Le pardon. Une démarche 6/10

3) Les actes composant le pardon

o) Exemples

1’) Illustration cinéma : La prisonnière du désert

Western américain de John Ford, d’après le roman éponyme d’Alan Le May, 1956.

Searchers, La prisonnière du désert (1956), l’un des plus beaux westerns de John Ford, l’un des plus beaux du cinéma américain, est l’admirable illustration du pardon. On y trouve tous les thèmes fordiens, on y trouve aussi toute sa foi catholique d’irlandais, mais sans aucune volonté de démagogie, sans bavardage, dans une parfaite maîtrise de l’écriture cinématographique.

a’) Histoire

En 1868, au Texas, deux ans après la fin de la guerre de Sécession, un soldat, Ethan Edwards (John Wayne) revient à l’improviste chez son frère, Aaron (Walter Coy), leur épouse Martha (Dorothy Jordan) et leurs deux filles, Debbie (Nathalie Wood) et Lucy. Ils vivent aussi avec Martin Pawley (Jeffrey Hunter), un métis qu’Ethan a libéré pendant une razzia contre les Indiens, et qui fut élevé avec les deux filles. Mais une bande de Comanches, commandée par Scar, autrement dit le Balafré (Henry Brandon), écume la région. Le capitaine-révérend Samuel Clayton (Ward Bond) les mobilise pour partir en chasse. Mais il s’agit d’un piège. Scar profite de leur éloignement pour attaquer la ferme Edwards, massacrer sauvagement Aaron et Martha, enlever les deux enfants et brûler la maison. Les hommes partent en chasse. Sans succès. Alors que Clayton et d’autres décrochent, Ethan, Martin, qui considère Debbie comme sa sœur, et Brad Jorgensen (Harry Carrey Jr), qui était fiancé à Lucy, continuent leur mission de Searcher. Mais au fait, quelle est la véritable motivation de Ethan ? Quand il apprend que Debbie est devenue l’épouse du chef comanche Scar, Ethan est résolu à la tuer. Après avoir retrouvé le corps défiguré de Lucy assassinée, Brad, fou de rage et de désespoir, attaque seul le campement des Comanches et y trouve la mort. Ethan et Martin continuent seuls. Après deux années de recherche infructueuse, ils viennent récupérer leur force chez les Jorgensen. Martin découvre que Laurie Jorgensen (Vera Miles), garçon manqué au franc parler, est encore amoureuse de lui. Mais leur halte ne durera qu’une seule nuit. Ils repartent en chasse. Pendant cinq années, ils traquent Scar, à la recherche du moindre indice. Enfin, les deux texans retrouvent les Comanches. Martin tue Scar. Que va faire Ethan vis-à-vis de son épouse qui est aussi sa nièce, Debbie ?

b’) La scène

Arrive la scène la plus dramatique du film, la scène aussi la plus commentée. Scar est mort, Debbie est libre. Elle fuit. Ethan la poursuit. Martin, à pieds, cherche à le retenir mais n’y arrive pas. Ethan rattrape Debbie qui court sans difficulté. Il l’appelle par son nom et la rejoint. Ils se retrouvent face à face, devant la grotte. Dans le désert. Le vent souffle. La solitude du cadre signifie la solitude du héros, la solitude de la décision ; son caractère grandiose, infini dit son importance. Que va faire Ethan ? Debbie est terrorisée. Elle a vu la violence d’Ethan. Elle pense qu’elle va mourir. Or, contre toute attente, il la prend dans ses bras et lui dit doucement : « Let’s go home, Debbie ». En un instant, Ethan laisse tomber son racisme, son intolérance, plus encore son désir de vengeance sanguinaire et sa haine. En positif, Ethan laisse la vie à Debbie ; plus encore, il la laisse être ce qu’elle veut, il lui restitue l’identité qu’il voulait lui substituer encore plus qu’il ne voulait lui ôter l’existence. Et la jeune femme, devenue une belle squaw, est, à son tour, appelée à choisir entre sa vie comanche et le souvenir de sa vie passée.

A la fin, lorsque Ethan prend sa nièce dans ses bras, c’est comme si tout le temps passé et dépensé se trouvait rédimé et prenait sens.

c’) Leçons

1’’) L’acte de liberté

Ce film montre le cœur du pardon : l’acte de liberté, imprévisible, indéductible.

Comment expliquer cette attitude ? On peut songer au croisement des regards, au face-à-face ; or, l’on sait, notamment depuis Emmanuel Levinas, combien le visage exprime la personne, son absolue vulnérabilité, notre incontournable responsabilité. Il demeure que la scène garde son mystère. Ford, comme à son habitude, se contente de montrer. Avare de parole et plus encore d’explication, il donne à voir dans les gestes des protagonistes. Comment prétendre, sans impudeur et une insupportable volonté de puissance, expliquer le mystère d’un cœur qui, enfin, coïncide avec lui, qui trouve en soi la source pour pouvoir poser cet acte surhumain qu’est le pardon ? Certains s’étonneront de ce retournement si soudain. Ils le trouveront dénué de sens, voire factice : ne rappelle-t-il pas le deus ex machina dont les fins de pièces de Molière étaient friandes ? D’abord, nous avons vu qu’il a déjà été préparé par l’acceptation de Martin. Mais, surtout, c’est oublier que les plus grands événements de la vie font toujours irruption dans l’instant, sont des créations auxquelles la vie précédente peut à la limite disposer, mais jamais causer, peut suggérer a posteriori, mais non se laisser déduire a priori. Ce surgissement est aussi nouveau, immérité, impromptu qu’une grâce. Et si, justement, c’était l’affleurement de cet improbable que Ford avait voulu filmer ? Si le sommet de The Searchers était, bien plus qu’un sum, un sursum ? Loin d’être un deus ex machina, ce serait le Deus in corde, intimior intimo meo.

2’’) L’acte d’intelligence

Mais celui-ci est précédé par d’autres actes. D’abord, l’intelligence : la reconnaissance de la commune humanité. Par la médiation de Marty.

Ethan demeure enfermé dans la logique de la vengeresse tant que le Comanche n’est, pour lui, qu’un sous-homme, une bête. Comment changer de regard ? Paradoxalement, c’est Martin, le fils adoptif de son frère, qui est un-huitième indien et que lui-même, Ethan, a sauvé, pour maintenant le haïr, à cause de tout ce qu’il représente, qui sera le médiateur de son salut. Marty ne peut pas plus haïr le blanc que l’Indien. Dans sa chair, il appartient aux deux races, aux deux civilisations. Sang-mêlé, il ne peut verser le sang. Cette inscription biologique de l’altérité l’invite, l’incite, presque naturellement à l’ouverture spirituelle à l’autre. Cet être fruste, presque illettré, peu bavard, a un cœur et un cœur fidèle.

