Le Roi de l’Espérance (Noël 2023)

La Nativité est la fête de l’espérance qui nous arrache à nos découragements autant qu’à nos présomptions. Mais qu’est-ce qu’espérer ? Trois questions.

 

  1. Qu’est-ce que j’espère ?

Avant d’être une vertu théologale, l’espérance, l’espoir est un des grands sentiments, une des importantes passions de l’homme. Elle a pour objet un bien futur. Et elle se différencie du désir qui a pour objet un bien aisé à atteindre en ce que ce bien futur est, pour l’espoir, difficile à obtenir.

La grande caractéristique de l’espoir est qu’il change notre regard sur le temps. Précisément, il inverse la flèche du temps. En effet, le passé précède le présent. Et nous croyons souvent que, de même, l’avenir succède au présent. En réalité, c’est le contraire : comme le dit le pape Benoît XVI dans son encyclique sur l’espérance, l’espoir « attire l’avenir dans le présent » (Spe salvi, n. 7). En effet, c’est l’avenir qui rend notre présent solide, nous donne notre énergie.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Le père de l’enfant prodigue guette le retour de son fils tous les jours et c’est cet espoir qui, plus encore que la conversion de celui-ci (« Rentrant en lui-même ») le fait revenir. Rappelez-vous quel espoir a soulevé notre cœur quand, après l’incendie désastreux de Notre-Dame, nous avons appris que, dans les décombres, l’on a retrouvé le coq qui contient les saintes reliques de sainte Geneviève et saint Denys, et surtout, infiniment plus précieux, une partie de la sainte Couronne d’épines du Christ. Ce coq, dont la symbolique principale est qu’il chante la venue du jour. Et, justement, la nature nous donne un signe fort d’espoir à Noël. Vous le savez, l’hiver ne fait que commencer, il va faire encore plus froid. Pourtant, nous le savons aussi, à partir du solstice d’hiver, les jours ne vont cesser de s’allonger et, avec la lumière, c’est de nouveau la chaleur qui va venir. Et tel est l’un des sens du choix de la date du 24-25 décembre pour fêter la naissance du Sauveur. Désormais, Jésus, le Soleil invaincu (« Sol invictus »), ne va cesser de grandir et bannir les ténèbres, toujours plus.

Tel est le paradoxe de l’espoir (et de l’espérance). Il n’y a pas plus vulnérable parce que ce que j’attends n’est pas là et que cet événement me semble incertain. Et pourtant, il n’y a rien de plus puissant, parce que c’est l’espoir qui me donne de tenir au quotidien, de me lever chaque matin.

 

  1. Qui j’espère ?

Dans la vie, nous espérons beaucoup de biens. C’est ainsi que, au nouvel an, nous nous souhaitons « beaucoup de bonnes choses ». J’ai d’ailleurs observé que, plus on vieillit, plus on se souhaite : « Bonne santé ». Et pas seulement mon médecin que j’ai la joie de rencontrer à la messe ! Un des personnages de Piem s’adresse ainsi au Bon Dieu : « Mon Dieu, j’ai tellement confiance en vous que j’ai envie de vous appeler ‘Docteur’ ! » (Dieu et vous).

Mais ce qui caractérise la vertu théologale d’espérance, c’est qu’elle n’attend pas quelque chose, mais Quelqu’un. Nous n’espérons pas seulement des biens (même le salut), mais une Personne. Nous chanterons tout à l’heure ou avons déjà chanté : « Venez, divin Messie ». Et, comme cela dépasse nos forces, c’est Dieu lui-même que vient me donner cette force. Donc, d’un mot, espérer, c’est attendre Dieu de Dieu. Ce Dieu, nous ne l’attendons pas en vain : il est venu une fois dans la mangeoire à Bethléem ; il aspire ardemment venir dans chacune des crèches de nos cœurs.

Quelqu’un m’a raconté que, passant dans la rue devant trois cuisiniers qui faisaient une pause cigarette, il sent intérieurement qu’il doit leur témoigner de sa rencontre avec le Christ. Après voir résisté (« Ils vont me prendre pour qui ? »), il consent à cette motion. Il leur raconte que, après plusieurs échecs, notamment professionnels, il se sentait profondément désespéré. Il se promenait près d’une falaise avec le désir d’en finir. Avant de se suicider, il se souvient soudain de son catéchisme, il se tourne vers Dieu, lui lance un ultimatum et il fait une expérience intense de sa présence. Il renonce à son suicide et commence un chemin vers la foi. Pendant qu’il raconte brièvement sa conversion, deux des cuisiniers se moquent de lui. Il s’éloigne. Alors, le troisième cuisinier, bouleversé, le rattrape et lui dit qu’il avait écrit le matin même une lettre où il prévoyait de se tuer. Ils ont prié ensemble.

Est-ce à dire que nous n’avons plus à attendre certains biens, certaines choses ? Benoît XVI distingue la grande espérance (qui a Dieu pour objet) et les petites espérances (humaines). Beaucoup de nos découragements viennent de ce que nous attendons moins que Dieu : un nouvel enfant, un conjoint, un travail, la santé, etc. Bien entendu, les petites espérances sont légitimes. Si elles ne nous monopolisent pas et ne se substituent pas à la grande espérance. « Celui qui ne connaît pas Dieu, tout en pouvant avoir de multiples espérances, est dans le fond sans espérance, sans la grande espérance qui soutient toute l’existence (cf. Ép 2,12). La vraie, la grande espérance de l’homme, qui résiste malgré toutes les désillusions, ce peut être seulement Dieu – le Dieu qui nous a aimés et qui nous aime toujours « jusqu’au bout », « jusqu’à ce que tout soit accompli » (cf. Jn 13,1 et 19,30) [1] ». Exhausser (la visée) pour être exaucé.

