Avec l’originalité, la profondeur et la clarté qui le caractérisent, le sociologue français contemporain Luc Boltanski a offert en 2012 une étude inédite du phénomène du complot qui va nous conduire des romans policiers jusqu’à Dieu [1]. Je distinguerai six étapes ou couches, donc la sixième nous est propre.
1) Fait littéraire
Le livre s’ouvre sur un constat intriguant : le roman policier et le roman d’espionnage (en léger décalage) sont apparus à la fin du xixe siècle. Pour quelle raison ? Certes, l’on n’a pas attendu ce type de roman pour traiter du crime. Mais, auparavant, dans ce que Boltanski appelle le roman picaresque, le crime est traité sous son aspect moral, alors que dans le roman policier, il est traité comme une énigme à résoudre, il fait l’objet d’une enquête, et surtout il est au centre de l’intrigue.
Même si Boltanski le souligne moins, la question temporelle doit se doubler d’une question spatiale : c’est en Angleterre, puis en France, que ces types littéraires nouveaux sont apparus. Là encore pourquoi ce cadre si précis ? L’on pourrait d’ailleurs ajouter une autre caractéristique géographique ou plutôt nationale troublante : autant le roman policier s’est déployé sur la double scène française et britannique, autant la France ignore totalement le roman d’espionnage. Une bipartition aussi tranchée ne peut s’expliquer par le seul hasard – d’autant qu’elle ne vaut que pour ce genre littéraire. Là encore, comment l’expliquer ?
On pourrait ajouter un troisième fait littéraire ou plutôt sociolittéraire méritant explication : ces deux types de roman sont apparus dans le sillage du roman social, lui aussi d’apparition récente et circonscrite. Quelle corrélation existe-t-il entre ces trois types de roman ?
La liste pourrait s’allonger d’une dernière question : pourquoi les romans policiers, puis les films policiers – et, aujourd’hui, les séries télévisées policières – sont-ils les plus nombreux et les plus populaires ?
2) Concomittance sociopolitique
Dans un premier temps, Boltanski ne résout pas la difficulté, mais la complexifie, en la joignant à trois faits concomittants : l’invention, par le psychiatre allemand Emil Kraepelin, de la catégorie médicale de paranoïa ; la création par la sociologie de la notion de causalité sociale, grâce à laquelle cette nouvelle discipline corrèle la vie des personnes à des entités collectives ; l’élaboration, en science politique, des théories du complot pour comprendre certains événements historiques.
Or, toutes ces données relèvent de champs disciplinaires différents et de réalités hétérogènes. Dès lors, la question devient : comment rendre compte de ces multiples coïncidences ?
3) Cause anthropologique
Pour répondre à ces questions, Boltanski analyse longuement le roman policier, à travers les figures du détective londonien Sherlock Holmes (chap. 2) et du policier français Maigret (chap. 3), puis le roman d’espionnage à travers différents romans anglais (chap. 4).
Trois notions caractérisent ces romans. Le roman policier se présente d’abord comme une énigme. Celle-ci se caractérise par une rupture dans la trame des choses, comme un événement anormal. Pour employer les catégories de Boltanski : le roman naît d’un réel (c’est-à-dire un événement singulier) qui vient troubler la réalité (c’est-à-dire la trame régulière, les lois universelles régissant les choses) [2]. Cette régularité est double : physique et sociale.
Or, l’énigme demande à être résolue. Voilà pourquoi l’énigme appelle l’enquête. Celle-ci se caractérise par son observation minutieuse et son élaboration rationnelle systématique.
Le roman d’espionnage, lui, se notifie comme un complot à dénoncer, éventer. Ce que le roman policier met en scène localement, souvent dans une ville, le roman d’espionnage le déploie à l’échelle d’un pays et même de plusieurs pays.
Or, la maladie psychiatrique de la paranoïa, qui est un délire de persécution, présente comme principaux symptômes de soupçonner le monde de malice, d’entraîner des enquêtes infinies, toujours plus soupçonneuses, et de construire une vision complotiste du monde [3].
Tel est donc le point commun entre le roman policier, le roman d’espionnage et la paranoïa : la menace, le complot, d’un mot : le soupçon.
4) Cause politique
Mais pourquoi ces catégories nouvelles apparaissent-elles à ce moment-là ? Pourquoi ont-elles pris une telle ampleur ? Et, sur mode moins dramatique, pourquoi ces deux types de roman ont-ils connu et connaissent-ils encore, relayés par le cinéma, un succès jamais démenti ?
