Le quanton, une entité pneumatique 2/2

c) Ce que n’est pas le quanton dans le cadre réaliste

Dans le sillage de Jean-Marc Lévy-Leblond, nous allons décrire les différentes propriétés des quantons, par ressemblance et, plus encore, dissemblance, d’avec les notes de la matière « ordinaire » ou mésocosmique.

Partons de l’exemple de l’électron, la particule chargée négativement qui gravite autour du noyau. Concrètement, nous nous la représentons le plus souvent comme une bille extrêmement petite. Plus généralement, nous n’avons guère évolué depuis l’image que Lucrèce donnait des atomes comme des entités sphériques, solides, dures – l’insécabilité en moins ! Or, cette représentation est erronée.

1’) Le quanton n’est pas un être étendu

En effet, est étendu, un être occupant un certain espace et, plus précisément encore, un certain volume. Les scolastiques avaient une formule heureuse. Ils disaient que la matière est partes extra partes : ses parties sont extérieures les unes aux autres. Or, les quantons, par exemple, les électrons n’ont pas une « frontière bien définie » ; ce sont des « objets extrêmement légers et épars, en essaim (on parle souvent aussi de nuage électronique) [1] ». Ils n’occupent pas un point déterminé de l’espace.

2’) Le quanton est pénétrable

Une conséquence de l’extension est l’impénétrabilité : la matière ordinaire est impénétrable. Cette propriété relationnelle caractérise la rencontre entre deux êtres matériels en tant qu’ils sont étendus : deux corps ne peuvent subsister dans le même volume ; un corps ne peut traverser un autre corps sans l’altérer et lui faire perdre son intégrité. Or, un atome se comporte diversement selon l’entité qu’il rencontre : un semblable, c’est-à-dire un atome, rebondit sur l’autre atome, attestant donc leur mutuelle impénétrabilité ; en revanche, une particule subatomique chargée comme un électron peut le traverser, non sans que sa trajectoire soit infléchie, donc altérée par cette interaction ; enfin, a fortiori, une particule subatomique neutre comme un neutron traverse l’atome sans être influencée ou affectée par lui – à moins qu’elle ne cogne directement le noyau qui, pour mémoire, est dix mille à cent mille fois plus petit que l’atome lui-même. Donc, les quantons sont diversement pénétrables.

3’) Le quanton n’a pas toujours de masse

S’il est une propriété reconnue à la substance matérielle, c’est sa masse. Pas plus massif que l’évidence de cette masse ! Sans entrer dans le détail (que la théorie de la relativité générale a permis de déterminer), la masse se caractérise non par le poids (qui fait appel à la pesanteur), mais par l’inertie. Or, si certains quantons ont une masse, quoique très faible (la masse d’un électron égale moins d’un millième celle du noyau), d’autres n’en possèdent aucune (tel est par exemple le cas d’un photon).

4’) Le quanton n’a pas de figure

La matière ordinaire ne va jamais sans une figure. Mais une réalité aussi fluide que l’eau épouse la forme de son contenu. Or, les quantons n’ont pas de configuration. Là encore, les représentations lucréciennes ont la vie dure : le philosophe attribuait différentes formes géométriques à ses atomes afin d’expliquer les propriétés macroscopiques des choses [2].

Or, déjà en physique classique, ces entités que sont les champs ne possèdent pas à proprement parler de formes. En fait, ils possèdent une certaine structure. Et celle-ci se notifie par une propriété particulière, la symétrie. Même si celle-ci se définit géométriquement, mathématiquement, elle possède un substrat physique, donc concret.

Or, le quanton présente bien des points communs avec le champ de la physique pré-relativiste. Il possède donc une certaine structure, mais impermanente et non massive.

5’) Le quanton n’a pas de mouvement

Dans la physique classique, le mouvement est décrit comme la trajectoire d’un corps dans un espace-temps donné. Autrement dit, le mouvement est comme l’espace, un processus déterminé que je puis suivre et individualiser. Or, le quanton n’a pas une extension spatiale définie et évolue temporellement comme une onde qui se propage. L’on ne peut par exemple décrire le chemin suivi par un électron et ainsi discerner les étapes successives par lesquelles il est passé. En ce sens, l’on ne peut prédiquer le mouvement du quanton – ce qui ne signifie surtout pas qu’il est immobile.

6’) Le quanton n’est pas un être solide

En effet, est solide ce qui présente une fermeté ou une consistance, jusqu’à l’impénétrabilité dont nous avons parlé. Or, nous avons vu que les quantons peuvent se pénétrer les uns les autres. Donc, le concept de solidité n’est plus pertinent en physique des quantons.