Or, Ethan qui se croit supérieur veut être le mentor du jeune homme qu’il méprise et éduque tout à la fois, pendant de longues années. Le jeune homme l’admire (par exemple lorsqu’il leur sauve la vie contre les entreprises vénales de ), il est « celui qui suit » « l’homme aux larges épaules », ainsi que le dit le Balafré. Mais Marty prend peu à peu ses distances à l’égard de son maître : il n’hésitera pas à refuser ce testament qui l’utilise pour mieux dénier à sa « sœur » le droit d’être considérée comme une femme.

Jusqu’au jour où il pourra pleinement manifester sa stature d’homme. Contre la troupe entière des Rangers, il refusera de courir le risque que Bettie soit tuée. Plus encore, Ethan lui opposera l’argument décisif en lui expliquant que c’est le Balafré lui-même qui a scalpé sa mère. Mais Marty demeure impavide et continue à vouloir sauver la jeune fille, tout tenter pour elle. Dès lors, les rôles vont s’inverser : Marty devient le maître de son maître. Ethan ne peut pas ne pas être profondément ébranlé par la résolution de son protégé. Il n’a pas plus souffert que lui ; or, Marty a opté pour la voie de la vie, du pardon, alors que lui, obstinément, se fourvoie dans celle de la vengeance. On imagine quel combat le Bien et le Mal ont dû se livrer dans son cœur, même si l’image reste très discrète. Ethan aura besoin de scalper le Balafré pour accomplir son projet. Mais, au-delà de tout discours, le pardon vécu par Marty a désormais fait fondre la haine en son cœur.

Le fruit : la paix

Searchers montre enfin le fruit : la grâce de la paix et de la réconciliation. En effet, une question se pose : Ethan a-t-il véritablement changé ? N’y aurait-il pas un paradoxe que, lui qui est au centre, soit le seul des personnages principaux à ne pas avoir évolué ? De prime abord, il semble qu’il reparte à l’identique. Arrivé solitaire, il repart solitaire. Le prouve la scène finale qui, magnifiquement, fait inclusion avec la scène initiale. Elle comporte trois, voire quatre éléments symétriques, similaires : a) ouverture et fermeture de la porte ; b) le désert ; c) le personnage d’Ethan qui arrive puis repart ; d) la personne qui actionne la porte : une femme.

Certes, on peut arguer de ce que, si l’extérieur est semblable, l’intérieur ne l’est pas. Mais c’est supputation ; surtout, c’est oublier cette grande règle de lecture du cinéma fordien : tout est dans le signe, verbal et parfois, encore plus non verbal. Or, outre l’image, il y a la bande-son dont le choix est tout sauf arbitraire. The Searchers débute avec la chanson de Stan Jones, accompagnant le générique : « Qu’est-ce qui pousse un homme à errer ? / Qu’est-ce qui pousse un homme à devenir un vagabond ? / Qu’est-ce qui pousse un homme à laisser lit et foyer / Et à abandonner sa maison ? / Chevauche au loin, chevauche au loin, chevauche au loin [1] ». A la fin, on entend la seconde strophe de la chanson : « Un homme cherche avec son âme et son cœur, / Il cherche partout. / Il sait qu’il trouvera la paix de l’esprit, / Mais où, ô Seigneur, où ? / Chevauche au loin, chevauche au loin, chevauche au loin [2] ».

 

Entrons maintenant dans le détail.

2’) Un exemple réel

Une femme a injustement accusé son mari. Elle est inquiète de sa réaction. A son retour du travail, elle s’approche de lui et dit : « Tu sais, je te demande pardon… » Son mari la regarde et répond : « Je te pardonne ». Commentaire de l’épouse : « Une bouffée de joie nous a envahis tous les deux. Nous étions comme deux amoureux. La famille n’y comprenait plus rien. Nous venions de revivre cette émotion intense du ‘oui’ prononcé le jour de notre mariage ».

Ce bref épisode dit tout : 1. Le pardon suppose l’offense réelle. 2. Cette offense retire la paix et blesse la communion. 3. Le pardon est une parole, pas un geste ou un oubli ; et cette parole n’est pas le vague « je m’excuse » de celui qui vient de vous écraser un orteil en sortant du métro, mais l’humble requête : « je demande pardon ». 4. Le pardon appelle la réponse qui est un refus de la vengeance : « Je pardonne ». 5. Enfin, le pardon est l’expérience d’une recréation. Or, seul Dieu crée et recrée. « Avons-nous le pouvoir, nous qui sommes vivants de faire que ce qui a été ne soit plus, demande le cardinal Lustiger ? Le pardon véritable ne peut rien être d’autre qu’une résurrection des morts. Et Dieu seul ressuscite les morts ».

  1. D. Enright et ses collègues définissent le pardon en intégrant les deux faces, positive et négative. Le pardon, disent-ils, est « la volonté d’abandonner son propre droit au ressentiment, aux jugements négatifs et au comportement indifférent vis-à-vis de ceux qui nous ont blessés, en développant au contraire, des sentiments d’amour et de compassion à leur égard [3] ».

a) L’acte de mémoire

Le pardon suppose d’abord la mémoire de l’offense. Il suppose que l’on fasse mémoire. Par ailleurs, le pardon suppose la mémoire et non pas l’oubli. Je n’entre pas dans cette vaste question [4]. « Pour pardonner, il faut se souvenir [5] ».

Je ne donnerai qu’un seul témoignage sur le péril de l’oubli. « L’histoire des peuples enseigne qu’il n’est pas de pardon sans préalable justice. La meilleure prévention des massacres, horreurs récurrentes et vengeances perpétuelles, c’est l’établissement des faits et la désignation des responsabilités. Pas de deuil achevé, sans parole ni sanction ». C’est ce qu’on observe en Argentine où le président argentin Carlos Menem ose prétendre : « Revenir sur le passé ne sert à rien ». Or, c’est totalement faux, comme on le constate du Rwanda à la Bosnie, de l’Arménie en Allemagne : « sans travail sur la mémoire et œuvre de justice, les impayés du souvenir resurgissent dans l’actualité oublieuse ». Inversement, si le procès de Nuremberg n’avait pas eu lieu, et si l’Allemagne était restée campée sur une position de déni, elle n’entretiendrait pas les relations apaisées qu’elle a aujourd’hui avec le reste de l’Europe [6].

Le pardon demande donc que l’on s’inscrive dans une histoire.

b) L’acte d’intelligence

o’) Un exemple de reconnaissance de la commune humanité

En un mot, le pardon suppose une communauté de nature entre les hommes, d’abord donnée, puis perdue par l’offense et retrouvée grâce à la réconciliation.

1’) Le pardon est œuvre de vérité

L’amour, explique Joseph Ratzinger, est « un oui sans condition à la personne aimée ». L’amoureux « ne l’aime pas pour telle ou telle qualité ; c’est la personne elle-même qu’il aime, laquelle se révèle sans doute à travers ses qualités, mais est beaucoup plus que la somme de celles-ci. L’amour s’adresse à la personne telle qu’elle est, y compris avec ses faiblesses ».

