Le point de bascule : un effet papillon anthropologique 1/3

Ou comment une information se communique à grande vitesse au plus grand nombre

« Le commencement est, en toute œuvre, ce qu’il y a de plus grand [1] ».

 

« Le commencement est comme un dieu qui, aussi longtemps qu’il séjourne parmi les hommes, sauve toutes choses [2] ».

1) Introduction

  1. a) Objet

Malcolm Gladwell, journaliste au New Yorker, a rédigé un passionnant ouvrage qui traite de ce qu’il appelle le Tipping point, ce que le français a traduit par point de bascule [3] – mais qui pourrait aussi se traduire par point de rupture [4]. La version anglaise du livre fut vendue à 5 millions d’exemplaires, de sorte que l’auteur fut désigné par le Times Magazine comme l’une des cent personnalités les plus influentes.

Le point de bascule désigne d’abord la rupture à partir de laquelle on observe un changement radical. Il désigne aussi ce dernier. Or, il se présente comme une diffusion d’information non seulement rapide, mais non linéaire, disproportionnée, violant le principe de proportion entre cause et effet. Ainsi que l’évoque le sous-titre, surajouté au titre anglais : il s’agit d’un petit événement qui produit de grandes conséquences. Et l’image de la première de couverture l’illustre de manière parlante : l’on observe une série de morceaux de bois rangés comme des dominos, qui sont abattus, suggérant que la chute du premier (petite cause) a entraîné celle de tous ceux qui ont suivi (grands effets).

Bref, le point de bascule est aux événements humains ce que l’effet papillon est au cosmos. Voire, ils sont la réalisation graduée d’une unique loi contre-intuitive : « Petite cause, grands effets ». Comment se fait-il que l’auteur du Tipping point n’ait point songé à ce rapprochement ?

b) Plan

Après une introduction sur quelques exemples spectaculaires, l’ouvrage se structure en deux parties :

1’) Le processus en général

L’auteur énonce les trois composantes du point de bascule (chap. 1), puis les expose en détail :

  1. Les causes de l’information (chap. 2)
  2. L’information elle-même (chap. 3)
  3. Le milieu de l’information : individuel (chap. 4) et collectif (chap. 5).
2’) Analyse de quelques exemples

L’ouvrage propose deux analyses détaillées de cas (chap. 6 et 7)

2) Quelques faits

a) Le succès fou des Hush Puppies

Les chaussures Hush Puppies (HP) sont un modèle classique de chaussures en cuir retourné. Avant la fin 1994, il s’en vendait environ 30 000 paires par an dans quelques villages et petites villes américaines. Le produit marchait si mal que le président de Wolverine songeait à l’arrêter. Mais, en 1995, il s’en vendit 430 000 paires, en 1996, quatre fois plus (d’ailleurs, cette même année, les HP reçurent le prix du meilleur accessoire au gala du Council of Fashion Designers) et la croissance a continué de manière spectaculaire jusqu’à ce que les HP deviennent un élément de base de la garde-robe du jeune américain. Que s’est-il donc passé pour que tout bascule en 2 ans, voire en quelques mois ? Qui portait ces chaussures qui paraissaient pourtant obsolètes ?

En fait, fin 1994, début 1995, deux cadres de la société Wolverine ont rencontré une styliste de New York lors d’un défilé de mode : les jeunes fréquentant les clubs et les bars branchés de Manhattan. Autrement dit, des jeunes se sont mis à les porter parce que cela était justement original. Alors, le couturier de Manhattan John Bartlett utilisa les HP dans sa collection de printemps ; puis un autre créateur de mode du même quartier, Anna Sui, fit de même, employant des chaussures comme des accessoires pour vendre de la haute couture ; puis ce fut le tour du designer Joel Fitzgerald. Désormais, le produit était lancé, la marque avait basculé ; par un processus auto-entretenu, il n’avait plus qu’à envahir le marché.

