Le pardon. Une démarche 5/10

C) La nature du pardon

1) Le cœur du pardon ou le pardon du cœur

Une parole de l’Écriture me paraît essentielle : « Pardonne du fond du cœur » (Mt 18,35). « C’est ainsi que mon Père vous traitera si vous ne pardonnez pas du fond du cœur » (Mt 18,35). Le Christ ne retient comme vrai pardon qu’un pardon qui emplit le cœur, qui surgit du centre même de notre cœur. Il y a là une indication précieuse.

Le pardon est un acte. Mais il est peut-être plus précis encore de le définir comme un changement, un changement du cœur. Comprenons-le par contraste

a) Exposé par contraste

Les deux solutions erronées :

Le non au pardon ou le cœur rempli de violence.

Le faux-oui au pardon ou le cœur divisé, clivé. Précisément, le cœur se sépare en deux zones (le plus souvent pour ne pas souffrir) : la première, voulue, qui est celle du pardon ; la seconde, refoulée, qui est celle de la violence accumulée.

b) Exposé en positif

Certes, le pardon est un acte ; mais le sens de cet acte est qu’il nous métamorphose.

Le pardon est un changement (Benoît XVI insiste beaucoup sur cet aspect). En effet, il est un devenir en plusieurs étapes. Après l’approche synchronique, l’approche diachronique.

1’) Premier moment : le préjudice ou la violence subie

Elle submerge le cœur et le transforme, mais de l’extérieur.

2’) Deuxième moment : la réaction spontanée du cœur
3’) Troisième moment : le choix
4’) Quatrième moment : la longue marche du pardon

a’) Premier pôle : la relation à soi, dans la passivité.

b’) Second pôle : la relation à Dieu, dans l’activité.

c) Conséquences

1’) Conséquence théorique

J’oserais émettre l’hypothèse suivante : le pardon est par essence eucharistique. L’Eucharistie n’est pas seulement un modèle

Le changement par excellence est la conversio eucharistique.

Attention. Il y a ici beaucoup plus qu’une analogie ; il y a une participation. En effet, l’Eucharistie ne se réduit pas à la transsubstantiation.

2’) Conséquence pratique

Vivre notre Eucharistie en prenant conscience de cette transformation ; puis en la demandant quand nous recevons celui qui n’est que douceur.

2) Ce que n’est pas le pardon

o) Illustration cinéma : Pour l’amour d’une femme

Cet extrait de film est une illustration très complète de ce que n’est pas le pardon, de ce qu’est le pardon et enfin des différentes espèces de pardon.

Drame américain de Luis Mandoki, 1994, scène 25 : 1 h. 59 mn. 58 sec. à 2 h. 07 mn. 00 sec.

o) Histoire

Alice (Meg Ryan) et Michael (Andy Garcia) ont, semble-t-il, tout pour être heureux en famille : ils s’aiment ; lui, pilote, a un bon travail ; ils ont deux petites filles adorables. Pourtant, le comportement étrange d’Alice étonne. Jusqu’au jour où, ivre morte, elle frappe sa petite fille aînée et sombre dans le coma. On découvre alors qu’elle est alcoolique. Elle part dans une clinique pour se faire désintoxiquer. Quand elle revient, les tensions avec son mari qui cherche à l’aider mais qu’elle rejette sont telles qu’ils finissent par se séparer, d’autant que son métier de pilote l’oblige à changer de ville de rattachement.

Nous arrivons ainsi à la scène finale qui va être analysée. Alice se présente devant son groupe d’AA, après 184 jours d’abstinence. Elle raconte, comme c’est de coutume, son témoignage.

Analysons cette scène. L’on trouve tous les éléments du pardon, dans une incroyable profusion. J’ai repris le texte anglais que le doublage français suit le plus souvent avec fidélité.

Afin de clarifier le propos, disons qu’il est ici traité principalement du pardon offert, gratuitement ; il ne sera traité que vers la fin du pardon demandé.

a) La nécessité du pardon
1’) Les conséquences

Alice décrit bien les conséquences du pardon qu’elle ne se donne pas :

– La destruction, la haine de soi (on y reviendra). Le mal que l’on commet nous détruit. Le mal que l’on subit aussi, et doublement : par lui-même et par le refus de pardonner.

– Une autre conséquence est la destruction du lien. La raison n’est pas seulement le départ de l’autre, blessé par l’injustice (ici, l’alcoolisme), mais, secrètement, aussi la complicité de celui qui commet le préjudice, car il est touché dans son estime de lui, donc ne se pense pas mériter la présence de l’autre, voire se punit en laissant partir l’autre et en faisant son propre malheur. « Je l’ai laissé partir, parce que je savais que, s’il voyait un jour réellement ce que j’étais à l’intérieur [what I was inside], il ne m’aimerait plus ».

2’) Mais, plus encore, la cause : la réalité du mal

Le pardon est nécessaire à partir du moment où il y un mal. Or, ici, il y a préjudice. Nous y reviendrons en traitant de la nature du pardon.

b) Les fausses solutions, les faux pardons
1’) L’accusation de l’autre

Alice a longuement accusé son mari. Et elle en donne la raison : « Il ne pouvait me sauver de cela ; aussi je l’ai retourné contre lui ».

2’) L’auto-accusation. La fausse culpabilité

En fait, précédant secrètement l’accusation d’autrui, on trouve l’auto-accusation. Ici, Alice commence par ce premier chausse-trappe. Elle décrit ce piège où elle est tombée : « C’est effrayant ce que vous pouvez vous haïr vous-même [hate myself] d’être petit et fragile [little and ] ». Michael est aussi tenté par ce dénigrement de soi : « J’ai très honte de cela ». Et ce sentiment, très coûteux, très excluant, a fait que, pendant des mois, il n’a rien dit à sa femme : « C’est pourquoi je l’ai laissée seule ».

Le critère principal est l’objectivité du mal. C’est ainsi que Michael avoue : « J’ai tout essayé, sauf l’écouter vraiment ».

3’) Le sauveteur

La réaction d’Alice a été radicale contre cette attitude de pitié : « Quand il a voulu m’aider, je lui ai dit que c’était lui qui me rendait petite et inutile [small and worthless] ».

c) L’objet du pardon

C’est le préjudice dont il a déjà été question. Alice est injuste contre trois types de personnes : contre ses filles ; contre son mari ; contre elle-même. Ces offenses pourraient encore se préciser. : les torts commis sont physiques (elle a battu sa petite fille) et, pire encore, car elle en ignore la portée, psychologiques (« Et toute ma vie, je ne saurais jamais ce que je lui ai fait »).

