sur sa finalité : pourquoi l’Église est-elle incorporée au Christ, bâtie sur lui ? Le but de l’Église est d’enfanter les fidèles, de donner à ses membres la vie divine ; or, c’est le Christ qui est la source et le médiateur de cette vie. Ainsi, la structure sacramentelle trouve sa raison d’être dans la finalité qui est la communion voulue par Dieu (dans le Christ) entre lui et les hommes : le sacrement est pour la communion.
Mais le propre de l’épouse est à la fois d’être fécondée et de porter la vie, d’engendrer. Donc, selon Scheeben, l’Église est Corps du Christ car elle est d’abord l’Épouse du Christ : entre ces deux titres, la priorité est au second.
b) L’Église dans l’Eucharistie
Cette communion entre le Christ et les hommes se réalise par la foi ; or, c’est le sacrement du baptême que la foi est donnée et par celui de l’Eucharistie qu’elle trouve son achèvement. Voilà pourquoi « l’essence mystérieuse de l’Église, communauté des hommes avec le Christ, apparaît surtout dans l’Eucharistie [14] ».
5) Relecture dans une théologie du don
On l’aura compris : l’ecclésiologie de Scheeben est en consonance profonde avec la théologie du don. D’abord, en général, parce que sa théologie est une théologie du mystère, comme le souligne le titre de son grand ouvrage :
« Le christianisme est apparu dans le monde comme une religion pleine de mystères. Il s’annonça comme le mystère du Christ, comme le mystère du royaume de Dieu. Ses idées, ses doctrines étaient inconnues, insoupçonnées, et devaient rester impénétrables, insondables [15] ».
6) Les questions pendantes
Le développement de Scheeben montre qu’une des principales apories d’une vision dynamique rythmée par la cascade des dons est constituée par la manière d’envisager la « succession » du Christ. Qui est-ce : l’Esprit ? l’Église ? Marie ? les sacrements ? l’Eucharistie ? Faut-il choisir entre ces cinq possibilités ? Faut-il les ordonner ? Mais selon quel principe d’ordre ?
Il faut aussi s’interroger sur le mouvement de reditus que l’Esprit imprime à l’âme humaine : est-il parallèle à celui de l’exitus, je veux dire : de même que la mission divine de l’Esprit est un prolongement de la procession intra-trinitaire, de même le retour dans le sein du Père serait un prolongement du mouvement comme systolique par lequel l’Esprit se rapporte au Père, par le Fils ? On sait que le Fils est tout tourné vers le Père. Tel est aussi le cas de l’Esprit. C’est ce qu’atteste l’Écriture en disant que l’unique but de l’Esprit est de rappeler les paroles et l’œuvre du Fils. Voilà pourquoi il importe de réfuter un certain joachimisme séparatiste qui empêche le retour pacifiant vers la maison du Père.
Pascal Ide
[1] S. Robert Bellarmin, De Ecclesia militante, ch. 2.
[2] Cf. Catéchisme romain, Pars I, ch. X, q. 17.
[3] Jean Adam Mœhler, Symbolique, § 38 « Comment le divin et l’humain se présentent dans l’Église », trad. Franz Lachat, Bruxelles, Société nationale pour la propagation des bons livres, 1854. Cf. Pierre Chaillet, Jean Adam Mœhler, historien et théologien de l’Église, introduction à la trad. française de l’Unité dans l’Église, coll. « Unam Sanctam », Paris, Le Cerf, 1938.
[4] Traduit par Augustin Kerkvoorde, Les mystères du christianisme, Paris, DDB, 1948.
[5] Matthias Joseph Scheeben, Le Mystère de l’Église et de ses sacrements, intr., trad. Augustin Kerkvoorde, coll. « Unam Sanctam » n° 15, Paris, Le Cerf, 21956.
[6] Georges Goyau, L’Allemagne religieuse. Le catholicisme, 1800-1870, tome IV, Paris, Perrin, 1909, p. 249. Cité par Augustin Kerkvoorde, dans son introduction à Matthias Joseph Scheeben, Le Mystère de l’Église et de ses sacrements, p. 11.
[7] Anselm Stolz, « Scheeben und das Mysterium der Kirche », Der katholische Gedanke, 1935, p. 116-124, ici p. 116. Cité par Augustin Kerkvoorde, dans son introduction à Matthias Joseph Scheeben, Le Mystère de l’Église et de ses sacrements, p. 51.
[8] Les mystères du christianisme, § 25, trad., p. 147.
[9] Ibid., § 30, trad., p. 179.
[10] Ibid., § 31, trad., p. 188-189.
[11] Ibid., § 37, trad., p. 247.
[12] Ibid., § 39, trad., p. 255.
[13] Pour ce qui suit, cf. Ibid., § 77 (1er du chapitre), p. 79-83. Souligné dans le texte
[14] Ibid., § 78 (2nd du chapitre), p. 83. Cf. p. 83-88.
[15] Mysterien des Christentums, chap. 1, § 1, Cité par Augustin Kerkvoorde, dans son introduction à Matthias Joseph Scheeben, Le Mystère de l’Église et de ses sacrements, p. 39.