Dans un article de la revue de l’Institut Catholique de Paris, Marcel Gauchet, directeur d’études à l’EHESS, s’interroge sur le rôle que peuvent jouer les institutions religieuses dans une société que, selon l’expression qu’il a consacrée et préfère à « sécularisée », il dit de « sortie de la religion » [1].
1) Réponses erronées
L’ancien rédacteur en chef de la revue Le Débat écarte d’abord quatre interprétations erronées du rôle de l’institution religieuse :
a. La disparition
Un premier scénario est la disparition pure et simple de la religion dans un monde de plus en plus indifférent. En effet, l’expression « sortie de la religion », en effet, signifie que les convictions religieuses « ont perdu leur place de loi publique [2] » et que les religions ne sont plus organisatrices du monde humain et social ; or, à côté du public existe une vie privée.
b. La privatisation
Une deuxième hypothèse récusée par Gauchet est la privatisation identifiée à une individualisation absolue de l’instance religieuse. La « privatisation ne signifie pas la relégation des croyances dans le secret du for interne dont elles n’auraient pas à sortir. Le privé n’est pas l’intime. Les religions sont des composantes éminentes de la société civile, libres de s’y organiser et de s’y manifester ». Autrement dit, les religions appartiennent au for externe, visible et doivent donc apparaître visiblement. « Mais elles sont faites pour s’inscrire dans cet espace public à titre privé [3] ».
c. La désinstitutionnalisation
Une autre interprétation est la désinstitutionnalisation de l’institution religieuse en général et de l’Église catholique en particulier. Elle n’est pas institutionnelle dans le sens où elle n’institue plus la sphère du politique, au nom de l’autonomie de l’individu et du pluralisme des convictions. Toutefois, les Églises sont des formes et des forces sociales organisées, se maintenant dans la continuité de la durée et de la transmission ; or, cela répond à la définition de l’institution. Mais sa différence spécifique par rapport aux autres institutions de la société civile (dont elle fait partie) se fonde sur sa finalité qui est spirituelle.
d. La conservation
Enfin, il ne s’agit pas de conserver le rôle d’une institution mais de la configurer autrement, de lui donner une nouvelle place. Dans un monde qui s’organise « selon la norme de l’autonomie, la conviction religieuse conserve, ou plutôt acquiert un nouveau sens, tant du point de vue des individus que du point de vue de la vie collective [4] ».
En positif, cela signifie que, pour Gauchet, on ne saurait en rien nier la place et le rôle que la religion joue. Et il ajoute surtout depuis une trentaine d’années où à la fois on observe d’une part « la fin du christianisme sociologique, basé sur la transmission familiale et l’appartenance communautaire », autrement dit une émergence d’« une religion de l’individu » et non pas transmise et d’autre part, une résurgence de la visibilité de la légitimité publiques des convictions religieuses.
2) Propositions
Après avoir écarté ces propositions insuffisantes, l’historien et sociologue français fait une proposition positive. Selon lui, les institutions religieuses sont appelées à jouer un un triple rôle.
- Rôle dans la place des fins
En effet, les sociétés européennes présentent un problème avec leurs valeurs, du fait de la neutralité libérale. Mais l’homme ne peut vivre sans une source ultime du sens, sans un système autosuffisant de compréhension de l’existence. Dès lors, l’homme prend conscience qu’il ne peut trouver dans le politique sa destination, la réponse à ses questions engageant sa vie. Or, les religions prétendent apporter une réponse à l’interrogation sur les fins ultimes. Donc « les religions redeviennent, au regard de la conscience sociale, une possibilité à côté d’autres, mais une possibilité structurelle, et l’une des possibilités majeures de l’humanité, s’agissant de définir les buts derniers [5] ».
- Rôle dans l’identité historique
En effet, l’homme a besoin de lier le présent au passé. Or, nos sociétés de la sortie de la religion se caractérisent par une détraditionnalisation radicale, c’est-à-dire par une dissolution de tout ce qui rattache le présent à un héritage, aux figures du passé, donc par un effacement de la co-appartenance de l’actuel à une histoire : la seule valeur devient le changement pour le changement, désarrimé de toute originarité. On pourrait objecter que le sens patrimonial n’a jamais été développé qu’aujourd’hui ; mais il y a deux types de conscience du passé : l’un qui le considère dans sa relation de continuité avec le présent, l’autre qui le conserve, mais en embaumant le passé, c’est-à-dire sans discerner sa relation avec l’actuel ; or, notre époque muséalise, donc distancie l’histoire.