Voilà pourquoi, ayant pris conscience de l’objectivité du mal, elle dit : « Et je sais que je dois me pardonner [forgive myself] d’avoir fait cela. Et je dois me pardonner [forgive myself] pour ce que j’ai fait à mon mari ».

d) L’acte de pardon
1’) Acte de liberté

Alice reconnaît le préjudice, sans chercher à s’excuser. Michaël de même. Ils évitent ainsi les pièges de la fuite, de la déresponsabilisation. A Michael qui avoue sa tentation de Saint-Bernard : « Quand je pense à tout ce qu’elle a dû traverser, sans que je puisse l’aider », Alice répond avec grande vérité, dans la délicatesse (« peut-être ») : « Mais peut-être n’était-ce pas votre rôle ». Ce que Michael confirme : « The hell it was’nt », « c’est sûr ».

2’) Acte de toute la personne, sensibilité et volonté

Le pardon est un acte de la volonté, une décision : l’on voit le bien.

Mais, de plus, il engage tout l’être. Quand Alice (extraordinaire Meg Ryan) parle, elle pleure. Le regret est plus que le remords. Il s’accompagne d’une tristesse du mal commis.

D’ailleurs, cet engagement de tout l’être, corps et âme, vaut aussi du côté de la demande de pardon : « Tu m’as fait pleuré », dit Michael.

3’) Acte d’espérance

Après la reconnaissance de la faute, ce qui regarde le passé, l’on ne peut pardonner que si un avenir s’ouvre, autrement dit si l’on a quelque espérance dans la relation. Voilà pourquoi Alice termine son témoignage sur cet acte d’espérance : « Je ne sais pas si j’aurais une seconde chance, mais je dois croire que je mérite cette chance [that I deserve one] ». Et elle ajoute la raison : « Parce qu’on la mérite tous ». Si le mérite est universel, c’est donc qu’il est fondé sur la commune humanité : c’est au nom de la bonté et de la dignité de notre nature, jamais entamée, que nous pouvons demander à l’autre qu’il nous pardonne. Autrement dit, le pardon

On doit toutefois sauvegarder la différence entre pardon et réconciliation. On peut pardonner même quelqu’un qui est décédé, qui ne reconnaît pas son tort, etc.

4’) Acte d’amour

Le par-don est le don parfait. Or, aimer, c’est se donner. Par conséquent, le pardon est l’acte d’amour par excellence. D’où le titre du film : When a Man Loves a Woman. A condition qu’on symétrise l’expression. Certes, le plus important est que Michael ait accepté de venir écouter le témoignage, ait aimé assez Alice pour lui pardonner tous ses torts. Mais la femme dit aussi dans son témoignage tout son amour pour Michael : c’est à lui, pas à ses filles ou à quelqu’un d’autre qu’elle consacre le plus long exposé.

De fait, il n’a pu lui pardonner le mal qu’elle s’est faite, qu’elle lui a fait, qu’elle a fait à sa fille que parce qu’il l’aime toujours : « C’est la meilleure personne que j’ai rencontrée ». Mais cet amour n’est pas qu’un élan affectif. Il se fonde sur un bien qui le suscite, ce qui nous vaut un touchant aveu d’amour : « Elle [ma femme] a au moins six cents espèces différentes de sourires ». Et de rentrer dans le détail, embrassant tant l’épouse (ses multiples sourires) que la mère (« Il faut la voir avec ses filles ») et tout simplement la femme, ici courageuse (« Quand je pense à tout ce qu’elle a dû traverser »). Belle leçon : l’amour est appelé à être mis en mots. Même si aucune raison ne peut en épuiser la raison d’être, il se nourrit de la célébration des biens, des talents de l’aimé.

e) Les causes du pardon, le chemin
1’) Le refus des fausses tactiques

C’est ainsi qu’Alice doit refuser que Michael soit son sauveteur : « Il est parti loin, et que c’était dur de ne pas le supplier de rester ».

2’) La prise de conscience de la vérité

Il ne suffit pas d’aimer. Il faut aussi accepter la vérité du mal, du préjudice à pardonner. Du côté du pardon à offrir, Michael commence, comme la première des douze étapes, la reconnaissance de la vérité : « Ma femme est alcoolique ». Cela nous choque ; et pourtant cette vérité n’a rien de blessant.

Du côté du pardon à demander, Michael distingue aussi l’amour – « Oui, je l’aime » – de l’autre aspect, pris du côté de la vérité tout aussi important, car il est le signe de la vraie conscience du mal : l’aveu de ne pas avoir écouté sa femme.

3’) L’aide divine est implicite

La première étape des AA est la reconnaissance de la présence d’une « force supérieure », d’un Absolu qui nous dépasse.

Quoi qu’il en soit, le pardon est une re-création.

De plus, pour demander pardon, il faut la conscience du mal que l’on a fait ; or, cette prise de conscience peut redoubler la destruction ; il est donc nécessaire de se savoir plus aimé que l’on ne se hait ; ce qui est l’œuvre de Dieu, mais aussi par la médiation d’autrui.

4’) L’aide de l’autre

Alice remercie sa marraine, les autres membres du groupe. On voit aussi, dans le film, combien la compassion non jugeante des participants au AA fut utile.

Michael aussi a pu préparer son retour vers Alice en participant pendant 4 mois à ces réunions (Alanon : pour les personnes dont des membres de la famille sont alcooliques).

« Elle vous aimera plus » : l’excès du don.

f) Les différentes espèces de pardon

Là encore, le film est riche qui met en scène les deux grandes sortes de pardon :

1’) Le pardon à autrui

C’est ce qui vient d’être longuement décrit. Et dans le cadre du couple où ce pardon est à la fois le plus nécessaire (devrait être fait chaque semaine, dans le DSA) et le plus difficile (car les rancoeurs s’accumulent ; car tout l’archaïque se rejoue dans l’intime).

2’) Le pardon à soi-même

C’est le plus oublié ; c’est pourtant le plus important et le plus difficile à donner.

g) Les deux faces du pardon
1’) Le don ou l’offrande du pardon

C’est ce que nous venons de voir en détail, du côté d’Alice.