 

  1. Qui m’espère ?

La théologie traditionnelle, reprise par le Catéchisme, définit l’espérance comme cette vertu humaine par laquelle j’attends Dieu (de Dieu). Mais le pape Benoît XVI apporte une vision nouvelle. Ce n’est pas seulement ni d’abord moi qui espère Dieu, mais c’est Dieu qui, le premier, m’espère. Pour l’expliquer, il part d’un exemple :

 

L’Africaine Joséphine Bakhita, canonisée par le Pape Jean-Paul II, est née vers 1869 – elle ne savait pas elle-même la date exacte – dans le Darfour, au Soudan. À l’âge de neuf ans, elle fut enlevée par des trafiquants d’esclaves, battue jusqu’au sang et vendue cinq fois sur des marchés soudanais. En dernier lieu, comme esclave, elle se retrouva au service de la mère et de la femme d’un général, et elle fut chaque jour battue jusqu’au sang ; il en résulta qu’elle en garda pour toute sa vie 144 cicatrices. Enfin, en 1882, elle fut vendue à un marchand italien pour le consul italien Callisto Legnani qui, face à l’avancée des mahdistes, revint en Italie. Là, après avoir été jusqu’à ce moment la propriété de « maîtres » aussi terribles, Bakhita connut un « Maître » totalement différent – dans le dialecte vénitien, qu’elle avait alors appris, elle appelait « Paron » le Dieu vivant, le Dieu de Jésus Christ. Jusqu’alors, elle n’avait connu que des maîtres qui la méprisaient et qui la maltraitaient, ou qui, dans le meilleur des cas, la considéraient comme une esclave utile. Cependant, à présent, elle entendait dire qu’il existait un « Paron » au-dessus de tous les maîtres, le Seigneur des seigneurs, et que ce Seigneur était bon, la bonté en personne. Elle apprit que ce Seigneur la connaissait, elle aussi, qu’il l’avait créée, elle aussi – plus encore qu’il l’aimait. Elle aussi était aimée, et précisément par le « Paron » suprême, face auquel tous les autres maîtres ne sont, eux-mêmes, que de misérables serviteurs. Elle était connue et aimée, et elle était attendue. Plus encore, ce Maître avait lui-même personnellement dû affronter le destin d’être battu et maintenant il l’attendait « à la droite de Dieu le Père ». Désormais, elle avait une « espérance » – non seulement la petite espérance de trouver des maîtres moins cruels, mais la grande espérance : je suis définitivement aimée et quel que soit ce qui m’arrive, je suis attendue par cet Amour [2].

 

« Elle [Joséphine Bakhita] était connue et aimée, et elle était attendue ». Dans une formule géniale, le pape bavarois attribue les trois théologales à Dieu lui-même ! Depuis que Jésus est venu sur la Terre, nous savons que c’est l’Emmanuel, « Dieu avec nous », Dieu lui-même qui attend chacun de nous.

Avez-vous déjà fait l’expérience suivante avec une icône, par exemple, une icône du Christ ? Où que vous soyez dans l’église, une pièce où elle se trouve, elle vous regarde. Et quand vous croisez son regard, vous vous rendez alors compte qu’elle vous a déjà précédé. Dès que vous êtes rentré, elle vous a vu. Il en est ainsi de Dieu. Il ne nous scrute pas comme un super-psychologue qui nous connaîtrait mieux que nous-mêmes, il ne nous observe pas comme un juge, ainsi que le pensait Sartre. Il ne nous surveille pas, mais, tout au contraire, il veille sur nous. Lui qui jamais ne sommeille, mais toujours veille – comme notre ange gardien. « jamais il ne dort, jamais il ne sommeille, le gardien d’Israël » (Ps 121,4). Mais il nous enveloppe dans un regard infiniment aimant, comme une mère qui nous berce dans ses bras et serait toujours penchée sur nous pour nous endormir ou avant même que nous nous réveillions. Et le Père au cœur de mère voit en nous tout ce que nous pouvons faire et ferons de bon, d’excellent, de saint. Il espère en nous.

 

Alors, frères et sœurs, en cette nuit et ce jour de Noël où la Lumière du Christ jaillit dans nos ténèbres et ne sera plus jamais éteinte, posons-nous trois questions.

Qu’en est-il de mon espérance, de ma confiance en Dieu ? Si nous confessons souvent nos manquements à la charité, si nous avouons parfois nos doutes, c’est-à-dire nos manquements à la foi, j’ai observé que nous demandons très rarement pardon contre nos manquements à l’espérance.

Quand nous nous rencontrons, partageons-nous nos découragements, nos lamentations contre ce monde ou l’Église qui ne va pas, ou nos raisons d’espérer. Dans le premier cas, nous parlons comme les païens (en l’occurrence les Éphésiens) dont saint Paul dit que, avant leur rencontre avec le Christ, ils étaient « sans espérance et sans Dieu dans le monde » (cf. Ép 2,12). Dans le second cas, dit saint Pierre, nous « sanctifions le Seigneur », car nous sommes « toujours prêts à répondre […] avec douceur […] à tous ceux qui vous demandent raison de l’espérance qui est en vous (cf. 1 P 3,15).

Qu’en est-il de mon espérance dans l’autre ? De même que la charité pour Dieu invisible se vérifie par notre charité pour nos frères que nous voyons, de même notre espérance en Dieu invisible se vérifie par notre espérance dans nos frères que nous voyons : « Les regards qui nous sauvent sont les regards qui nous espèrent » (Paul Baudiquey).

Pascal Ide

[1] Benoît XVI, Lettre encyclique Spe salvi sur l’espérance chrétienne, 30 novembre 2007, n. 27.

[2] Ibid., n. 3.

25.12.2023
 

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