Dans cette lumière, Ratzinger développe la relation du pardon à la vérité : « le pardon, c’est la guérison, c’est-à-dire qu’il exige le retour à la vérité ». Et de donner l’exemple d’une personne qui, pour se sauver, dans un régime totalitaire, trahit ses amis et ses convictions, en un mot : son âme. « Le véritable amour est prêt à comprendre, mais non pas à approuver ou à déclarer innocent ce qui n’est ni approuvable, ni innocent. […] Le pardon […] exige le retour à la vérité. S’il ne le fait pas, il accepte l’auto-destruction, il se met en contradiction avec la vérité et, par là même, avec l’amour [7] ».

Autre raison. « Le pardon vrai est bien autre chose qu’un laisser-faire débile. Le pardon est exigeant, et il engage celui qui pardonne et celui qui reçoit le pardon dans tout leur être ». Le pardon est « restauration de la vérité et victoire sur le mensonge qui se glisse dans chaque péché », puisque « le péché est toujours, par nature, un éloignement de la vérité de l’être propre et donc de la vérité du Créateur, Dieu ». Par ailleurs, le chemin du pardon suppose « la douleur du passage de la drogue du péché à la vérité de l’amour ». Le pardon implique la souffrance de la révélation de la vérité. Une véritable pastorale doit en tenir compte : il ne s’agit pas de tout comprendre et de tout pardonner, superficiellement, mais d’entrer dans le chemin beau et difficile, source de vraie joie, qui est l’éveil à la vérité et au pardon.

Bref, « seul l’amour donne la force de pardonner, c’est-à-dire d’accompagner l’autre sur la route de la souffrance transformante [8] ».

En fait, double est l’œuvre de vérité:

2’) Discerner l’être humain

Cf., dans l’autre sens, Nicolas Cage, dans 8 mm. : déshumaniser l’agresseur afin de mieux le détruire.

Pour Augustin, le pardon suppose qu’on voit l’humanité encore présente chez l’offensé. Il ajoute donc que refuser le pardon, c’est dénier la présence de cette humanité. Or, « si toi qui es un homme tu refuses toute humanité à un [autre] homme, alors Dieu te refusera la divinité, à savoir l’incorruptibilité de la vie immortelle par laquelle Il fait de nous des dieux [9] ».

Le pardon se fonde sur le fait que la « sacralité de l’humain […] trouve son sens dans la mémoire abrahamique des religions du Livre et dans une interprétation juive, mais surtout chrétienne, du ‘prochain’ ou du ‘semblable’ [10] ».

Voici ce qu’affirme Mère Marie de Saint-Augustin, prieure du couvent de Compiègne : « Dans notre pensée comme dans notre prière, ceux qui nous persécutent ne sauraient se distinguer des autres pauvres, ils ne s’en distinguent que par une pauvreté plus grande [11] ».

Dans un récit, Elie Wiesel fait parler un jeune homme qui doit tuer un homme un condamné, John Dawson. Celui-ci se met à expliquer qu’il a un fils. « Il ne faut pas que j’écoute son histoire, me dis-je. C’est mon ennemi ; l’ennemi n’a pas d’histoire [12] ».

Retrouver l’humanité, toute l’humanité d’autrui, à l’exemple de Jésus. La revue Prier a édité un texte éclairant de Mgr Decourtray, archevêque de Lyon, sur la démarche de réconciliation. La vie même de Jésus manifeste que le pardon s’enracine dans l’espérance sur l’autre :

 

« Jésus n’a pas dit : Celle-là qui cherche à toucher mon manteau n’est qu’une hystérique. Il l’écoute, lui parle et la guérit (cf. Lc 8, 43-48).

« Jésus n’a pas dit : Cet individu n’est qu’un hors-la-loi. Il dit : aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. (cf. Lc 23, 39-43)

« Jésus n’a pas dit : Ce Judas n’est qu’un traître. Il l’embrasse et il dit : Mon ami. (cf. Mt 26, 50)

« Jésus n’a pas dit : Ce fanfaron n’est qu’un renégat. Il dit : Pierre, m’aimes-tu ? (cf. Jn 21, 15-17)

« Jésus n’a jamais dit : Il n’y a rien de bon dans celui-ci, dans celui-là, dans ce milieu-ci et dans ce milieu-là. De nos jours, il n’aurait jamais dit : Ce n’est qu’un intégriste, qu’un moderniste, qu’un gauchiste, qu’un fasciste, qu’un mécréant, qu’un bigot… Pour lui, les autres, quels qu’ils soient, quels que soient leurs actes, leur statut, leur réputation, sont toujours aimés de Dieu ».

Bref, « en celui qu’il rencontre il voit toujours un extraordinaire possible ! un avenir tout neuf ! malgré le passé ! »

Exemple

Le général de Bollardière commandait un maquis dans les Ardennes en 1944. Les Allemands y firent des prisonniers qu’ils martyrisèrent au moment de les tuer. A leur tour, les maquisards firent deux prisonniers. On les conduisit jusqu’au général.

 

« Je leur fis demander par un interprète s’ils étaient au courant que le colonel commandant la Feld Kommandantur de Charleville venait de faire martyriser une centaine des nôtres. Leurs traits se décomposèrent. Leur peur était telle qu’on ne voyait même plus en eux des êtres humains. J’eus honte de me sentir responsable de cette dégradation. Je ressentis une crainte difficile à définir, avec quelque chose de sacré, et je découvris dans l’instant la stupéfiante puissance de leur rendre d’un coup un visage d’homme. Je sentis que je les aimais. Ils ressemblaient aux paysans de chez nous à qui on vient d’annoncer un affreux malheur. Je donnai l’ordre de leur dire qu’ils étaient des prisonniers de guerre et que, comme tels, ils seraient traités selon la convention de Genève [13] ».

 

Plus tard, il fut blessé et, pendant l’évacuation du camp, les deux prisonniers demandèrent à porter son brancard.

Il est intéressant de constater que l’auteur de ces lignes parle d’abord en terme de ressenti et non pas de normes éthiques. La suite des sentiments exprimés par l’écrivain est révélatrice des différents sentiments qui l’habitent : honte, crainte, joie, amour. Et, au début, on imagine : colère, voire haine.

3’) Discerner la faute et seulement la faute, sans exagérer

c) L’acte de liberté

Différence entre le sentiment et la volonté.

Pardonner est un acte libre. Seul pardonne celui qui l’a décidé. Le pardon n’est jamais automatique. est un acte de la liberté. Le pardon n’est donc pas un oubli ou un déni, mais une décision : ne plus revenir sur le passé. Le pardon crée une différence dans le temps : il y a désormais un avant et un après pardon.