2’) La demande de pardon

L’on parle souvent beaucoup du pardon offert et pas assez de la juste demande de pardon. Or, ici, non seulement cette demande est présente (dans la bouche de Michael), mais elle est particulièrement ajustée. Enonçant-en les différents éléments :

  • La reconnaissance de son tort et donc l’énoncer précis du préjudice : ne pas écouter vraiment.
  • Le refus de s’excuser, de se chercher des conditions, de jouer du « oui mais » si fréquent. Un signe de cette clarté en est la répétition, à deux reprises, de sa faute, avouée dans sa nudité : « [sauf] l’écouter vraiment ». Autrement dit la sobriété.
  • L’expression sincère du regret, dont on a vu qu’elle engageait non seulement l’intériorité mais aussi le corps, celui-ci constituant un garant de la sincérité.

Il est à noter que, dans l’avant-dernière scène du film, on voit Michael procéder de même au pardon, mais à l’égard de sa fille aîné : « Je suis venu m’excuser ».

3’) Un dernière aspect de la juste demande : laisser l’autre libre.

Pourquoi Michael parle-t-il à la troisième personne en s’adressant à sa femme ? Plusieurs explications, complémentaires, peuvent être avancées à cette créative attitude :

– Ce faisant, il permet à Alice d’être moins impliquée affectivement. En effet, le « il » met de la distance. Or, la distance affective permet à Alice d’accuser le choc de l’inattendu, d’accueillir la surprise de la nouveauté pourtant si désiré, de connecter avec elle : désire-t-elle accueillir ce pardon ? Michael dit ainsi tout son respect.

– Dans le même sens, Michael respecte la liberté d’Alice.

– Mais il y a plus. En agissant ainsi, Michael parle aussi aux autres qui se sont arrêtés et écoutent. Or, c’est ce que vient de faire Alice en donnant son témoignage. Il signifie ainsi qu’il s’identifie à elle, qu’enfin il a compris qu’il n’est pas différent et encore moins supérieur.

– Il bénéficie aussi de l’écoute attentive de ce milieu particulièrement enveloppant et empathique qui est celui des A.A. De plus, le groupe si présent des auditeurs qui aiment Alice transfèrent leur affection sur cet homme dont l’exemple semble si complémentaire de celui de la jeune femme et à qui celle-ci accorde une telle attention. Certes, peu à peu les personnes se doutent que ce « il » est un « je » et ce « elle » un « tu » ; mais, tant qu’ une parole ou un geste ne l’avoue pas, le doute demeure jusqu’au bout, tant tout témoignage agit d’abord par mimésis, par imitation et sympathie.

– Enfin et surtout, cette scène fait inclusion avec la scène d’ouverture du film : il s’agit, dans les deux cas, d’une rencontre qui va de l’anonyme au très personnel, du caché au dévoilé, du plus extérieur au plus intime, de l’indifférence à l’amour. Par conséquent, il est signifié à Alice que cette manière de faire est un acte d’amour, que Michael veut la reconquérir, aller de nouveau à sa rencontre, qu’il l’aime. Donc, son acte de pardon est un acte d’amour. On objectera que ce qui est pour nous un commencement ne l’est pas pour les deux héros puisqu’ils sont déjà mariés. Mais commencement n’est pas origine ou fondation : la scène dans le bar est fondatrice ; elle est suffisamment forte pour avoir valeur de fondation. Tel est le sens des anniversaires ou des événements marquants dans une relation. Le pardon est re-création.

h) Le fruit du pardon
1’) Le plus grand amour, l’amour toujours plus grand

Alice le dit dans une réponse merveilleuse. A Michael lui demandant : « Peut-être que si je lui disais [ma honte, ma faute], elle m’aimerait quand même ? », Alice répond : « Oh, plus ! Elle vous aimerait toujours plus ». De même que le pardon est, en sa nature, un surplus, une miséricorde gratuite, de même il engendre un surcroît d’amour chez celui qui a été offensé.

La raison, implicite, est la suivante : nous sommes plus beau avec nos ombres et nos lumières.

2’) La communion retrouvée

L’offense est un mal si terrible car elle altère le plus grand bien qui est, selon Jean-Paul II, la communio personarum. Or, le pardon détruit l’offense, l’efface. Par conséquent, il rétablit la communion. Voilà pourquoi, à la fin, le pardon offert, ils peuvent se rapprocher et s’embrasser. Le corps exprime l’âme : ils ne pouvaient ainsi se dire leur amour sans et avant que celui-ci rejaillisse de leur intériorité.

Les couples en difficulté présentent souvent les deux mêmes symptômes, ceux pour qui ils consultent : « On ne se parle plus » ; « On n’a plus de relation ».

Et si la caméra peut montrer, longuement, le baiser d’Alice et Michael à la fin, sans nul voyeurisme (ce qui n’est pas si fréquent au cinéma), cela vient non seulement de ce qu’ils sont mari et femme, mais aussi de ce que ce rapprochement intime des corps est précédé par cette longue prise de paroles qui lui donne sens.

o) Propositions de typologie des faux-pardons
1’) Premier exemple
  1. Walrond-Skinner [1] a distingué six formes de faux pardons, de pardons qui ne sont pas véritables (à mon sens, les 4 et 5 ressemblent au 1) :

– le pardon prématuré ou instantané, avant même que l’offenseur ai pu donné quelque explication. Il s’agit en fait d’une négation de la douleur causée par l’offense ;

– le pardon arrêté (arested) : il se produit lorsque le besoin de pardonner est nié ou refusé par l’un des deux partis du conflit ; en effet, l’un des partis ou les deux estiment le coût du pardon supérieur à celui de la perte de la relation ;

– le pardon conditionnel (conditional) est offert, donné en échange d’une condition, par exemple la promesse de changer sa propre conduite de vie ; il s’agit plus d’une négociation que d’un pardon ;

– le pseudo-pardon est une concession prématurée, fondée sur la croyance erronée d’avoir accompli le travail émotionnel nécessaire pour retrouver la situation relationnelle avant le conflit ; de fait, la relation ne peut reprendre que si l’on feint, si l’on se ment à soi-même ;

– le pardon collusif est une sorte de capitulation : il est en réalité un moyen pour éviter le conflit mais il laisse intact le sentiment d’injustice profonde ;

– le pardon répétitif (ripetitious) est une tentative répétée de résoudre la relation abîmée, sans qu’il s’agisse ni d’une véritable reprise ni d’une rupture.