7’) Le quanton n’obéit que très particulièrement au nombre

Contrairement à toutes les autres notions vues jusqu’à maintenant qui sont toutes continues, le nombre se caractérise en propre par sa discrétion, c’est-à-dire sa discontinuité.

Or, les quantons ne possèdent pas une individualité délimitée. « Les objets quantiques manquent totalement de singularité [3] ». Pour mieux préciser cette caractéristique singulière, il faut distinguer deux aspects dans le processus de numération : l’aspect cardinal et l’aspect ordinal. Le cardinal correspond à la quantité en elle-même, c’est-à-dire au nombre, indépendamment de l’ordre des entités nombrées. L’ordinal ajoute au cardinal l’ordre entre les unités mesurées. Par exemple, je peux compter le nombre de sucres d’un sucrier en divisant le poids total des sucres par le poids d’un sucre : j’obtiens alors un nombre cardinal. Je peux aussi alligner les sucres en les comptant un par un : « premier sucre », « deuxième sucre », etc.

Or, les objets du monde mésocosmique peuvent être à la fois comptés globalement et mis en ordre. En revanche, les objets quantiques sont indifférents à l’ordre : si je puis dire qu’un atome d’hydrogène possède huit électrons, en revanche, je suis incapable de les ranger, en distinguant un premier électron, un deuxième, etc. Donc, le monde commun distingue la cardinalité et l’ordinalité, alors que les quantons ne conservent que la cardinalité et perdent l’ordinalité. Dit autrement, toutes les entités composant un quanton d’une espèce donnée sont identiques. Or, la propriété suit l’être. Donc, en creux, on ne peut attribuer un état individuel à un membre de l’ensemble ; en plein, c’est « l’ensemble des quantons qui occupe l’ensemble des états individuels [4] ».

Cette propriété qui peut paraître anodin est en réalité riche de sens et de conséquences. Elle permet notamment de distinguer les deux grandes espèces de quantons, les bosons et les fermions. En effet, le comportement peut adopter deux formes et seulement deux formes : collective ou individuelle.

Les bosons sont appelés ainsi parce qu’ils obéissent à la statistique dite de Bose-Einstein. Ils se caractérisent par une « propension à la grégarité d’autant plus grande que leur nombre est plus élevé [5] ». Ils sont donc fortement cohérents. Ce sont donc les particules médiatrices comme les photons ou les gravitons.

Les fermions sont nommés ainsi parce qu’ils obéissent à la statistique dite de Fermi-Dirac. Au contraire des bosons, ils se caractérisent par leur individuation exclusive, donc par leur distinction et leur répulsion intrinsèque. Ce sont donc les particules individuées qu’il reviendra aux autres particules d’interconnecter. Ainsi,

 

« la stabilité de la matière macroscopique, sa capacité à résister à la tendance à l’effondrement sur elle-même que suscitent les attractions électrostatiques des électrons et noyaux en son sein, repose sur la nature fermionique des électrons : si les électrons étaient brutalemnet privés de cette propriété, un objet commun tel qu’une pomme, s’effondrerait sur lui-même en dégageant une énergie comparable à celle de plusieurs milliards de bombes H [6] ».

d) Ce qu’est le quanton

1’) Le quanton est un être permanent

La permanence est la continuité dans le temps. Autant étendue, solidité, etc., sont des propriétés renvoyant en premier lieu à l’espace, autant la permanence renvoie à la durée.

Les corps de la physique newtonienne et du monde ordinaire présente avant tout une permanence dans la masse et l’étendue. Même si l’objet se brise, il suffit de regrouper les morceaux pour reconstituer approximativement le tout – les failles en plus. À cette conservation de la matière se joint la conservation de l’énergie qui est la première loi de la thermodynamique, et une troisième conservation qui est apparue encore plus tardivement : la conservation de l’information (par exemple, celle de la charge électrique).

Or, les quantons ne possèdent pas cette continuité massive et extensive. Ils se transforment. En revanche, ils ne sont jamais dénués des deux autres permanences d’une très grande importance (qui se traduisent par des lois de conservation) : la conservation de l’énergie et la conservation de l’information.

2’) Le quanton se caractérise par ses interactions

La matière mésocosmique repose en elle-même. Certes, le plus souvent, elle est en contact avec d’autres entités matérielles, voire s’appuie sur elle. Mais c’est là une caractéristique accidentelle liée à la gravitation. Un astre, lui, n’a pas besoin d’une telle interaction : la Terre ou le Soleil ne repose pas sur quelque chose.