Autrement dit, toute la communication s’est déroulée par bouche à oreille.

b) La baisse spectaculaire de la criminalité new-yorkaise

Beaucoup plus sérieux est le changement radical de la ville de New York vis-à-vis de la criminalité. En effet, dans les années 1980-1990, drogue et guerre des gangs sévissaient. Précisément, en 1992, on comptait dans la ville de New York 2 154 meurtres et 626 182 crimes graves, surtout à Brownsville et dans l’East New York. Or, en 5 ans, on a assisté à une diminution considérable, de sorte que, en 1997, il y avait 770 assassinats (soit une baisse de 64,3 %) et 355 893 crimes graves (soit une baisse de presque la moitié) [5].

Les explications usuellement avancées dépendent des analystes : les criminologues parleront du déclin de la vente de crack et du vieillissement de la population ; les économistes de l’amélioration du revenu dans les années 90, conduisant les criminels à trouver un emploi, etc. Mais ces explications concernent des tendances à long terme, donc les processus lents, alors que la dégringolade s’est produite très rapidement (diminution des deux tiers en cinq ans). Elles sont donc insuffisantes.

c) Quelques faits anodins

L’un des exemples les plus simples et les plus attestés de la bascule est le bâillement. L’expérience le montre : le bâillement est l’un des processus les plus viraux qui soient. Il se rencontre même entre personnes… aveugles ! En effet, leur faire entendre l’enregistrement d’un bâillement suffit à les faire bâiller à leur tour. Cette contagion est notamment émotionnelle, ainsi que le montre le spécialiste du bâillement, psychologue à l’université du Maryland [6].

Pourquoi d’excellents restaurants sont toujours à moitié vides, alors que d’autres, de qualité plus médiocre, attirent des hordes de clients ?

d) Une histoire exemplaire

Tous les élèves américains ont entendu l’histoire qui a conduit une simple milice locale (américaine) à affronter une armée de soldats de métiers (les Britanniques), donc à la révolution américaine et la libération du joug anglais le jour de l’indépendance (Independance Day) [7].

Le 18 avril 1775 après-midi, un jeune palefrenier de Boston surprit une conversation entre deux soldats britanniques qui annonçait que, demain, cela allait barder. Le jeune homme se rendit chez l’orfèvre Paul Revere. Ne l’entendant pas pour la première fois, Revere écouta attentivement cette histoire. Il connaissait la rumeur selon laquelle les Britanniques allaient faire une grande manœuvre en marchant sur Lexington, ville au nord-est de Boston. Ce faisant, ils voulaient arrêter les deux chefs de la colonie, John Hancock et Samuel Adams, saisir les provisions d’armes et de munitions de Concord, pas loin.

Revere alla aussitôt voir son ami Joseph Warren. À 22 heures, tous deux décidèrent de prévenir toutes les communautés des environs de l’arrivée imminente des sujets de Sa Majesté. On fit secrètement sortir Revere de Boston, l’amenant par bac à Charleston. Là, il sauta sur un cheval et parcourut 20 km en 2 heures. Il frappa aux portes de Charlestown, Medford, North Cambridge et Menotomy. Il s’adressa aux chefs de colonies qui, d’une part, firent sonner les cloches des églises et battre les tambours, et d’autre part, envoyèrent à leur tour leurs propres émissaires dans les environs. À 1 heure du matin, Lincoln au Massachusetts était prévenu, à 3 heures Sudbury, à 5 heures Andover (qui est située à 60 km de Boston), à 9 heures Ashby, une ville près de Worcester.

Conséquence : le matin du 19 avril 1775, lorsque les Britanniques marchèrent sur Lexington, contre toute attente, ils se heurtèrent à une résistance féroce et organisée. Certes, les quelques centaines de soldats anglais eurent raison de la petite centaine de colons américains. Mais, quand ils arrivèrent à Concord, ils se heurtèrent à une milice coloniale beaucoup plus considérable qui les défia à plate couture. La révolution américaine avait commencé. La guerre s’acheva l’année suivante, le 4 juillet 1776, par la Déclaration unanime des treize États unis d’Amérique appelée « Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique », par laquelle les treize colonies britanniques d’Amérique du Nord ont fait sécession de la monarchie britannique (qui écrasait ses colonies par de lourds impôts) pour former les « États-Unis d’Amérique ».

Tous les Américains connaissent ces faits. Mais en connaissent-ils la raison, je veux dire le processus anthropologique qui a conduit à la naissance de la nation américaine ?