Selon Heidegger, il y a deux manières de sortir de la vengeance, du ressentiment : l’éternel retour du même et le pardon des péchés. Or, toujours selon Heidegger, Nietzsche a consciemment choisi la première voie [14].

Emmanuel Levinas note que le pardon n’est pas l’innocence, car la réconciliation intègre la rupture, donc le mystère du temps et implique un surplus de bonheur, de joie [15].

Réponse d’une petite fille à Mgr Guy Thomazeau qui lui demande ce qu’est le pardon : « Le pardon, c’est quand papa dit : c’est fini [16] ».

Quelle espérance que ce pardon qui s’identifie à un oubli total : « Tu as jeté derrière toi, tous mes péchés ». (Is 38,17. Trad. liturgique)

Image

Deux amis marchent dans un désert. Un moment, ils se disputent et l’un d’eux gifle l’autre. Ce dernier, endolori, ne dit rien, mais il écrit dans le sable : « Aujourd’hui, mon meilleur ami m’a donné une gifle ». Ils continuent à marcher, trouvent une oasis. Ils décident de se baigner. Celui qui a été giflé manque de se noyer et son ami le sauve. Une fois revenu sur la berge, il grave sur une pierre : « Aujourd’hui mon meilleur ami m’a sauvé la vie ».

L’homme qui avait donné la gifle et sauvé la vie de son ami lui demande : « Pourquoi as-tu écrit ces deux phrases, la première sur le sable et la seconde sur la pierre ? » Son ami lui répond : « Ce qui est écrit sur le sable s’efface ; ce qui est écrit dans la pierre demeure. Ce qui me blesse, s’efface par le pardon ; ce que l’autre fait de bien, je le grave dans ma mémoire ».

Apprends à écrire tes blessures dans le sable et tes joies dans la pierre. Ainsi commence l’action de grâces.

Mais, on le voit, la différence entre le sable et la pierre dépend de la décision de ma liberté. La rancœur transforme le sable en pierre et vice versa.

d) L’acte d’amour

1’) La place du sentiment : par surcroît

Aujourd’hui, l’on réduit l’amour au sentiment. Cette opinion contient une part de vérité à sauver.

Dans le pardon, le sentiment ne peut être que postérieur, conséquent.

2’) L’amour comme don et par-don

Le père Christian-Marie de Chergé, prieur du monastère de Notre-Dame de l’Atlas, a rédigé une lettre, entre le 1er décembre 1993 à Alger et le 1er janvier 1994 à Tibhirine, deux ans avant son décès violent, avec six autres moines, par le gia. Il a remis cette lettre intitulée « Quand un à-Dieu s’envisage… » à sa famille et ses proches qui ont estimé que la portée de ce texte dépassait le cadre familial et trouvé opportun qu’il soit publié :

 

« S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était donnée […] à Dieu et à ce pays. […] J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint [17] ».

e) L’acte de parole

Le pardon est un acte de parole : « Le silence de nos pères représente soit une tentation de céder à la rage soit une occasion de parler. Le choix est nôtre [18] ».

Certains refusent de parler, de dire pardon : « Mes infirmières le savent bien, dit une infirmière-chef, quand je ne suis pas d’accord, je le dis ; quand je suis d’accord, je ne dis rien ». La parole suppose une vulnérabilité, voire une humilité. Ouvrir ses lèvres, c’est ouvrir son cœur.

1’) Affadissement du mot

« Pardon » signifie aujourd’hui « Je m’excuse ». De plus, le terme pardon, comme nombre de mots du langage courant et notamment les termes de politesse, a beaucoup perdu de sa force, ainsi que le remarque Paul Ricœur qui ajoute : « Cette érosion de sens est à rapprocher de celle de merci, qui à l’origine signifiait pitié. Demander merci, c’était demander grâce [19] ».

2’) Les deux types de parole. Illustration cinéma : Est-Ouest

Il y a des gestes qui valent des paroles. Ainsi dans le film de Régis Warnier qui va suivre.

Est-Ouest, drame française de Régis Warnier (2000)

a’) Histoire

En juin 1946, Staline offre l’amnistie aux Russes émigrés à l’Ouest. Parmi ceux qui répondent à cette propagande, se trouvent le Docteur Alexei Golovine (Oleg Menchikov), sa femme Marie (Sandrine Bonnaire), une française qui abandonne tout pour suivre son mari sur sa terre natale, et leur fils Serioja (7 ans : Ruben Tapiero ; 14 ans : Erwan Baynaud). Dès leur arrivée a Odessa, beaucoup de leurs compagnons sont exécutés ou déportés, car ils sont considérés comme traîtres à la mère patrie. Alexei et sa famille ont leur vie sauve parce que les autorités comprennent le parti qu’elles peuvent tirer de ce jeune médecin. Les Golovine tentent de s’adapter ou plutôt de survivre en essayant de se faire remarquer le moins possible. Mais Marie finit par ne plus supporter la misère, la promiscuité, la surveillance permanente. Elle se met à guetter les occasions pour revenir en France. Profitant d’une tournée du TNP à Kiev, elle tente de voir la grande actrice Gabrielle Develay (Catherine Deneuve), connue aussi pour son engagement politique. En même temps, Marie rencontre un jeune Sacha (Sergueï Bodrov Jr.), champion en natation, prêt à tous les risques pour passer de l’autre côté, à l’Ouest. De son côté, Alexei fait connaissance d’Olga (Tatiana Doguileva). Leur couple résistera-t-il à l’épreuve ?

De fait, Est-Ouest nous propose, sans nul didactisme, les éléments composant et fondant un couple dans la durée. Egrenons-les, sans prétendre à l’exhaustivité ni nous cacher que cette présentation, abstraite et synchronique, contraste avec l’épaisseur chaleureuse et douloureuse de la vie.

b’) Scène du pardon

La forme suprême du don de soi est ce mot qui, jusque dans son étymologie, exprime le don par excellent (« par-don » signifie « don parfait »). Nous avons déjà évoqué la dimension affective de la scène de la réconciliation. Il demeure son cœur… qui est le cœur, au sens biblique du terme : la décision de pardonner. Pour cela, il faudrait éviter à mon sens deux erreurs d’interprétation.

D’une part, si Marie pardonne, ce n’est pas par culpabilité ou par réparation. Certes, elle-même a fauté avec Sacha, mais ce n’est pas la raison profonde de son retour vers Alexeïev. Elle revient par amour. Une scène nous le garantit.

D’autre part, on pourrait s’inquiéter de ce que la belle scène de la réconciliation ne s’accompagne pas d’un aveu explicite symétrique de sa faute de la part de Marie, et d’un pardon en bonne et due forme, avec accusé de réception, mutuel. D’abord, il y a des sentiments et des gestes qui disent plus que des mots. Or, nous avons d’un côté, le visage en pleurs de Marie, de l’autre, Alexeïev – dans un effacement très beau qui, à la caméra, comme en vérité, laisse toute sa place à sa femme, il enfouit son visage dans le creux de son épaule et esquisse un merveilleux sourire –, enfin, le geste d’embrassade qui les réunit.