En revanche, et c’est là une caractéristique tout à fait remarquable, « l’étendue d’un quanton ne peut être caractérisée qu’en raison de ses interactions avec les autres ». Par exemple, un proton, particule subatomique chargée positivement, « interagit avec un autre proton suivant une foi de force, qui est tout à fait homologue à la loi classique de Coulomb : la force électrique varie comme l’inverse carré de la distance ». Or, cette variation diminue sans jamais cesser. Donc, « l’interaction s’aaiblit avec la distance, mais sa portée est infinie. Deux protons, aussi loin qu’ils se trouvent l’un de l’autre, continuent à interagir électriquement, même si c’est de plus en plus faiblement [7] ». Il existe d’ailleurs d’autres interactions, en l’occurrence, les trois autres forces physiques, gravitationnelle, nucléaire forte et faible. Mais ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail.

3) Interprétation pneumatique

Ayant décrit au plus près ce que sont ces objets quantiques appelés quantons, tentons de passer de la description à la définition, c’est-à-dire de nous approcher de l’essence à partir des propriétés.

a) Exposé

Reprenons les caractéristiques négatives des quantons, en les soulignant encore plus fortement. Ils sont privés : d’extension, de solidité (impénétrable), de masse, de configuration définie, de mouvement (donc d’histoire), de consistance et enfin d’individuation.

Comment ne pas être tentés, au mieux de les identifier à du vide ou à des êtres potentiels, au pire à du néant ? Mais les propriétés que nous avons qualifié de négatives ne le sont qu’eu égard à notre référentiel cosmologique habituel, les entités subsistantes et solides. Les quantons ne nous apparaissent dénués de tout que si nous focalisons notre attention sur les individualités et non sur leur interaction et le milieu qui les porte, les médiatise et les unit.

En réalité, les quantons possèdent quantité de propriétés très originales. Ils ne sont pas tant inétendus qu’ils ne tendent vers une extension indéfinie (songez à l’eau qui épouse la forme de son contenant). Ils ne sont pas tant informes qu’ils aiment (osons le verbe !) être informés, c’est-à-dire se remplir. Ils ne sont pas tant vides qu’ils ne sont pleins d’autres qu’eux afin de remplir d’autres qu’eux. Ils ne sont pas tant inconsistants, qu’ils ne possèdent une autre forme d’identité, fluide, subtile, transiente. Ils ne sont pas tant sans contour qu’ils ne transgressent sans violence la distinction du dedans et du dehors, pour mieux assurer les étreintes des extériorités à travers la symphonie (syncardie) des intériorités. Ils ne sont pas tant hors mouvement qu’animés de cette vibration qui met les êtres en résonance. Ils ne sont pas tant évanescents qu’ils ne respectent d’autres principes de conservation, d’énergie et d’information. Ils ne sont pas tant anhistoriques qu’ils n’aient un autre « mode d’évolution temporelle » qui « est plus proche de la propagation des ondes que du mouvement des corpuscules [8] ». Ils ne sont pas tant indifférenciés qu’ils aspirent avant tout à s’unir de sorte qu’il devient impossible d’assigner un état propre à un individu.

Or, si toutes ces propriétés si originales, redisons-le, ne notifient pas les êtres connus par les métaphysiques de l’être et de l’esprit ou par la phénoménologie, en revanche, elles se retrouvent chez une entité que notre cosmologie a jusqu’aujourd’hui amplement ignorée – hors le courant stoïcien qui n’a jamais été totalement oublié et trouve un regain d’actualité dans les physiques pan-vibratoires chères à ce que l’on nomme de manière trop discriminante New Age [9]. Il s’agit de l’esprit, entendu non pas comme nous, mais comme pneuma. Cet être pneumatique nous déstabilise. Pourtant, nous en avons une expérience plus commune que nous ne savons à travers le souffle, l’eau, la propagation des ondes, les échanges d’information, etc. Nous en avons traité ailleurs [10] ; nous l’avons aussi appliqué à différentes réalités – dans des textes qui se trouvent sur le site, parce qu’ils sont brefs ou programmatiques – comme le silence [11], le vide [12], l’ambiance [13], le mésocosme [14], l’information [15]. Brièvement, le pneuma est l’être en sa communication. Il se caractérise par quatre notes : il est riche de l’information qui provient de sa source vibratoire ; il pénètre sans effraction le récepteur à qui il se communique (sans communier, la communion unissant source et bénéficiaire) ; il est active fluidité ; il se stabilise dans des substances stables qui le contienne mais ne le retienne pas [16].