2’) Deuxième exemple

Gius et Felloni, à la suite de différents travaux [2], proposent de distinguer trois sortes de pardon :

– le pardon vindicatif : en réalité, l’hostilité intérieure demeure et peut même être exprimée ;

– le pardon extérieur : ici, la personne a conscience de sa colère et tente de la supprimer ; le groupe social est souvent à l’origine de ce pardon et fait pression.

– le pardon intérieur : ici, le pardon est véritablement décidé de l’intérieur.

a) Le pardon n’est pas l’excuse

Pardonner n’est pas seulement le travail de Dieu.

Cardinal G. Danneels remarque : « Le pardon ne ressortit pas à l’ordre logique : il appartient à l’ordre de la création et n’est donc présupposé par rien. Ne confondons pas excuse et pardon ». L’excuse s’adresse au mal explicable, alors que le pardon s’adresse au « mal précis, voulu, un mal intentionnel ». Or, ce mal « est un poids qui fige dans une situation sans lendemain ». Ainsi, « seul un mouvement de création dessinerait là une possibilité radicale d’en finir avec cette sorte de pétrification vouée à l’éternité ». Et

 

« qui dit création, dit bien en l’occurrence production ‘à partir de rien’. Car jamais il n’est d’autre raison au pardon que le pardon lui-même, le pardon qui ne comporte aucun point de départ […]. Ainsi pardonner, c’est créer. Il est impossible d’expliquer comment naît le pardon dans le cœur de l’homme. Il est un peu comme Melchisédech, sans père ni mère et sans généalogie… […] Le pardon est pure grâce. Nous le trouvons parfois en nous, d’un coup. Il peut s’imposer parce qu’il y a la foi, mais la foi elle aussi est à partir de rien, pure grâce [3] ».

b) Le pardon n’est pas un acte immédiat

Certains pardons sont un moyen de refuser, du côté de la justice, donc juridico-éthique, l’objectivité de la faute, du côté psychologique, la subjectivité du souffrir.

« Tout le monde veut s’acharner à pardonner. Guérissez et le pardon tombera comme un fruit mûr », disait une personne qui suivait beaucoup de chemins de guérison, à Cacouna, au Canada.

La réconciliation prématurée est, du côté de l’offense, un déni de l’offense ou, du côté de l’offensé, de la souffrance.

La lenteur du pardon suppose une espérance qui, elle aussi, refuse une histoire trouée. Que l’on songe à l’exemple de Jacques Lebreton, à qui son voisin pris de panique a donné une grenade dégoupillée ; il en est sorti, privé de ses mains et de ses yeux. Il lui faudra cinq ans pour retrouver une certaine autonomie physique – et surtout quinze ans à pardonner, avant de consacrer sa vie au témoignage de son expérience humaine et spirituelle [4]. Constatons (nous y reviendrons) combien le pardon est toujours fécond, porteur de vie.

Rendant compte de la réunion nationale des aumôniers de prison qui eut lieu les 18 et 19 février 1995 à Orsay, Laurence Monroe rapporte la parole d’un des aumôniers : « Faire la vérité sur la responsabilité des détenus, d’abord. Combien ne ressentent aucun sentiment de culpabilité [5] ». « Au cours d’un jugement, raconte la responsable de l’association [Paris, aide aux victimes], la famille d’une victime accorda son pardon à l’agresseur. Celui-ci le reçut comme une gifle : il n’était pas prêt ! On ne respecte pas la personne en ‘parachutant’ un pardon prématuré : on risque au contraire de l’enfoncer ». En effet, le pardon doit permettre à l’autre de reconnaître sa culpabilité et non pas l’excuser ; il y va de sa dignité d’être libre. Or, « les aumôniers de prison ont tendance à regarder les détenus avant tout comme des victimes ou à proposer trop vite une démarche de pardon. Leur tâche première est de remettre l’homme debout. Et cela passe par une opération-vérité ».

« Zenit : Quelle est l’efficacité du pardon en tant que thérapie ?

Dr. Enright : Elle est très variable. Certains groupes de recherche obtiennent d’excellents résultats scientifiques avec la thérapie du pardon, d’autres non. Comme le Dr. Richard Fitzgibbons et moi-même le soulignons dans notre livre Helping Clients Forgive (Aider les patients à pardonner), l’une des raisons expliquant le succès mitigé de la thérapie est le temps et l’attention que le thérapeute accorde à son client. Il faut du temps pour pardonner une injustice profonde. Les structures insistent trop souvent sur une thérapie « brève » qui ne donne pas au patient suffisamment de temps pour faire le cheminement thérapeutique douloureux du pardon. L’un de nos projets de recherches, avec Suzanne Freedman, de l’Université de « Northern Iowa » a été mené avec des victimes de l’inceste. Ces femmes courageuses ont, pour la plupart, eu besoin d’environ un an pour pardonner aux auteurs de ces actes. Mais cela en valait la peine. Lorsque nous avons comparé le groupe expérimental qui bénéficiait d’une thérapie de pardon avec un groupe qui n’en bénéficiait pas, nous avons constaté que dans le premier groupe, l’angoisse et la dépression avaient été réduites de manière significative. Lorsque le deuxième groupe a suivi la thérapie du pardon à son tour, les symptômes d’angoisse et de dépression ont également nettement diminué. Même si un an semble long, il faut penser que certaines femmes souffraient de troubles émotionnels depuis 20 ou 30 ans avant d’avoir réussi à pardonner. Nous avons obtenu des résultats similaires avec de nombreux autres groupes : des hommes et des femmes dans un centre de désintoxication de la drogue, des malades du cancer en phase terminale, des couples mariés sur le point de divorcer, des adolescents incarcérés, des malades du cœur, etc. [6] ».

Le temps de l’expression de la douleur. Exemple de Paul VI

Le pardon suppose non pas la négation de la souffrance ou de la justice, mais au contraire qu’elles soient formulées. Exemplaire est, de ce point de vue là, l’attitude de Paul VI lors des funérailles d’Aldo Moro :

 

« Et maintenant, nos lèvres, fermées comme par un obstacle énorme semblable à la grosse pierre roulée devant l’entrée du sépulcre du Christ, veulent s’ouvrir pour exprimer le De Profundis, le cri, c’est-à-dire la plainte de l’indicible douleur par laquelle la tragédie présente suffoque notre voix. Seigneur, écoute-nous ! […] ô Seigneur, fait que, placato à la vertu de ta Croix, note cœur sache pardonner l’outrage injuste et le inflitto mortel à cet Homme si cher [7] ».