On avance souvent comme explication l’influence du modèle scientifique : ce que le chercheur fait avec les phénomènes naturels, le policier le fait avec les phénomènes sociaux. De fait, le roman policier met en avant non pas tant le policier que le personnage très spécifique du détective (l’inspecteur Lecoq, Sherlock Holmes, Hercule Poirot, etc.), comme puissance de l’esprit s’opposant à la puissance criminelle qui est aussi spirituelle ; et si le héros est un policier (Maigret), il se dédouble entre la figure du fonctionnaire et celle de l’homme (d’ailleurs plus que de l’enquêteur), spécialiste de l’épaisseur humaine des personnes et des classes sociales.
Toutefois, cette explication ne suffit pas. En effet, le scientifique cherche à rendre compte des régularités pour en tirer des lois, alors que le détective, lui, s’attaque aux anomalies, donc aux irrégularités, ce qui échappe au système, et précisément à l’État.
Boltanski en propose une explication politique inédite. Si l’État souverain est apparu au seuil de l’époque moderne [4], au sortir des guerres de religion [5], il a changé de configuration au xixe siècle, laissant la place à l’État-nation (ou l’État-social [6]), qui est dépeint non plus seulement comme une puissance d’ordre supérieur, mais comme une puissance démiurgique, comme État-providence [7] ou, dans les catégories foucaldiennes, comme biopolitique [8].
Or, une puissance absolue sera tôt ou tard soupçonnée : elle appelle la critique interne qui conjurer son risque d’absolutisme.
Voilà pourquoi l’apparition de l’État-nation et de l’État-providence sont suivies, comme de leur ombre, par les théories du complot. Voilà aussi pourquoi le roman d’espionnage n’a pas rencontré le succès en France :
« Un roman d’espionnage, pour être convaincant, doit tabler, chez l’auteur et le lecteur, sur la disposition à frémir à l’évocation des périls qui menacent la nation. Or, les histoires d’espionnage à la française ne semblent pas prendre suffisamment au sérieux ces périles, comme si le nationalisme des auteurs était soit insuffisant, soit excessif [9] » !
Ne pourrait-on ajouter que cette théorie me semble confirmée par un phénomène de moindre ampleur, mais significatif : la rumeur ? Selon Jean-Noël Kapferer [10], celle-ci s’explique comme un contre-pouvoir, aussi universel qu’incompressible, qui s’oppose frontalement à l’information officielle. La rumeur est donc au complot ce que le quatrième pouvoir (médiatique) est au politique, c’est-à-dire à l’État-providence.
5) Cause métaphysique
Notre auteur avance encore d’un pas, en réfléchissant ce qu’il ose appeler la « métaphysique » sous-jacente à cette interprétation complotiste. Elle structure le réel en deux feuillets : le premier, superficiel et apparent, et le second, profond et dissimulé. Or, le premier plan, bien qu’évident, est beaucoup moins réel que le second plan qui, lui, gouverne le monde. Ainsi, comme l’énigme dans le roman policier ou le complot dans le roman d’espionnage, le paranoïaque ou le complotiste expliquent que, derrière les apparences, la réalité du monde est autre et autrement plus dangereuse.
Cette ultime et profonde avancée rentre en résonance avec l’apparition de la sociologie. En effet, la notion de cause sociale se fonde aussi sur la même logique de déconstruction : l’individu qui croit agir librement est en réalité depuis toujours déjà agi par les conditionnements sociaux qui l’enserrent.
Un génie littéraire l’avait compris avant tout le monde, Kafka, dans un roman qui est la généalogie métaphysique de tout roman policier, Le procès, auquel Boltanski consacre son épilogue.
6) Cause théologique
Je me permettrai d’ajouter une ultime strate explicative et d’ainsi prolonger la réflexion de Luc Boltanski sur le soupçon [11]. Celui-ci est un fait historique dont Paul Ricœur a thématisé philosophiquement le séquençage en parlant du cogito humilié succédant au cogito exalté [12]. Je l’illustre volontiers par la fable de La Fontaine : la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. Un esprit humain gonflé jusqu’à l’infini ne peut qu’éclater, en l’occurrence, dans les pulsions partielles de Freud ou le vitalisme pluriel et dionysiaque de Nietzsche. Ce fait trouve son explication dans la dialectique hégélienne de l’autosuppression du fini – toute réalité finie porte en elle son principe de corruption –, mais plus encore dans la dialectique kierkegaardienne de l’humour comme passage de la sphère éthique à la sphère religieuse – toute absolutisation du relatif conduit à une idolâtrie.