Ensuite, la scène n’est pas sans parole. Au contraire. Elle les emprunte à ce grand classique de l’amour romantique qu’est Madame Bovary, un amour qui a connu l’adultère, mais dont le passage lu dit la communion béatifiante : le génie de la littérature est de permettre au plus universel de rejoindre le plus singulier et d’en exprimer le cœur ; ce faisant, en communiant à la culture de son épouse, Alexeïev manifeste son plein retour vers elle, effaçant le pénible souvenir de leur enfant pris en otage entre un père exigeant qu’il parle russe à la maison et sa mère le français.

f) L’acte de la grâce

1’) Le pardon chez les Grecs

Plus généralement, la pratique du pardon ne se rencontre pas véritablement chez les Grecs. « En somme, remarque Danièle Aubriot, s’il fallait s’acheminer vers une conclusion, on pourrait dire que les Grecs ont bien connu la compassion, la pitié, l’indulgence, la clémence, l’équité qui prend en compte les circonstances atténuantes. […] Mais le pardon, où qu’on le traque, semble échapper. […] Oscillant entre la condescendance pour le mal involontaire, et la répugnance à concevoir le mal comme fruit d’une volonté délibérée, la pensée grecque ne semble pas avoir rempli les conditions requises pour être disposée à exalter les vertus du pardon [20] ».

Un exemple parmi beaucoup : « Patience, mon cœur [21]! » Telle est l’exclamation d’Ulysse, face au sentiment d’injustice qui s’étale dans son palais, avant qu’il ne se venge des courtisans. Lisons le contexte : il voit ses servantes et les prétendants allant à leurs amours. « Son cœur en sa poitrine en était soulevé […]. Tout son cœur aboyait ; la chienne, autour de ses petits chiens qui flageolent, aboie aux inconnus et s’apprête au combat ; ainsi jappait son âme, indignée de ces crimes ; mais, frappant sa poitrine, il gourmandait son cœur : ‘Patience, mon cœur ! c’est chiennerie bien pire qu’il fallut supporter le jour que le Cyclope, en fureur, dévorait mes braves compagnons ! ton audace avisée me tira de cet antre où je pensais mourir !’ »

Commentaire : « C’est ainsi qu’il parlait, s’adressant à son cœur ; son âme résistait, ancrée dans l’endurance, pendant qu’il se roulait d’un côté, puis de l’autre ; comme on voit un héros, sur un grand feu qui flambe, tourner de-ci de-là une panse bourrée de graisses et de sang ; il voudrait tant la voir cuite tout aussitôt ; ainsi, il se roulait, méditant les moyens d’attaquer, à lui seul, cette foule éhontée ».

C’est alors que la déesse Athéna vient apaiser son âme en tourment et lui donne un sommeil réparateur. En synchronie, la « divine » Pénélope connaît le même apaisement.

Il est remarquable qu’Ulysse se vive double et se sermonne. Il est aussi passionnant, pour nous, que le sommet de la vertu d’Ulysse soit dans cette patience et non dans le pardon.

En regard, Aristote affirmait, citant Agathon : « Cette seule chose est refusée à Dieu lui-même : faire que n’ait pas été ce qui a été fait [22] ». Ici se lit toute la différence entre le Dieu grec et le Dieu chrétien.

2’) Le pardon chez les Juifs d’après la shoah

Je ne parle pas ici de la révélation biblique vétéro-testamentaire qui atteste ô combien l’existence du pardon de Dieu et des hommes, habités par Dieu. Celui-ci ne s’appelle-t-il pas le « Dieu des pardons » (Ne 9, 17) et « des miséricordes » (Dn 9, 9) ?

Limitons-nous à la réponse donnée par Jankélévitch. Pour simplifier, celui-ci distingue trois sortes d’injure et donc trois espèces de réponse : il y a ce qui est excusable, qui appelle l’excuse ; il y a l’inexcusable qui est, de par sa nature, pardonnable ; il y a enfin l’impardonnable. De prime abord, Vladimir Jankélévitch, est un des penseurs qui va le plus loin dans le sens du pardon, du pardon infini et inconditionnel. En effet, pour lui, l’amour de tout homme est un impératif qui ne supporte pas d’exception. Les démonstrations sont belles, convaincantes. Il flaire, infailliblement, tous les pièges qui détournent de la véritable réconciliation. Il sait bien que le pardon n’ignore pas le mal et ne l’annule pas. Celui qui pardonne ne comprend toujours pas la liberté méchante, et c’est pour cela qu’il pardonne : « Quand le méchant est irréductiblement méchant, il n’a plus en effet qu’à implorer notre amour [23] ». En trois parties, successivement, il dénonce l’usure, l’indifférence et l’excuse (« comprendre c’est pardonner ») ou le débarras, pour arriver au vrai pardon, le « pardon fou ». Mais celui-ci vient butter contre l’impardonnable, le sans rémission. Ou plutôt, Jankélévitch aboutit à une espèce d’antinomie au sens kantien du terme, un indécidable. Le débat du pardon et de l’impardonnable est sans fin. En effet, l’impératif d’amour est inconditionnel ; inversement, l’obligation de nier la force destructrice du mal et de la mettre hors d’état de nuire est tout aussi inconditionnelle ; or, il y a des hommes véritablement méchants et qui sont inexcusables : on ne peut réduire le mal au malheur ; la malveillance existe. Pour quelle solution adopter ? Pardonner le crime contre l’humanité, c’est l’oublier ou en tout cas lui permettre de proliférer. D’où l’alternative de deux solutions boiteuses : « ou bien nous choisirons de pardonner au misérable, quitte à instaurer pour mille ans le règne des bourreaux ; ou bien, pour que l’avenir soit sauvé et que les valeurs essentielles survivent, nous acceptons de préférer la violence et la force sans amour à un amour sans force [24] ».

3’) Le pardon chez l’athée

Confirmation nous est donnée de manière inattendue par la lucidité glacée des héros de Kundera. Elle trouve dans le pardon une occasion privilégiée de déployer toute sa désespérance, d’autant plus infernale qu’elle opère sur fond d’un exposé théologiquement impeccable :

« D’eux-mêmes, en effet, les sens ne savent pas pardonner, ce n’est même pas en leur pouvoir. Ils sont impuissants à rendre nul le péché qui a été commis. Cela dépasse les seules forces de l’homme. Faire qu’un péché ne compte pas, l’effacer, le gommer du temps, autrement dit transmuter quelque chose en néant, c’est un acte impénétrable et surnaturel. Dieu seul, parce qu’il échappe aux lois de ce bas monde, parce qu’il est libre, parce qu’il sait créer des miracles, peut laver les péchés, peut les transmuter en néant, peut les absoudre. L’homme n’a puissance d’absoudre l’homme qu’en prenant appui sur l’absolution divine.