 

Pardonner n’est pas un acte de faiblesse. En effet, Paul VI demande que l’on ne cède pas devant le mal [8].

De plus, dans l’amitié, il y a volonté de comprendre, expliquer pour mieux pardonner.

 

« Pardonner ne signifie pas ne pas voir le mal dans les autres, mais se demander pourquoi une personne fait du mal […]. Le pardon élimine les catégories d’ennemi et de méchant, et introduit celles, psychologiques et spirituelles, du sourd et de l’aveugle. Le mal naît, en effet, du fait de ne pas savoir, ne pas écouter, ne pas vouloir voir, ne pas savoir donner sens. Pardonner […] signifie être amis, entrer en l’autre, chercher à comprendre les dynamiques profondes que l’ont poussé à offenser [9] ».

 

Voilà pourquoi « il n’est pas possible de pardonner à quelqu’un si d’abord on ne lui a pas manifesté clairement et directement sa colère [10] ». L’auteur insiste sur le fait qu’il faut avoir exprimé à l’autre sa colère. Je n’en suis pas certain : d’abord, car l’autre peut ne pas être capable de comprendre ; ensuite, il peut être loin, mort, bref, indisponible. En revanche, il faut avoir ressenti en soi la colère, sans pour autant l’avoir exprimé hors de soi, du moins à l’agresseur ; il peut aussi être souhaitable de l’avoir exprimé à un tiers neutre, empathique, bienveillant.

Déjà, quatorze ans avant, le pape faisait la confidence suivante, dans ce style à la troisième personne, typique de l’époque, que l’aveu contredit, rend personnel, proche, chaleureux : « Le cœur du pape, vous pouvez bien l’imaginer, est plein de douleur. Tant d’amertumes, fils très chers, nous parviennent, chaque jour, de toutes les parties ; et vous pouvez penser ce qu’elles sont, si vous observez tant de faiblesses, tant d’infidélités, tant d’apostasies, tant de corruptions, tant de méchancetés qui sont toujours présentes dans le monde [11] ! »

c) Le pardon n’est pas l’oubli

Il n’est pas rare que la confusion soit faite : « Pardonne et oublie », dit-on souvent.

« Pardonner, ça n’est pas être amnésique, c’est prendre en compte ce qui s’est passé et le relire avec un cœur pardonnant », affirme le chanoine Roduit, de l’abbaye de Saint-Maurice. [12]

Paul Ricœur s’oppose à Alain Finkielkraut qui estime que le pardon « remet en cause l’irréversibilité du temps » et « qui efface d’une certaine manière ce qui est advenu ». Ricœur remarque que le pardon n’efface pas l’événement mais « lui donne plutôt un autre sens. Cette conversion de la mémoire permet à son tour un autre regard sur le futur ». Ainsi, « la condition du pardon, c’est la vraie mémoire [13] ». En ce sens, Ricœur met en garde contre les multiples malfaçons du pardon : même si amnésie et amnistie ont la même racine grecque, la confusion des deux est redoutable. Nous sommes menacés par « l’oubli océanique ».

Le pardon n’est pas l’oubli. C’est ainsi que D. Ausgburger écrit très bien : « Rien ne reste, excepté la cicatrice oubliée [14] ». De même, Joseph Butler dit que, une fois « dépassé le ressentiment », il est possible d’« oublier l’injustice [15] ».

En revanche, Smedes donne le bon critère : « La preuve du pardon réside dans le fait que la douleur prolongée du passé guérit, mais non dans l’oubli du passé jamais effacé [16] ».

Enfin, le pardon peut aller jusqu’à l’oubli. Ainsi, lorsqu’on interrogeait sainte Bernadette de Lourdes sur les tourments et les persécutions qu’elle avait dû subir à cause des Apparitions, elle répondait simplement : « Je ne m’en souviens pas [17] ». Et le Père Carré de commenter :

 

« Sous l’effet de la vie divine en nous, par l’action persévérante de cette vie qui, tout à l’heure, conduisait du pardon par obéissance au pardon par amour, l’oubli peut venir, l’oubli qu’on jugeait impossible ».

d) Le pardon n’est pas le refus de la justice

Le pardon n’est pas abolition de la justice. Celle-ci exige que le procès soit intenté. Plus encore, comme le remarque le cardinal Danneels, toute amnésie (sous la forme de la prescription, par exemple) se solde par un refoulement et un retour du refoulé dont on voit aujourd’hui la violence. Aussi, « ce procès était nécessaire [18] », mais pour des raisons différentes de celles qui sont ici invoquées.

Voire, le pardon permet de transformer la vengeance en justice, le justicier en juge, la loi de Lamech en loi du talyon. Il permet la juste mesure.

1’) Exemple de Jean-Paul II

Le pape polonais a pardonné du fond du cœur à son assassin, Ali Agça.

2’) Exemple de Joseph Ratzinger

Dans sa belle autobiographie, le cardinal Joseph Ratzinger, actuel préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, consacre tout le chapitre 8 à décrire les péripéties qui l’entourent. Il choisit le thème de l’histoire du Salut en relation avec l’idée de Révélation chez saint Bonaventure. Or, son co-rapporteur de thèse, le professeur médiéviste munichois Michael Schmaus, la refuse. La principale raison venait de ce que, « avec une dureté inopportune pour un débutant », Joseph Ratzinger s’opposait aux thèses classiques et contredisait les grandes découvertes récentes. C’est ainsi par exemple que le terme de Révélation avait un sens actif pour Bonaventure : c’est l’acte par lequel Dieu se révèle ; or, qui dit acte dit un récepteur, une personne qui reçoit. Mais, pour le médiéviste classique, formé à l’école de Vatican I, la Révélation n’est pas un acte mais un objet, c’est-à-dire le résultat objectivé de cet acte. Et ce résultat est finalement l’Écriture ou la Tradition. Or, en remontant à la source bonaventurienne, le jeune doctorand prend conscience que la Révélation est plus riche que l’Écriture elle-même [19]. En insistant sur cette conception (qui semble subjectiviste) de la Révélation, Ratzinger fait figure de moderniste : en fait, elle la sauve des risques de la Scriptura sola.