Donc, l’apparition concomittante du roman policier et du roman d’espionnage, mais aussi de l’invention de la paranoïa et de la passion pour le complot, sont autant de traces du refus de servir (et se laisser asservir par) l’idole qu’est l’État-nation, donc autant de dissolutions heureuses de cet absolu immanent– sans pour autant rien offrir au besoin foncier qu’a l’homme d’adorer.
7) Conclusion
J’avais jusqu’à maintenant tendance à éclairer anthropologiquement le succès des livres et films policiers par le besoin de justice, doublé du besoin de rationalité conjurant le chaos, notamment le chaos le plus inquiétant qu’est le crime.
Le sociologue ajoute une autre explication, plus sombre, et lui donne une autre ampleur, métaphysique : le soupçon qui s’empare de la structure ontophanique du fond et de l’apparition, pour déconstruire l’apparition en apparence et le fond en double-fond.
Cette brève analyse a titré de manière provocante « Le roman policier et Dieu ». De fait, le livre s’ouvre sur le résumé du début de la première des 51 nouvelles que l’essayiste George Keith Chesterton a consacré au Father Brown, détective qui est un croisement improbable entre Sherlock Holmes et le curé d’Ars.
Nous savions déjà que le roman fantastique est apparu en ce triste xixe siècle, comme attestation d’un besoin affolé de surnaturel : au même titre que la prolifération ésotérique, ainsi que l’a démontré Philippe Muray [13], le fantastique montre que, lorsqu’on chasse la transcendance par la porte, elle revient par la fenêtre, mais ensauvagée. La psychanalyse parlerait de retour du refoulé – avec toute l’anarchie que ce retour comporte. Nous savions aussi, avec Jean-Louis Chrétien, que la cardiognosie (la connaissance du secret des cœurs) caractéristique du romantisme était une annexion prométhéenne, encore une, d’une prérogative divine (l’omniscience) demeurée vacante, une fois le Ciel vidé de son « Occupant » [14]. Avec le travail de Luc Boltanski, nous apprenons désormais que deux genres littéraires populaires, de prime abord voués à l’immanence la plus finitisante, celle de la distraction, sont aussi secrètement animés de cet éros infini qui caractérise celui dont la première page de la Bible nous dit qu’il fut créé « à l’image et à la ressemblance » décidément ineffaçables de Dieu (Gn 1,26).
Pascal Ide
[1] Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallilmard, 2012.
[2] Cf. Ibid., p. 30-33.
[3] Cf. Ibid., p. 240-249.
[4] Cf. ce qu’a montré Michel Foucault, par exemple dans Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard, Seuil, Hautes Études, 2004.
[5] Cf. Olivier Beaud, La puissance de l’État, coll. « Léviathan », Paris, p.u.f., 1994.
[6] Cf. Gérard Noiriel, « Preprésentation nationale et catégories sociales ; L’exemple des réfigurés politiques », Genèses, 16 (avril 1997), p. 25-54.
[7] Sur la genèse historique de cette notion, cf. Abram de Swaan, In Care of the State. Health Care, Education and Welfare in Europe and the USA in the Modern Era, Cambridge, Polity Press, 1988.
[8] Cf. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard, Seuil, Hautes Études, 2004
[9] Luc Boltanski, Énigmes et complots, p. 55.
[10] Cf. Jean-Noël Kapferer, Rumeurs. Le plus vieux média du monde, Paris, Seuil, 1987, rééd. coll. « Points », 2010.
[11] Certes, Boltanski est chrétien et n’ignore donc pas que l’homme est habité par un désir naturel de voir Dieu, donc est ouvert à l’infini. Toutefois, il n’y fait jamais appel dans son approche sociologique – sans doute pour des raisons méthodologiques. Plus encore, il l’exclut, puisque l’ébauche anthropologique qui fonde son essai sur le capitalisme aujourd’hui (Luc Boltanski, avec Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallilmard, 1999, rééd. en coll. « Tel » n° 380) se fonde sur la finitude indépassable de l’homme…
[12] Cf. Paul Ricœur, « La question de l’ipséité », Préface de Soi-même comme un autre, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1990, p. 15-27. Cf. pascalide.fr : « Du Cogito exalté au Cogito brisé. Une relecture de l’époque actuelle selon Paul Ricœur ».
[13] Cf. Philippe Muray, Le xixe siècle à travers les âges, coll. « Tel » n° 304, Paris, Gallimard, 1999.
[14] Cf. Jean-Louis Chrétien, Conscience et roman. I. La conscience au grand jour, Paris, Minuit, 2009. Cf. aussi Dorrit Cohn, La transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, trad. Alain Bony, coll. « Poétique », Paris, Seuil, 1981.