« Or, comme vous, Ludvik, ne croyez pas en Dieu, vous ne savez pas pardonner. Vous êtes obsédé par cette réunion plénière où des mains unanimes se levèrent contre vous, approuvant la ruine de votre vie. Vous ne leur avez jamais pardonné cela. Et pas seulement à chacun d’eux. Ils étaient là une centaine, soit un nombre susceptible de représenter une sorte de micro-modèle d’humanité. Vous n’avez jamais pardonné au genre humain. Depuis lors, vous lui avez retiré votre confiance et lui prodiguez votre haine. Même si je puis vous comprendre, cela ne change rien au fait qu’une pareille haine vouée aux hommes est terrifiante et pécheresse. Elle est devenue votre malédiction. Car vivre dans un monde où nul n’est pardonné, où la rédemption est refusée, c’est comme vivre en enfer. Vous vivez en enfer, Ludvik, et vous me faites pitié [25] ».

Et plus loin : « Je ne suis pas ingrat Ludvik, je sais ce que vous avez fait pour moi comme pour tant d’autres que le régime actuel a brisés. Grâce à vos relations, qui datent de l’avant-Février, avec des communistes considérables, fort aussi de votre situation d’à présent, vous ne ménagez guère les démarches, vous intervenez, vous accourez à l’aide. Vous m’en voyez votre ami. Mais, que je vous le dise pour la dernière fois : regardez au fond de votre âme ! Le motif profond de vos bontés n’est pas l’amour, c’est la haine ! La haine pour ceux qui vous ont nui autrefois, en levant leur main dans la grande salle ! Ignorant Dieu, votre âme ignore le pardon. Vous désirez la revanche. Vous identifiez ceux qui vous ont fait du mal jadis à ceux qui font le mal aux autres aujourd’hui, et vous vous vengez. Oui, vous vous vengez ! Vous êtes plein de haine, même si vous aidez les gens ! Je le sens. Je le sens dans chacun de vos mots. Mais que produit la haine, sinon la haine en revanche et une chaîne de revanches ? Vous vivez en enfer, Ludvik, je vous le répète, en enfer, et j’ai pitié de vous [26] ».

Au fond, le livre est une méditation sur le pardon et la réparation : « Oui, j’y voyais clair soudain : la plupart des gens s’adonnent au mirage d’une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L’une est aussi fausse que l’autre. La vérité se situe juste à l’opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l’oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés [27] ».

Jacques Derrida parle de la « folie du pardon [28] ». Même Proust parle de « ces paysages qu’on découvre seulement des sommets, des hauteurs du pardon [29] ». Et ce pressentiment du pardon n’empêche pas le travail de compréhension, comme le montre le passage sur l’antisémitisme et l’affaire Dreyfus [30].

4’) La nouveauté chrétienne du pardon
a’) Un témoignage

Zenit : Comment peut-on mettre en pratique le pardon dans la vie de tous les jours ?

Dr. Enright : « Rappelons tout d’abord que le pardon vient de Dieu et que nous ne pouvons pas par conséquent voir dans le pardon une technique psychologique supplémentaire. Pardonner signifie entrer dans le mystère de la Croix du Christ. Il s’agit certes d’un enseignement difficile mais qui vaut la peine d’être compris. Même si les gens pardonnent sans l’intention consciente ou délibérée d’obéir à Dieu, il se peut qu’ils s’ouvrent malgré tout à lui.

« Deuxièmement, les personnes qui pardonnent doivent savoir ce qu’est le pardon et ce qu’il n’est pas. Pardonner, c’est offrir un amour inconditionnel à la personne qui a offensé. Ce n’est pas un acte de faiblesse. Lorsqu’une personne pardonne, elle peut et doit rechercher la justice. Si on abîme votre voiture, vous pouvez pardonner en présentant la facture du garagiste au responsable. Troisièmement, le pardon est intimement lié à la grâce de Dieu. Prier, recevoir les sacrements et attendre l’action de Dieu dans le cœur humain font donc partie du pardon.

« A ceux qui se placent en dehors de ces voies de la grâce, je dis généralement qu’il nous est impossible de comprendre totalement comment Dieu agit. Tout cela est encore très surprenant pour moi, même après avoir étudié le pardon pendant 20 ans. J’ai vu des athées déclarés et des chrétiens fervents pardonner avec de bons résultats. L’essentiel est donc d’être ouvert au mystère du pardon indépendamment de ses origines [31] »

b’) La raison fondamentale : le pardon recréateur

Le pardon requiert l’œuvre de la grâce, explique Jean-Marie Lustiger [32] : « Avons-nous le pouvoir, nous qui sommes vivants – encore vivants – de faire que ce qui a été ne soit plus, n’ait pas été ? Le pardon humain n’est au mieux qu’une amnistie. Il consiste finalement en une forme d’oubli. Et oubli veut dire mépris, car il laisse à celui qui a péché contre Dieu et contre les hommes le poids de sa faute, dans sa solitude. Mais en oubliant le bourreau, on oublie aussi la victime, surtout si elle est morte ». Il y a une autre raison : « le pardon véritable ne peut rien être d’autre qu’une résurrection des morts. Et Dieu seul ressuscite les morts ».

Non seulement le pardon est nouveau, mais il est renouvellement allant au plus intime. Le pardon est une œuvre de recréation, car seul Dieu peut effacer le « toujours » de l’offense et de sa blessure, seul il peut faire tout revenir « à zéro ». C’est ce que dit le psaume 51 qui, traditionnellement attribué à David, est en réalité daté de la première moitié du ve siècle à David, parce qu’il fait des emprunts littéraires à différents prophètes (Jérémie, Ezéchiel, Isaïe) et référence à la reconstruction des murs de Jérusalem (v. 20 s) qui date du milieu Vème siècle [33]. Cependant, l’auteur du psaume a connu le récit de l’adultère de David avec Bethsabée, le meurtre d’Urie et l’aveu par David de sa faute, à la suite de la prophétie de Nathan. Or, le repentir se traduit par cette belle prière au Seigneur : « Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu, renouvelle […] mon esprit ». (v. 12) En lointain écho, nous entendons la parole de Monseigneur Bienvenu à Jean Valjean : « Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète, je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition et je la donne à Dieu’ [34]. »

Or, seul Dieu donne l’être, seul Dieu peut créer. Donc, de même, seul Dieu peut être à l’origine de la re-création, du don qu’est le pardon.

c’) Conséquence : le pardon est incompréhensible

Un signe de la radicale nouveauté du pardon est le décalage qu’il introduit entre l’offensé pardonnant et son entourage encore muré dans sa logique de haine. Ce décalage peut aller jusqu’à l’accusation et l’exclusion.

