Suivant un exposé ex professo de Paul Ricœur [1], notre propos procèdera en deux temps. Il exposera les difficultés que l’on est en droit d’opposer au pardon (1) et tentera d’y répondre (2).
1) Les difficultés
Pour le philosophe [2], cinq difficultés rendent le pardon impossible.
a) La mémoire
Double est la mémoire, à en croire les Grecs, qui lui donnent deux mots, mnèmè et anamnesis, le souvenir et le ressouvenir ou, mieux, la récollection. Or, d’une part la mémoire est une infidèle : qu’est-ce qui peut me garantir que la représentation qu’elle me donne d’une chose passée absente est fidèle au passé ? Pourtant elle constitue notre seul accès au passé. D’autre part, la récollection ou l’anamnèse n’est pas toujours possible. La psychanalyse nous a familiarisé avec la notion de résistance : certains souvenirs résistent à revenir dans le présent, quels que soient les artifices déployés par l’ars memoriae. Et derrière cette pénible remémoration, la cause est l’acédie, la mélancolie qui dénie la présence du passé ou, par une obscure complaisance, s’y enferme. Dès lors les obstacles à la mémoire deviennent des refus de pardonner. La seule sortie est le retour du refoulé.
b) L’oubli
Le deuxième obstacle est celui de l’oubli. Il est double : par destruction volontaire des traces (la fameuse damnation memoriae des Romains), par résistances opposées au retour du souvenir, trop douloureux pour être conscientisés. Un habile et inconscient art d’oublier est mis en place pour éviter le retour inquiétant des souvenirs insupportables.
c) La culpabilité éthique
Une troisième difficulté vient de la relation du pardon à la culpabilité éthique. En effet, le pardon a plus encore à voir avec la liberté qu’avec la mémoire. Le pardon suppose la disparition de la faute. Or, la faute est indissolublement liée au soi, puisque l’homme en est la source. Mais l’ipséité (le selbst allemand ou le self anglais) ne peut disparaître. Donc de même, la culpabilité est indestructible et le pardon aussi inutile qu’inefficace. Autrement dit, le pardon séparerait le soi de sa faute, à la limite effacerait son identité avec sa culpabilité.
d) L’annulation de la dette
Le pardon implique l’existence d’un dommage, donc d’une atteinte à l’être en commun. Or, tout dommage qui « est, par nature, nuisible et déplaisant, appelle réparation ». Mais le pardon annule la dette.
Plus encore, le pardon suppose qu’il y a eu non seulement dommage, mais offense. Or, l’offense existe objectivement aux yeux de la justice. Mais le pardon annule la dette et l’offense. Donc, le pardon s’oppose à la justice. D’ailleurs, l’offense demande réparation, sanction (sans parler de la satisfaction et la protection de l’ordre public), alors que le pardon s’y oppose.
e) La mémoire collective
Celle-ci présente une dimension plus historique et plus sociale. Les torts intéressant les communautés s’inscrivent dans une sorte de mémoire collective, vont former même une identité politique. Or, la communauté politique, l’institution spécifique vit dans une logique de la clôture. Le penseur du politique Karl Schmidt a souligné combien la vie politique suscitait les catégories d’ami et d’ennemi qui peuvent aller jusqu’à la destruction de l’adversaire : surtout lorsque la patrie est en danger, se mettent en place une batterie de passions identitaires et effacent toute affection pour le voisin. Donc, les mémoires collectives qui diabolisent l’autre selon une dialectique ami-ennemi mise en place depuis des générations, résistent grandement au pardon.
Face à toutes ces difficultés et ces résistances, idéologiques ou non, au pardon, Ricœur oppose d’abord et avant tout, le fait du pardon. À la manière de Heidegger, on pourrait affirmer es gibt du pardon, le pardon est donné ; ou de Lévinas, on pourrait dire « il y a » du pardon. En effet, le il y a signifie le fait, souligne l’anonymat de la donné. Or, il est passionnant que saint Paul, dans l’hymne à la charité, dise que l’amour pardonne mais qu’il ne personnalise pas l’acte de pardon, donnant une sorte de résonance suprapersonnelle et supratemporelle à la formule.