Quoi qu’il en soit, nous pouvons désormais conclure que le monde des quantons est d’essence pneumatique. Assurément, notre auteur n’a pas discerné toutes les caractéristiques que nous venons d’analyser, puis de synthétiser. Par exemple, il n’évoque guère le donateur et le récepteur entre lesquels doit s’exercer tout pneuma, ce qui permet à la cosmologie pneumatique de conjurer sa permanente tentation qu’est le joachimisme cosmologique (c’est d’ailleurs peut-être en cette direction que la mécanique quantique dont on sait combien aujourd’hui elle stagne et s’épuise à explorer des hypothèses toujours invalidées comme la théorie des cordes). Toutefois, il n’ignore pas l’une des principales, la subtilité du quanton, lui qui, nous l’avons vu, nomme les qualités « antépremières » à partir des deux termes inattendus : « sublimation » et « subtil [17] ».

b) Confirmation

La vérité d’une thèse se teste aussi à sa valeur heuristique. L’une des grandes questions irrésolues en physique quantique est le passage du monde quantique au monde macroscopique. En effet, tous les objets du monde ordinaire sont composés de particules subatomiques ; or, ceux-ci se comportent de manière toute différente des objets mésocosmiques, ainsi que nous l’avons vu.

Nous répondrons d’abord que, en pratique (ou plutôt en pragmatique), la question ne se pose pas. En effet, le physicien procède par substitution : en passant dans le monde ordinaire, la physique classique prend le relai de la physique quantique. Mais le problème théorique demeure.

Nous répondrons que l’une des fonctions du pneuma est de constituer des entités subsistantes qui s’auto-organisent pour maximiser, ad intra, la circulation de l’énergie, de l’information, et bientôt de la vie et, ad extra, la communion-communication entre ces entités appelées à leur tour à vivre de la pulsation réception-donation. Ici s’enracine la réfraction tellement signifiante entre fermions et bosons, entre consistance fermionique et fluidité bosonique.

Ainsi, il semble que le pneuma se manifeste à deux échelles totalement opposées : dans le monde de l’infiniment petit, il assure la stabilité des entités matérielles ; dans le monde de l’infiniment, il assure leur rayonnement et leur transmission. Pour le dire dans le lexique du don, l’esprit médiateur donne les êtres du microcosme et du mésocosme à eux-mêmes ; il donne aux êtres du macrocosme de se donner eux-mêmes.

Pascal Ide

[1] De la matière relativiste quantique interactive, p. 29.

[2] « tu reconnaîtras aisément que des éléments lisses et ronds composent les corps agréables à nos sens », alors « qu’au contraire toutes les substances amères et âpres au goût proviennent d’un assemblage d’éléments crochus et serrés, lesquels obligent à déchirer les voies qui accèdent à nos sens et à maltraiter les organes dont elles forcent l’entrée » (Lucrèce, De la nature des choses, L. II, v. 298-408, trad. Alfred Ernout, « Collection des universités de France », Paris, Les Belles lettres, 1962, p. ).

[3] Peter Pesic, Seeing Double, MIT Press, 2002, p.

[4] De la matière relativiste quantique interactive, p. 35.

[5] Ibid., p. 35.

[6] Ibid., p. 36.

[7] Ibid., p. 32.

[8] Ibid., p. 33.

[9] Sur le site pascalide.fr : « Et si nous nous mettions à l’écoute du New Age ? »

[10] Cf. Pascal Ide, « Pour une approche philosophique des champignons », Revue des questions scientifiques, 193 (2022) n° 3-4, p. 1-104. Texte accessible en ligne gratuitement sur le site de la revue.

[11] Sur le site pascalide.fr : « Le silence dans la nature, un médiateur de l’esprit ».

[12] Sur le site pascalide.fr : « Le Vide médian selon François Cheng. Le Tiers comme Souffle créateur ».

[13] Sur le site pascalide.fr : « L’ambiance, un écho de l’esprit ? Les promesses d’une pneumatologie métaphysique ».

[14] Sur le site pascalide.fr : « Microscopique, mésoscopique, macroscopique, une approche de l’esprit ».

[15] Sur le site pascalide.fr : « Matière, énergie, information. Réflexions philosophiques à la lumière des transcendantaux (Note programmatique) ».

[16] Ce n’est bien entendu pas le lieu d’entrer dans plus de détail. Précisons seulement qu’il ne faudrait surtout pas nous imaginer ce pneuma comme une âme du monde, encore moins comme Esprit-Saint immanent à la nature, ou comme un milieu en effervescence, une « soupe » ou un flux vibratoire univoque (ce qui est la grande erreur du stoïcisme en général et du New Age en particulier). Proportionné à sa source émissive et son bénéficiaire ainsi que finalisé par leur communication-communion autant que par la constitution-configuration d’entité qu’il contribue à organiser, le pneuma est nécessairement différencié et donc ontologiquement analogue.

[17] Ibid., p. 28.

13.6.2025
 

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