Suzie Jeager, 7 ans, a été kidnappée par David Huckert, torturée et violée pendant une semaine, avant d’être étranglée dans un cabanon en pleine forêt. David qui perpétrait son quatrième crime d’enfant, s’est pendu dans sa prison deux jours après son arrestation.

A la suite de cette tragédie, la mère de Suzie, Elénore Huckert, et la mère de David, Marieta Jeager, sont devenues amies. Car Marieta a pardonné ; elle a même voulu éviter la peine de mort à David. Mais elle a cher payé son pardon. Elle explique : « Mon mari est mort d’un ulcère huit ans après la disparition de Suzie. Il n’a pas su pardonner. Surtout, les deux enfants qu’il me reste refusent de me voir. Ils n’acceptent pas ma démarche. Moi, je sais que mon attitude est la meilleure façon d’honorer la mémoire de ma petite fille. J’ai donné Suzie à Dieu, j’espère qu’il saura me rendre ceux qui sont encore en vie [35]… »

Mais, là encore, la haine est au rendez-vous. Comme le dit Sue Norton : « Beaucoup de gens n’acceptent pas que j’aie pu pardonner. Ma sœur ne me parle presque plus, j’ai perdu des amis et certaines de mes connaissances changent de trottoir lorsqu’elles me croisent. On me prend pour une demeurée, on dit que je n’ai pas de cœur. Mais je sais que mes parents seraient fiers de ce que leur mort a pu me procurer. On ne peut vivre son existence accroché à la haine et au désir de revanche si l’on veut vivre en paix avec soi-même et ceux qui nous entourent ».

d’) La fécondité du pardon

Si le pardon offert suppose toujours la grâce d’un pardon reçu, la conséquence nécessaire en est que tout pardon offert par l’offensé doit suscité le désir d’un pardon chez l’offenseur. Les conséquences en aval doivent valider le principe en amont. Or, tel est le témoignage des faits.

Lorsqu’Abba Gayle lui écrit, l’assassin répond quelques jours plus tard. Il désire la rencontrer. Douglas s’approche d’elle, fond en larmes, l’étreint : « Je me suis aperçue que mon pardon l’avait lui aussi métamorphosé. Il m’a dit : «Je suis prêt à donner tout de suite ma vie si cela peut te soulager de ce que j’ai pu faire à ta fille.»

Il faut prêter une extrême attention à ce phénomène. Il dépasse de loin ce que Mauss a pu analyser en termes de contre-don. La générosité appelle la générosité. On ne peut s’empêcher d’entendre la parole de l’Evangile : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ». Et d’ailleurs, le mouvement continue, car dès lors, Abba Gayle veut sauver cet homme de la peine de mort.

Si le pardon donné par la victime appelle le pardon donné par le bourreau, cela signifie donc que la victime est elle-même bénéficiaire d’un don qui la précède. La réceptivité signifie que l’homme n’est pas un pur construit. Il est précédé d’une tâche aveugle. Le vécu du pardon est une réfutation en acte du processus d’autofondation qui a pu dévoyer le projet de la modernité. Voilà qui réintroduit la problématique de nature humaine, mais réinterprétée en termes dynamiques et historiques.

g) Le surcroît affectif

On en a déjà parlé plus haut à propos de la paix et de la joie.

Le pardon ne nie pas le ressentiment mais le tourne en amour : « Si nous devons pardonner, notre ressentiment doit être dépassé, non pas en niant notre droit à ce ressentiment, mais en cherchant à nous tourner vers l’offenseur avec compassion, bienveillance et amour, bien que nous reconnaissions que celui-ci a volontairement perdu son droit à ceux-ci [36] ».

1’) Un premier signe : la paix intérieure

Malheureusement, il nous manque une phénoménologie des sentiments comme la paix, la joie, la jubilation. Pour moi, la paix est signe d’unité intérieure. Or, tout pardon humain est source de paix. Voici ce que dit Emmanuel de La Taille : « La différence entre le pardon humain et le pardon divin, c’est que dans le pardon humain, on garde toujours une dent contre celui à qui on pardonne ; la personne pardonnée, on l’a toujours un peu sur l’estomac, le ressentiment est toujours prêt à reprendre. Comme c’est dur d’éviter le ressentiment avec ses proches ! Dieu, lui, pardonne en nous aimant totalement. C’est la parabole de l’enfant prodigue où l’anti-amour est transformé en amour [37] ».

En regard, la vengeance procure une paix toute relative, un calme qui menace toujours de se convertir en haine. Dès que l’objet du ressentiment réapparaît, intérieurement ou extérieurement, la haine s’enflamme, déchirant le cœur. Combien d’histoires de vengeance ont montré son caractère illusoire.

2’) Un achèvement

Les personnages christiques de Dostoïevski comme le prince Muichkine, Aliocha, Sonia ne nourrissent aucune rancune : « Aliocha ignorait la rancune : une heure après avoir été offensé, il répondait à l’offenseur qui lui adressait lui-même la parole, d’un air confiant et tranquille, comme s’il ne s’était rien passé entre eux. Loin de paraître avoir oublié l’offense, ou résolu à la pardonner, il ne se considérait pas comme offensé et cela lui gagnait le cœur des enfants [38] ».

Jusqu’au bonheur : « Heureux êtes-vous, qui avez pardonné ! », s’écrie Paul VI à des pèlerins français venus d’un canton du Nord atrocement éprouvé en 1944 : « Heureux êtes-vous, vous qui avez changé la haine en amour, la vengeance en amitié et la guerre en paix ! On reconnaît là un christianisme vrai, où la rédemption vainc le péché [39] ».

3’) L’expérience d’une discontinuité

Toute personne qui a pardonné une offense grave décrit sa vie sous le signe d’une déchirure. Le pardon introduit une profonde nouveauté. Catherine, la fille d’Abba Gayle a été assassinée de onze coups de poignard par Douglas Micky qui est maintenant condamné à mort. Mais il est aussi devenu le meilleur ami d’Abba Gayle, lorsque celle-ci, après un long chemin de croix, a réussi à lui pardonner. Ecoutons Abba : « Je portais ma haine comme une arme destructrice. Non seulement je me mutilais moi-même un peu plus tous les jours mais je la déversais aussi sur les autres. Ceux que je croisais devenaient alors de nouvelles victimes du meurtrier ». Et pourtant, elle demeure habitée par le désir d’être délestée de son fardeau. Sinon, elle ne pourrait jamais pardonner. La meilleure preuve, c’est qu’elle entend un jour un homme expliquer comment il avait pardonné aux Allemands qui avaient exterminé toute sa famille d’origine juive. Alors, en pleine nuit, elle se réveille et écrit au meurtrier pour lui pardonner. L’effet est étonnant, immédiat. « Je peux encore ressentir la sensation que j’ai vécue au moment même où j’ai posté cette lettre : comme si le gigantesque étau qui m’avait étouffée à hurler pendant tant d’années s’était subitement desserré. Je me suis sentie libérée d’un fardeau immense. C’était un acte de purification, une renaissance ».