Or, le propre de la religion, en particulier des Églises chrétiennes et surtout de l’Église catholique, est de conjuguer la mémoire et l’actualité : ce sont des institutions de transmission et de tradition. Plus encore, Gauchet estime qu’aujourd’hui, elles seules exercent une fonction de médiatrice avec le passé. « Dans un monde détraditionnalisé, elles sont les seules institutions à entretenir un rapport direct et constitutif avec le passé, à côté des musées et des institutions patrimoniales en général. Sauf que les musées et les institutions religieuses font vivre [6] ».
- Rôle dans la définition de l’homme
L’homme nourrit un besoin permanent de s’approprier son identité : pour lui-même, pour les différentes instances juridiques qui se fondent sur une définition de l’homme. Gauchet appelle culture ce processus de retour sur soi, ce dynamisme anthropogène et en note la nécessité vitale : « la culture apparaît sous cet angle comme l’élément même de l’humain, son milieu intellectuel et spirituel vital [7] ». Or, la société de la sortie de la religion a un problème avec l’idée de l’homme. En effet, elle se fonde sur les droits de l’homme ; mais ceux-ci ne lui donnent qu’un contenu très vague, à savoir la liberté et la dignité. Dénuée de tout contenu, notre société est donc déculturée. Il est donc urgent de retrouver un véritable humanisme.
Or, les institutions religieuses en général et chrétienne en particulier sont porteuses d’une riche culture. Ne furent-elles pas les matrices où l’humanisme moderne et séculier a vu le jour, à cause de la dignité que la religion donne à l’homme ? En même temps, on sait combien on a opposé humanisme religieux et humanisme athée. Il faut donc que les deux instances œuvrent ensemble, nouent des alliances : « ce n’est pas aux institutions religieuses seules de travailler à sauver le sens de l’humanité de l’homme qui s’efface […]. Semblablement, laïcs, agnostiques, incroyants, athées s’aperçoivent qu’ils ne sauveront pas seuls la dignité de l’homme à laquelle ils croient ; ils auront besoin du concours d’une foi éclairée pour une lutte qui ne la regarde pas directement, mais dont elle ne saurait se détourner sans faillir [8] ».
3) Conclusion
Au fond, l’expression « sortie de la religion » popularisée par le livre peut-être le plus célèbre de Gauchet [9], dit-elle autre chose que la conviction de l’autonomie des réalités temporelles ? Je distinguerai deux points : l’autonomie elle-même et sa source. Si Gauchet souligne très justement l’autonomie, s’il montre la fécondité de l’actuelle pensée religieuse, il ne voit pas que la religion joue aussi un rôle fondateur. Trop dualiste, notre auteur confond l’autonomie et l’indépendance. Cette difficulté à percevoir l’articulation du religieux et du politique est une cécité aussi grave que la déconnexion entre esprit et nature ou le divorce de la vérité et du bien.
Mais montrer la fécondité des convictions religieuses au sein du monde libéral pluraliste et se refuser à leur totale privatisation demeure un immense acquis.
Les trois apports de la religion notifiés par le philosophe sont rythmés par les trois moments de la dynamique du don : le don 3 de la finalité, le don 1 de l’origine et le don 2 de l’identité de l’homme.
Pascal Ide
[1] Marcel Gauchet, « Quel rôle pour les institutions religieuses dans une société sortie de la religion ? », Transversalités, 87 (juillet-septembre 2003), p. 1-14.
[2] Ibid., p. 3.
[3] Ibid., p. 3.
[4] Ibid., p. 2.
[5] Ibid., p. 6.
[6] Ibid., p. 11.
[7] Ibid., p. 11.
[8] Ibid., p. 13.
[9] Cf. Id., Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, Gallimard, 1985 : coll. « Folio. Essais » n° 466, 2005.