Le premier matin : aurore ou crépuscule de l’amour ?

« Dans notre société sans boussole […], l’amour plus que jamais est l’idéal, au monde, le mieux partagé [1] ».

 

Le sociologue Jean-Claude Kaufmann s’est fait connaître par ses études sur le couple et notamment le lien amoureux [2], notamment à travers des micro-événements qui pourraient passer pour des non-événements, alors qu’ils en montrent la richesse de sens : le linge [3], l’action ménagère [4], les agacements du quotidien [5], le rêve lors de la première rencontre [6], le petit-déjeuner [7], la chambre à part [8], le consentement au désir [9], etc. Nous nous arrêterons à un seul ouvrage, peut-être le plus emblématique de son approche du phénomène amoureux [10] : la mise en lumière de la vérité moderne de l’amour à partir du matin qui suit la première nuit d’une rencontre [11]. En effet, de nos jours ou plutôt en nos nuits, l’ordre entre sexe et amour a été inversé : la relation commence aujourd’hui par ce qui, autrefois, en était l’achèvement, c’est-à-dire son sommet.

L’ouvrage illustre une des lois décisives de l’amour – autant que de l’être – et que résume cette parole de Roméo à Juliette : « Mystérieuse est naissance d’amour ». La temporalité vécue est structurellement divisée en moments extraordinaires et en moments ordinaires, chacun jouant un rôle décisif et complémentaire. L’ordinaire du chronos (au sens où la liturgie parle de « temps ordinaire ») s’identifie à la banalité ; or, il n’est pas banal que doive exister du banal : « Si la banalité est insignifiante, il n’est pas insignifiant qu’il y ait une banalité [12] ». L’extraordinaire, qu’est le kairos, peut être attendu et préparé, il ne peut jamais être commandé ni contrôlé en sa survenue et en son contenu (le mystère des origines continue à s’y lover) ; l’origine (qui ici s’avère aussi être un commencement) de la rencontre d’amour est l’extraordinaire emphatisé au maximum.

L’étude de Kaufmannn accrédite aussi une autre grande loi de l’amour et de l’être, que l’on pourrait qualifier de fractale ou d’holographique : certains objets, certains événements, bien que parcelles de réel, contiennent la totalité (« Les objets reflètent le personnage » : p. 147) – la totalité de la personne qui aime (en sa liberté, mais aussi en sa passivité ou son ombre, ce qu’atteste l’importance de la pudeur : p. 32-39), la totalité de la personne de l’autre (contemplée-observée en elle-même et à partir de son contexte, mais aussi idéalisée), dans une possible totalisation du temps (engagement pour toujours).

Enfin, pourquoi le petit matin contient-il toute la relation, au moins en germe ou en promesse, et diachroniquement et synchroniquement ? « Le premier matin n’est pas un micro-événement, il est fondateur » (p. 31). La sociologie a tenté de rendre compte de ce type d’événements initiateurs et fondateurs : d’abord, de manière générale, deux inconnus qui se rencontrent pour la première fois tendent à « typifier » leur relation : ils analysent, au moins inconsciemment, le langage verbal et comportemental de l’autre pour s’adapter au mieux [13]. Plus précisément, dans une relation amoureuse, les partenaires inclinent à se transformer très tôt et en profondeur, donc d’une manière moins modifiable [14]. Mais il se joue encore davantage. Et seul un autre discours peut en rendre compte. Si le premier matin recèle un tel enjeu, s’il peut aller jusqu’à contenir l’amorce d’un engagement de toute la vie, c’est que l’amour qui s’est dit durant la première nuit – même si certains le reconduiront au seul sexuel – est communication maximale ; il demeure la force qui transporte le plus énergiquement et transforme le plus profondément la personne et le lien.

Kaufmannn a eu le mérite de prendre au sérieux un événement que son caractère ponctuel dans une société dite libérée tendrait à banaliser. Mais il n’a pas interrogé ce bel « objet » sociologique qui était le sien à la hauteur de l’événement qui s’y vit. Comment, d’ailleurs, s’en étonner ?, puisque son approche est sociologique et non pas éthique. Le corps exprime et effectue non pas seulement l’âme, mais toute la personne ; or, l’union des corps est la plus intime qui puisse être vécue ; en sa radicalité, elle scelle donc la communion la plus totale des personnes. L’évolution sociale a fait de cet acte qui était le premier du mariage et donc le dernier de l’engagement (au sens où les Anglais appellent fiançailles « engagement »), un acte sinon premier, du moins très précoce et précédant le consentement des libertés à une communion durable des personnes. La métamorphose des mœurs décrite par la sociologie peut banaliser ce passage à l’acte, elle ne peut pas lui ôter la profondeur de sa signification. Un sociologue aura-t-il l’audace d’enquêter sur le bouleversement introduit par cette pratique qui bouleverse l’éthique autant que l’anthropologie, individuelle autant que sociale.

Pascal Ide

[1] Jean-Claude Kaufmann, Premier matin. Comment naît une histoire d’amour, coll. « Individu et société », Paris, Armand Colin, 2002, p. 5.

[2] Cf. Jean-Claude Kaufmann, Sociologie du couple, Paris, p.u.f., 1993.

[3] Cf. Jean-Claude Kaufmann, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Paris, Nathan, 1992.

[4] Cf. Jean-Claude Kaufmann, Le cœur à l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère, Paris, Nathan, 1997.

[5] Cf. Jean-Claude Kaufmann, Agacements. Les petites guerres du couple, Paris, Armand Colin, 2007.

[6] Cf. Jean-Claude Kaufmann, Sex@mour, Paris, Armand Colin, 2010.

[7] Cf. Jean-Claude Kaufmann, « Les enjeux relationnels du petit-déjeuner : cadrage socio-historique », Cahiers de nutrition et diététique, 47 (2012) n° 1, p. 547-552.

[8] Cf. Jean-Claude Kaufmann, Un lit pour deux, Paris, Jean-Claude Lattès, 2015.

[9] Jean-Claude Kaufmann, Pas envie ce soir. Le consentement dans le couple, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2020.

[10] Un autre ouvrage, fameux, fut écrit sur ce thème par le sociologie italien Francesco Alberoni, Le choc amoureux. Recherches sur l’état naissant de l’amour, trad. Jacqueline Raoul-Duval, Paris, Ramsay, 1981.

[11] Cf Jean-Claude Kaufmann, Premier matin. Comment naît une histoire d’amour, coll. « Individu et société », Paris, Armand Colin, 2002.

[12] Lucien Jerphagnon, De la banalité. Essai sur l’ipséité et sa durée vécue : durée personnelle et co-durée, coll. « Problèmes et controverses », Paris, Vrin, 1965, p. 11.

[13] Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986, rééd. Paris, Masson /Armand Colin, 1996.

[14] Cf. Peter Berger et Handfried Kellner, « Le mariage et la construction de la réalité », Dialogue, 102 (1988), p. 6-23.

14.10.2021
 

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