Bref, l’opposition peut tourner à la catastrophe : non seulement pour Joseph qui, sans la thèse, risque de perdre sa place de professeur, mais aussi pour ses parents, puisqu’il comptait sur cette thèse et sa place pour les faire vivre à Freising. Les débats sont houleux, la situation de Ratzinger demeure en suspens un bon nombre de mois. Finalement, la Providence veillant, Ratzinger trouve le moyen de contourner l’obstacle en développant la troisième partie de son travail qui traite de la philosophie de l’histoire de Bonaventure et n’a opposé aucune résistance.

Or, lorsque Ratzinger juge les événements à trente ans de distance, il estime toujours injustifiés les jugements de ses professeurs au sujet de sa thèse de théologie (le concile Vatican II lui a donné raison), mais il ne nourrit aucune amertume. D’ailleurs, il entretiendra après des relations amicales avec Schmaus. Il souligne même plus loin « la grande compétence » du professeur [20] : « Pas plus qu’avant je ne pus considérer ses jugements et ses décisions d’autrefois comme scientifiquement justifiés, mais j’ai pu reconnaître que l’épreuve de cette année difficile avait été pour moi humainement salutaire et obéissait pour ainsi dire à une logique supérieur à la logiquement purement scientifique [21] ». Grâce à une profonde vie intérieure, il est capable de relire ses années d’épreuve et à y discerner la main de la Providence. Cette paix intérieure n’est nullement la fuite des conflits ou la négation des injustices. Ce jugement équilibré est le signe d’un réel pardon qui ne nie pas la justice

e) Le pardon n’est pas la réconciliation

Enfin, considérons le terme du pardon. Affirmons-le clairement : le pardon n’est pas nécessairement réciproque.

1’) Exemple

Une histoire fictive racontée par Paulette Boudet [22] contient différents enseignements. Nous voudrions relever le plus caché, celui de l’aide apportée par une épouse sainte à force de patience, et dont l’amour qui ne juge jamais finit par obtenir ce qu’on peut appeler la conversion de son mari, la reconnaissance de ses torts. M. Robert d’Ardel est d’une raideur toute janséniste. Son éducation a profondément blessé sa fille Henriette qui finit par quitter la maison et épouser un divorcé, André. M. d’Ardel refuse dès lors de voir sa fille. Il faudra une multiplication de médiations pour que son cœur s’ouvre, qu’il s’aperçoive que la seule attitude chrétienne est le pardon.

La première est la perspective de sa possible mort. Tandis qu’il fait la queue chez le boucher, un homme pressé à qui il cède sa place meurt juste devant lui, et chacun, involontairement, ne peut s’empêcher de remarquer : « à votre place ». Comme l’enfant prodigue, M. d’Ardel rentre en lui-même. D’autant que sa femme a vu aussi en cette mort accidentelle un signe de Dieu : « A nos âges, nous devrions peut-être commencer à mettre de l’ordre dans nos affaires avec le Bon Dieu ». (p. 50)

Un second intermédiaire providentiel est la lecture de la Parole de Dieu. M. d’Ardel va à la messe chaque matin, à 8 heures, et il lit la première lecture. Or, coïncidence qui ne peut tout de même manquer de l’étonner, sa femme, avec une audace qui ne lui est pas coutumière, lui avait donné, la veille, à lire un passage de l’Evangile selon S. Luc qui était le même que celui de l’Evangile du jour. Et ces deux textes parlent de pardon. Mais, selon un système de défense très au point, Ardel s’explique à lui-même que ces textes ne parlent pas de celui qui est offensé, mais de celui qui a offensé et qui doit demander pardon. Il se sent « en paix » (p. 53. Souligné dans le texte). On ne peut donc se fier à des critères subjectifs, sauf s’ils sont durables et profonds, ainsi que la suite va le montrer.

Or, chaque jour, pendant une dizaine de jours, les textes de la messe ne parlent que de pardon : « Journellement, une des ces paroles lui était adressée personnellement. Une à une, rentré dans son bureau, il les démontait et se prouvait qu’aucune ne le concernait. Dès qu’il avait fini sa démonstration, elle se retrouvait devant lui, entière, inaltérée », tant à la persistance de sa résistance répondait une persistance non moins grande et victorieuse de la vérité qui seule est porteuse de paix. Par exemple, M. d’Ardel se disait : « Il n’avait pas été offensé, quand elle viendrait lui demander pardon, il lui pardonnerait ses transgressions vis-à-vis de lui… L’obligation de juger lui avait été, en tant que détenteur de l’autorité paternelle, conférée… voire imposée ». (p. 55)

Un troisième fait sera décisif et c’est là le point qui nous intéresse. A près de 70 ans, M. d’Ardel sent que tous ces événements le remettent profondément en question. En termes psychologiques, il est en train de perdre son idéal du moi ; d’où la résistance. Le processus est très bien décrit par André Louf (La grâce peut davantage. L’accompagnement spirituel, Paris, DDB, 1992, ch. 7 : « le miroir »). Aussi, lorsque sa femme, s’apercevant du changement opéré, lui demande s’il se sent bien, il perd le contrôle de lui-même, et fait preuve d’une violence débridée inaccoutumée. Pour la première fois de sa vie, Ardel lui fait un reproche. Elle réplique : « A quoi cela vous sert-il d’aller à la messe tous les jours, si c’est pour vous comporter ainsi et me blesser gratuitement de cette manière ? Je ne vous reconnais pas ». Et la réponse suit, dont la culpabilité intense et désespérée, est typique de la perte de ce miroir intérieur : « Ma chère, vous ne m’avez jamais connu, pas plus que vous ne connaissez vos enfants. Je suis foncièrement mauvais et si je n’allais pas à la messe tous les jours, je serais pire encore ». (p. 56)

Mais nous ne sommes pas encore au bout de la piste. Il y faudra l’aide d’un rêve ou plutôt d’un cauchemar : envoyé par Dieu, effet de la culpabilité intense, ou fruit de ces deux causes conjuguées (« l’Esprit se joint à notre esprit » : Rm 8). En tout cas, Robert d’Ardel s’en souvient. Il se revoit dans la queue, mais ici, c’est lui qui meurt et qui s’entend dire à l’oreille : « Tu n’as pas pardonné, tu ne seras pas pardonné… »

