Un chercheur du CNRS de l’université de Provence a étudié l’organisation temporelle du discours de François Mitterrand, à différents moments de son histoire [1]. Il compare trois moments :
– celui de l’opposant qui est candidat au siège présidentiel, en 1974 ; alors, François Mitterrand se fonde sur la dénonciation des failles de l’administration sortante et sur un appel au changement ;
– celui où il est élu président, en 1984 : président de la République, il est au faîte du pouvoir. La France est secouée par une des crises de l’école libre, on envisage un référendum ; il s’agit seulement pour lui de pacifier les relations sociales.
– et celui du président-candidat, soit la position intermédiaire, en 1988 ; ici, François Mitterrand argumente en vue de la prochaine élection où il joue sa place présidentielle, tout en gardant sa place de gardien des institutions.
Utilisant un programme d’analyse conçu par Robert Espesser, qui cherche à identifier la production de la parole (sons, interruptions, erreurs), singulièrement la durée totale des pauses, le chercheur aboutit aux résultats suivants :
– En 1974, la vitesse d’élocution se rapproche de la conversation et le temps de pause est limité ; les arguments se multiplient.
– En 1984, en revanche, le discours est beaucoup plus lent et plus homogène ; les temps de pause occupent la moitié du discours.
– En 1988, le discours avance aussi à une vitesse plus mesurée ; les pauses sont moins fréquentes et moins longues qu’en 1984 ; elles sont comme intermédiaires de celles de 1984 et 1974.
De ces faits, le chercheur tire la conclusion suivante : il existe une corrélation entre le silence et le pouvoir. « Ainsi y a-t-il une correspondance entre la structure hiérarchique des pauses dans le discours et la place de l’homme politique dans la hiérarchie sociale » ; ou, pour utiliser une formule choc : « le silence, c’est le pouvoir ». Nous préciserions : « est le signe du pouvoir ». Par exemple, en 1988, François Mitterrand doit développer une argumentation qui persuade son électorat tout en gardant le ton solennel convenant à la sûreté de sa fonction présidentielle. Quoi qu’il en soit, de même qu’il y a un pouvoir de la parole, il y a un pouvoir du silence.
Ajoutons deux observations. La première est d’ordre psychologique. Il serait possible de doubler d’un paramètre plus psychologique la seule composante sociologique de la hiérarchie : le son est aussi signifiant de la confiance en soi et de la confiance que la personne en position d’autorité veut inspirer. Ce qui signifie que le silence, s’il présente une signification positive, n’est pas seulement privation de parole, mais son contraire.
La seconde remarque est d’ordre épistémologique. La conclusion ne peut en rester aux simples relevés des faits et doit passer à l’interprétation pour exprimer une conclusion de quelque intérêt : le son, et son opposé qu’est le silence, est porteur de sens. L’auteur doit doubler son étude de la cause matérielle d’une herméneutique du sens, donc de l’intelligibilité : le son porte un sens, le corps révèle l’âme. Précisons encore. Non seulement la conclusion dépasse le simple registre factuel pour découvrir un sens intelligible, mais les prémisses elles-mêmes ou plutôt la majeure de l’enthymème ou de l’induction est elle-même déjà un principe herméneutique. C’est ainsi par exemple qu’il est dit que les « silences qui correspondent aux interruptions ne reflètent pas le néant : celui qui parle s’interrompt pour chercher un mot, pour marquer une rupture syntaxique qui favorise la compréhension du message ou attire l’attention sur son argument ». Une cause formelle double la cause matérielle.
Pascal Ide
[1] Danielle Duez, « F. Mitterrand. Silences éloquents », Dossier Hors série de la revue Pour La Science, juillet 1994, p. 11.