L’explication habituellement avancée est la détermination de Paul Revere et du bouche à oreille, qui ont permis à l’information de se transmettre comme une traînée de poudre en un temps éclair et de mettre toute une région sur le pied de guerre. Mais cette interprétation ne saurait suffire, puisque beaucoup de rumeurs n’ont nul effet spectaculaire.

L’autre explication est que l’information en cause était hors du commun. Mais bien des informations sensationnelles font flop ! Donc, là encore, le facteur invoqué n’est pas suffisant.

Un diagnostic différentiel va permettre de mieux comprendre le facteur en cause. Alors que Paul Revere partait répandre la nouvelle au nord, un autre révolutionnaire, un tanneur appelé William Dawes, partit vers le sud-ouest. Il parcourut la même distance, traversa le même nombre de localités et transmit la même information décisive. Pourtant, son impact fut bien moindre. Par exemple, la cité de Waltham envoya si peu d’hommes au combat le lendemain que certains historiens pensèrent que cette petite ville était pro-anglaise. Non ! Elle n’avait simplement pas été sensibilisée comme si Revere était passé.

Donc, la cause est avant tout, avant le message, le messager – ce que Gladwell appelle « un oiseau rare » : un homme qui fut le point de départ d’une communication extraordinairement efficace qui s’est étendue en quelques heures à toute la Nouvelle-Angleterre. Il fit basculer toute l’histoire de ce qui allait devenir les États-Unis d’Amérique.

3) La théorie explicative

a) Principe : l’analogie

L’hypothèse du Point de bascule est que ce processus – autant le bâillement que la baisse de la criminalité – doit être interprété comme une épidémie biologique [8]. En effet, les deux présentent trois analogies : la contagion ; la disproportion entre cause et effets (quelques changements mineurs produisent des changements majeurs) ; la soudaineté du changement.

b) Application : les trois causes

L’hypothèse fondamentale de l’ouvrage est que tout processus de basculement requiert la mise en jeu de trois causes : les oiseaux rares, l’adhérence et le contexte.

En effet, nous venons de voir que l’auteur se fonde sur l’analogie avec l’épidémie. Or, toute épidémie se propage pour trois raisons : les personnes transmettant l’agent infectieux ; celui-ci ; le milieu où ils interagissent. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire et conformément à l’exemple de Revere, le transmetteur ou déclencheur n’est pas n’importe qui, mais une personne présentant certaines qualités particulières (Paul Revere versus William Dawes), ce que Gladwell appelle un « oiseau rare ». Ensuite, l’agent infectieux agit par adhérence. Enfin, l’union transmetteur et agent à transmettre constitue le milieu ou contexte.

Pascal Ide

[1] Platon, République, L. II, 377 a.

[2] Platon, Lois, L. VI, 775 e.

[3] Malcolm Gladwell, The Tipping Point, Little, Brown & Co, 2000 : Le point de bascule. Comment faire une grande différence avec de très petites choses, trad. Danielle Charron, Éd. Transconcinental, 2003, coll. « Clé des Champs », Paris, Flammarion, 2016.

[4] Par exemple, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer.  Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, coll. « Anthropocène », Paris, Seuil, 2015, p. 89.

[5] Cf. Michael Massing, « The blue revolution », New York Review of Books, 19 novembre 1998, p. 32-34. Cf. William Bratton, Turnaround. How America’s Top Cop Reversed the Crime Epidemic, New York, Random House, 1998, p. 141 ; William Bratton et William Andrews, « What we’ve learned about policing », City Journal, printemps 1999, p. 25.

[6] Cf. Robert Provine, « Yawning as a stereotyped action pattern and releasing stimulus », Ethology, 72 (1983) n° 2, p. 109-122 ; « Contagious yawning and infant imitation », Bulletin of the Psychonomic Society, 27 (1989) n° 2, p. 125-126.

[7] Cf. l’ouvrage remarquable de David Hackett Fischer, Paul Revere’s Ride, New York, Oxford University Press, 1994.

[8] L’un des meilleurs ouvrages de vulgarisation sur la dynamique des épidémies est celui de Gabriel Rotello, Sexual Ecology. AIDS and the Destiny of Gay Men, New York, Penguin Books, 1997.

23.4.2019
 

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