Dès lors, Ardel réalise l’urgence du pardon et décide de pardonner à sa fille. Mais les choses ne sont pas si simples. S’il veut désormais la voir, Henriette, en revanche, trop meurtrie, ne le veut pas. Que faire ? Le père estime qu’il a fait son devoir. Il ne va tout de même pas se rendre chez elle. « Mais, matin après matin, une main invisible le ramenait au même débat ». (p. 65) « Et, un jour, au moment où il se levait pour aller communier, Robert d’Ardel, polytechnicien, homme d’affaires, homme de devoir et de tête, entendit clairement en lui une voix qui disait : «Tu sais où elle habite. Laisse là ton offrande sur l’autel et va la retrouver.» » (p. 66) Alors, il se rend sans tarder chez sa fille. Celle-ci d’abord raide, lui présente son petit-fils et, juste au moment où son père la quitte, elle lui révèle ce qu’il ignorait et avait toujours tenu à lui cacher, pour entretenir sa vengeance et lui montrer qu’elle l’avait fait sous sa pression : « Nous nous sommes mariés à l’Eglise six mois après la mort de la femme d’André ». (p. 68)

En sortant, la nausée qui lui soulève le cœur depuis quelques temps a disparu. Son corps lui-même se réconcilie.

2’) Topique

Un certain nombre de personnes font de la réconciliation une partie ou la finalité, l’achèvement du pardon : le pardon est « l’acte complet de réconciliation du coupable avec la victime [23] ». En effet, E. M. Pattison distingue différentes étapes dans le processus de pardon : faute, confession, remords, restitution, acceptation réciproque et réconciliation. On voit donc bien que celle-ci est la finalité du pardon, mais intrinsèque au processus.

Clive Staples Lewis affirme : « Le pardon, pour être total, n’est pas seulement à offrir, il doit se recevoir [24] ». Voilà pourquoi la réconciliation est l’achèvement du pardon, comme la communion l’achèvement du don : il y a analogie de proportionnalité ou plutôt vérification d’une loi plus générale, celle la communio personarum.

Il me semble que dans l’étude de Francis Jacques sur le pardon [25], il y ait une survalorisation de la réciprocité et un oubli de la source gratuite du pardon offert, ce qui est tellement caractéristique du christianisme. L’auteur est tellement habité par sa problématique de la réciprocité, de l’espace logique de l’interlocution [26] qu’il en oublie la source du pardon qui demeure asymétrique. Certes, il a raison d’insister sur la communion comme achèvement, mais il ne faudrait pas pour autant oublier l’origine qui est l’amour prenant l’initiative.

A propos du pardon lors du procès Barbie, certains contradicteurs ont écrit à Frossard qui a témoigné à propos du martyr du Juif Gompel, à la « Barraque aux Juifs », à Montluc, « pour me faire sommation de pardonner au nom de la charité chrétienne ».

La position de Frossard est juste, mais sa réponse me semble erronée [27] : « ce pardon, encore faut-il, pour l’obtenir, le demander, et voilà ce qu’à ma connaissance on n’a jamais vu dans un tribunal appelé à juger des criminels de guerre, si ce n’est une fois, à Nuremberg, où Franck, le bourreau de la Pologne, converti dans sa prison, fit publiquement acte de repentir sans solliciter pour autant l’indulgence des juges, qui d’ailleurs, n’avaient pas reçu délégation de ses victimes pour l’absoudre en leur nom [28] ». Frossard confond le pardon intérieur qui doit tendre à l’inconditionnalité et la réconciliation institutionnelle qui, elle, obéit à des règles et donc à des limites.

3’) Réponse

C’est oublier que le pardon est pure initiative d’amour, à l’image de ce que Dieu fit pour nous : pardonner, c’est faire le premier acte.

Il faut pourtant aller plus loin, comme l’a montré Jean Laffitte. La logique du don montre deux choses : le don 2 est ordonné au don 3 ; le don 3 s’achève dans la communion des personnes. Or, l’offense rompt la communion des personnes et, plus encore, détruit chaque personne en elle-même. Donc, le pardon opère en trois temps : reconstruire le don 2, reconstruire l’orientation de la personne vers l’autre dans le don de soi et enfin, reconstruire, si cela est possible, la communion. Alors, une telle affirmation est recevable : « La complétude et la totalité du pardon semble se réaliser seulement quand la réconciliation est rejointe. Les actes de pardon qui ne conduisent pas à la réconciliation sont, dans cette perspective, des exemples de pardon incomplet [29] ». De même, dans l’article cité ci-dessus, Zell et Enright estiment : « Le pardon inclut la volonté de la réconciliation […]. Assurément, la réconciliation peut être un résultat du pardon, mais il n’est pas une étape nécessaire [30] ».

La réconciliation est le rétablissement de la relation rompue ; or, le retour à la communion des personnes est un acte extérieur. Mais, le pardon est un acte intérieur. C’est ce que, de concert avec Zell, Robert Enright, le spécialiste du pardon, a thématisé avec justesse : « Le pardon n’est pas la réconciliation. Le pardon est une réponse interne ; la réconciliation est une communion au plan du comportement [31] ». De plus, la réconciliation n’est pas toujours possible : si par exemple l’offenseur est décédé, si tout contact avec la victime est défendu [32], si la relation présente un risque psychologique [33].

Lisons le Catéchisme de l’Église catholique : « Le pardon est la condition fondamentale de la Réconciliation (cf. 2 Co 5,18-21), des enfants de Dieu avec leur Père et des hommes entre eux [34] ».

La réconciliation est le sommet du pardon. Commentant l’Evangile selon saint Matthieu, l’essayiste Vladimir Volkoff a cette splendide formule : « Le pardon réciproque est la clef du monde [35] ».

4’) Objection

Certains auteurs [36] estiment que, tout à l’inverse, la réconciliation peut disposer au pardon. En effet, elle permet de voir que l’offenseur a changé. Pincham, « The kiss of the procupines from Attributing Responsability to Forgiving

Un professeur de l’Université d’État à Buffalo [37] propose de distinguer la réconciliation et la réunion. La première suppose un pardon plénier, alors que la seconde en sera la condition. En effet, disent-ils, pour que le pardon soit donné vis-à-vis de la personne, il importe qu’une confiance naisse de nouveau entre l’offensé et l’offenseur ; or, un contact, une réunion entre les deux protagonistes favorise cette confiance ; mais ce contact ne suppose pas encore que le pardon soit offert. Ainsi la réunion pourra ouvrir à une réconciliation si elle permet de redonner espérance dans l’autre et la relation ; or, le réconciliation suppose le pardon ; dès lors, cette réunion provisoire qui devient définitive dispose au pardon.