4’) Un second signe : la joie

Il n’y a qu’un signe que le pardon est profondément donné : c’est non seulement la sortie de la haine vengeresse, mais aussi de sa forme glacée, l’indifférence.

Simon : « Nous sommes mariés depuis deux ans et demi et nous repartons de cette retraite comme au premier jour de notre sacrement de mariage, totalement neufs l’un par rapport à l’autre. Nous avions vécu avant et même après notre mariage, sexuellement, des situations très dures. En priant, la Sainte Vierge nous a projetés dans les bras l’un de l’autre en » nous « avouant tout ce que nous avions fait seul, et même ensemble. Quand j’ai réussi à dire tout cela, Micheline a dit : «Moi aussi je te demande pardon». Nous avons décidé d’aller recevoir le sacrement de la réconciliation, bien que ce soit très dur pour Micheline. Nous partons totalement renouvelés dans la pureté et nous vivrons désormais notre sexualité comme nous le demandent notre Père du ciel et la Sainte Église ».

Micheline : « Le jour où nous nous sommes pardonnés et avons été délivrés de notre péché, le bébé que j’attends n’a jamais autant bougé [40]! »

Pascal Ide

[1] « A man will search his heart and soul, / Go searchin’ way out there / His peace of mind he knows he’ll find, / But where, O Lord, oh where ? / Ride away, ride away, ride away ».

[2] « What makes a man to wander ? / What makes a man to roam ? / What makes a man leave bed and board / And turn his back on home ? / Ride away, ride away, ride away ».

[3] P. 46-47.

[4] Pascal Ide, Est-il possible de pardonner ?, Paris, Saint-Paul, 1994, p. 90-95.

[5] Vladimir Jankélévitch, Le pardon. Les grands problèmes moraux, II, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 77.

[6] Bruno Frappat, « Pas de pardon sans mémoire », Editorial, in La Croix l’événement, jeudi 27 avril 1995, p. 1.

[7] Joseph Ratzinger, Regarder le Christ. Exercices de foi, d’espérance et d’amour, trad. Bruno Guillaume, Paris, Fayard, 1992, p. 108-109.

[8] Joseph Ratzinger, Regarder le Christ. Exercices de foi, d’espérance et d’amour, trad. Bruno Guillaume, Paris, Fayard, 1992, p. 108-112.

[9] Sermon 259, 3, cité par Jean Laffitte, « Pardon des offenses et amour des ennemis dans les Sermones de saint Augustin », Anthropotes. Rivista di studi sulla persona et la famiglia, XVI/1 (2000), p. 69-103, ici p. 97.

[10] Jacques Derrida, Foi et savoir, suivi de Le siècle du pardon, coll. « Points-Essais », Paris, Le Seuil, 2002, p. 106 et 111.

[11] Georges Bernanos, Dialogue des carmélites, IV, 1, Œuvres romanesques, suivies de Dialogue des carmélites, notes par Michel Estève, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1961, p. 1652. Cf. tout le discours.

[12] Elie Wiesel, L’aube, Paris, Seuil, 1960, p. 121.

[13] Jacques de Bollardière, Bataille d’Alger, bataille d’hommes, Paris, DDB, 1972, p. 54.

[14] Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. Aloys Becker et Gérard Granel, coll. « Quadrige », Paris, PUF, 1992, p. 79-80.

[15] Totalité et Infini, 1974, p. 259 et 261.

[16] Guy Thomazeau, Bonne nouvelle du mariage, coll. « Epiphanie », Paris, Le Cerf, 21984, p. 20.

[17] Père Christian-Marie de Chergé, « Quand un à-Dieu s’envisage… », La Croix L’événement, 29 mai 1994, publié par La documentation catholique, 1994, p. 588. Souligné dans le texte.

[18] Stephen A. Shapiro, Manhood. A New Definition, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1984, p. 96.

[19] « Le pardon est-il possible ? », La Vie n° 2588, du 6 au 12 avril 1995, p. 52 à 63, ici p. 56.

[20] Danièle Aubriot, « Quelques réflexions sur le pardon en Grèce ancienne », Michel Perrin (éd.), Le pardon, Actes du colloque organisé par le Centre Histoire des Idées Université de Picardie, coll. « Le point théologique », n° 45, Paris, Beauchesne, 1987, p. 11 à 27 ; ici, p. 25 à 27.

[21] Homère, Odyssée, chant XX, v. 20, trad. Victor Bérard, in Iliade et Odyssée, coll. « Bibliothèque de la Pléïade », Paris, Gallimard, 1955, p. 819.

[22] Aristote, Éthique à Nicomaque, L. VI, ch. 2, 1139 b 10-11.

[23] Vladimir Jankélévitch, Le pardon, p. 208.

[24] Ibid., p. 211.

[25] Milan Kundera, La plaisanterie, trad., « Folio » n° 638, Paris, Gallimard, 1987, p. 343 et 344. C’est moi qui souligne.

[26] Ibid., p. 355.

[27] Ibid., p. 422.

[28] Jacques Derrida, Foi et savoir, suivi de Le siècle du pardon, coll. « Points-Essais », Paris, Seuil, 2000, p. 114, p. 119-120.

[29] Marcel Proust, Les plaisirs et les jours, coll. « L’imaginaire », Paris, Gallimard, 1984, p. 211.

[30] Marcel Proust, Jean Santeuil, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1971, p. 651.

[31] Dr. Robert Enright, Interview sur Zenit, dimanche 18 septembre 2005.

[32] Allocution de Mgr. Jean-Marie Lustiger, à radio Cologne, le 29 août 1982, extraits cités dans le numéro spécial Carême de Il est vivant, Supplément au n° 121, février 1996, p. 8.

[33] Cf. H. Haag, « Gegen dich allein habe ich gesündigt. Eine Exegese von Ps 51,6 », Theologische Quartalschrift, 155 (1975) n° 1, p. 49-50.

[34] Victor Hugo, Les Misérables (1862), P. I, L. II, ch. 12.

[35] Olivier Pighetti, « Elles ont pardonné aux assassins », in VSD, n° 1001, du 31 octobre au 6 novembre 1996, p. 23-28, ici p. 26.

[36] J. North, « Wrongdoing and Forgiveness », p. 502.

[37] Ils parlent de Dieu, Entretiens avec Bertrand Révillion, Paris, DDB, Le Jour du Seigneur, 1993, p. 14 et 15.

[38] Les frères Karamazov, trad., coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1952, p. 18.

[39] Allocution aux pélerins d’Ascq, in La Croix l’Evénement, 7 avril 1964.

[40] Témoignage recueilli par Jacques Marin, Aimer, c’est pardonner. L’Appel au mariage solide, mystique et réaliste, Nouan-le-Fuzelier, Editions du Lion de Juda, 1990, p. 225.

13.1.2025
 

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