Pascal Ide

[1] S. Walrond-Skinner, « The Function and Role of Forgiveness in Working with Couples and Families Clearing the Ground », Journal of Family Therapy, 20 (1998), p. 3-19.

[2] Note 238, p. 386.

[3] Cardinal Godfried Danneels, L’humanité de Dieu. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, Paris, DDB, 1994, p. 96 et 97.

[4] Cf. Jacques Lebreton, Sans yeux et sans mains, Paris, Casterman, 171966.

[5] Laurence Monroe, « Le pardon de Dieu ne court-circuite pas l’homme », in La Croix-L’événement du 23 février 1995.

[6] Dr. Robert Enright, Interview sur Zenit, dimanche 18 septembre 2005.

[7] Paul VI, Funérailles d’Aldo Moro, 13 mai 1978, IP VI, tome XVI, p. 362-363.

[8] Cf. Paul VI, Homélie à la messe dominicale, 8 octobre 1964, EDP VI, tome IV, p. 226-227. Sur Paul VI et le pardon, cf. la thèse d’Algirdas Kanapka, L’interdependenza tra l’amicizia cristiana e il perdono accordato ed accolto secondo l’insegnamento di Paolo VI, Thèse de théologie, Roma, PUL, Academia Alfonsiana, 2000. Sur le vécu du pardon chez Paul VI, cf. le témoignage de son frère, Francesco Montini, dans Jean Guitton, Paul VI secret (cf. thèse, p. 77).

[9] Valerio Albisetti, Essere amici o avere amici. Un modo per conoscere se stessi, coll. « Psicologia e personalità » n° 19, Milano, Paoline, 1997, p. 84-85.

[10] Brad Blanton, Diciamoci la verità, Anna Feruglio Dal Dan, Milano, Sperling & Kupfer, 1997, p. 117.

[11] Paul VI, Audience générale, 29 janvier 1964, EDP VI, tome XV, p. 139.

[12] « Les chemins du pardon », Quotidien Jurassique, du 23 mai 1995.

[13] Paul Ricœur, « Le pardon est-il possible ? », Dossier La Vie n° 2588, du 6 au 12 avril 1995, p. 52-63, ici p. 56 et 57.

[14] David W. Ausgburger, The Freedom of Forgiveness, Chicago, The Moody Institute, 1989.

[15] Joseph Butler, The Analogy of Religion, Londres, Henry G. Bohn, 1855.

[16] Lewis B. Smedes, Forgive and Forget, San Francisco, Harper and Row Publishers, 1984, p. 39.

[17] Citée par Michel de Saint-Pierre, Bernadette et Lourdes, Paris, La Table Ronde, p. 112, citée par A.-M. Carré, Car vous n’avez qu’un Père. Prière du Christ et des chrétiens, « Epiphanie », Paris, Le Cerf, 1971, p. 160.

[18] André Frossard, Le crime contre l’humanité, coll. « Le Livre de poche », Paris, Robert Laffont, 1987, p. 22.

[19] Cette distinction sera d’ailleurs d’une grande utilité pour l’élaboration du document Dei Verbum (cf. les développements dans Joseph, cardinal Ratzinger, Ma vie. Souvenirs (1927-1977), trad. Martine Huguet, Paris, Fayard, 1998, 105-113, notamment p. 109-110).

[20] Ibid., p. 97.

[21] Ibid., p. 92.

[22] Paulette Boudet, Soixante-dix sept fois sept fois, coll. « Nouvelles », Paris, Fayard, 1990, p. 31-68.

[23] E. M. Pattison, « On the Failure to Forgive or to be Forgiven », American Journal of Psychotherapy, 19 (1965), p. 106-115, ici p. 107. Cf. du même auteur, « The Development of Moral Values in Children », Pastoral Psychology, 28 (1991), p. 14-30. Cf. aussi V. Taylor, Forgiveness and Reconciliation, Londres, Macmillan, 1960.

[24] Clive S. Lewis, Le problème de la souffrance, trad. Faber, Paris, DDB, 1950, p. 164. Cité par Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine. IV. Le dénouement, trad. inconnue, série « Ouvertures » n° 9, Namur, Culture et Vérité, 1993, p. 272.

[25] « Remarques sur la promesse et le pardon. La Théorie des actes de langage à l’épreuve de l’éthique », Transversalités, juillet-septembre 1999, p. 229-256, notamment p. 241s.

[26] Cf. son ouvrage L’espace logique de l’interlocution, Paris, p.u.f., 1985.

[27] En logique, on dirait que la thèse est vraie, mais le moyen terme est faux.

[28] André Frossard, Le crime contre l’humanité, coll. « Le Livre de poche », Paris, Robert Laffont, 1987, p. 29.

[29] F. C. Power, « Commentary », Human Development, 37 (1994), p. 81-85, ici p. 83.

[30] R. D. Enright et R. L. Zell, « Problems encountered when we forgive one another », Journal of Psychology and Christianity, 8 (1989), p. 52-60, ici p. 54.

[31] Ibid.

[32] Cf., par exemple, R. H. Al-Mabuk et W. R. Downs, « Forgiveness therapy with parents of adolescent suicide victims », p. 21-39. N. R. Fow, « The phenomenology of forgiveness and reconciliation », p. 219-233.

[33] Cf., par exemple, B. Engel, Divorcing a Parent, Los Angeles, Lowell Haouse, 1990.

[34] Catéchisme de l’Église catholique, n. 2844. Renvoie à Jean-Paul II, Lettre encyclique Dives in misericordia,(cf. Dives in Div n. 14.

[35] L’interrogatoire, p. 77.

[36] Cf., par exemple, M. E. McCullough & Jr. Everett L. Worthington, « Encouraging clients to forgive people who have hurt them review, critique and research prospectus », Journal of Psychology and Theology, 22 (1994), p. 3-20 ; Jr. Everett L. Worthington, « The pyramid model of forgiveness some interdisciplinary speculations about unforgiveness and the promotion of forgiveness », Everett L. Worthington (éd.), Dimensions of Forgiveness Psychological Research and Theological Perspectives, p. 107-137.

[37] Cf. Frank D. Pincham, « The kiss of the porcupines from attributing responsibility to forgiving », Personal Relationships, 7 (2000), p. 1-23.

10.1.2025
 

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