2) Les réponses
Comme dit Ricœur, il y a une navigation, au sens platonicien du terme. Et celle-ci apporte les réponses aux difficultés du pardon :
a) Inimitié et pardon
On dit que les peuples, distinguant, voire devant distinguer, ami et ennemi, ignorent le pardon. Est-il possible de sortir de cette culture de mort ?
1’) Au plan non institutionnel
Ricœur fait appel à la réflexion de l’actuel professeur à l’université d’Iéna, le philosophe Kodalle : celui-ci part de l’existence de l’instauration de relations simplement normales entre voisins hostiles, par exemple entre Israéliens et Palestiniens, entre Turcs et Kurdes comme autrefois entre Français et Allemands. Or, cette existence est comme « l’incognito du pardon dans la normalité ». Kodalle invite donc à une espérance, mais aussi à une modestie. Aussi Ricœur estime-t-il « la rhétorique de la fraternité […] inappropriée ».
Il faut ajouter le signe bien réel et plus visible que constituent des gestes non pas d’institutions mais de personnes comme l’agenouillement du chancelier Brandt au pied du mémorial juif de Varsovie, la poignée de main entre Rabin et Arafat, la demande de pardon du roi Juan Carlos pour l’expulsion des Juifs d’Espagne.
2’) Au sein même de l’institution juridique
Comment repérer les traces du pardon dans le domaine de la justice ?
Déjà, il est essentiel que la justice notamment pénale ne soit plus aux prises avec la revendication vindicative des victimes criant vengeance, que soient nettement distinguées justice et vengeance, donc à la colère qui en est la source, que l’institution soit secrètement travaillée par un désir de respect toujours plus grand de la singularité de chaque cas. Pourquoi ? Ricœur a cette belle parole : « L’esprit de pardon se borne ici à ce discret rappel que même al vie du bourreau vaut autant que par la mienne ».
De plus, il est bon que l’amour qui pardonne sache opérer des exceptions à la rigueur de la loi. Ces exceptions auraient même valeur exemplaire que les gestes de pardon soulignés ci-dessus. Comment ? D’abord la prescription, notamment par rapport aux crimes contre l’humanité. Ricœur estime qu’une société ne peut pas être indéfiniment en colère contre elle-même ou contre l’autre. Certes, la punition est nécessaire ; mais la réparation est impossible et les cicatrices de l’histoire doivent être effacées. Il fait appel tant à la tradition de la Bible hébraïque – trois générations pour la rétribution, mille générations pour la compassion – que de la tradition de l’épopée ou de la tragédie grecque : pitié pour le troyen blessé dont parle Homère ou, chez Sophocle, la suspension de la vendetta familiale qui a coûté la vie de la fille, du père et de la mère afin qu’elle épargne Oreste, le fils.
Ensuite, il existe déjà de telles institutions comme la grâce, le droit de grâce, la pratique de l’amnistie dans les démocraties constitutionnelles. Certes, l’amnistie ne doit pas être amnésie. Mais le corps a besoin, a le droit de guérir. Or, l’amnistie est l’acte politique et juridique qui a pour finalité de guérir les blessures internes du corps politique. Nicole Loraux, dans La cité divisée, note que toute société doit régulièrement pratiquer cette remise de dette, exercer la pitié à l’égard d’elle-même.
J’ajouterai que cette pitié, ce pardon éveille en nous un désir de pardonner, de donner en retour. Une telle affirmation suppose une vision de l’homme et, au total, un certain optimisme. Celui-ci est fondé sur deux points. Le premier est que, statistiquement, la faiblesse est beaucoup plus fréquente que la malice : oui, l’homme est pécheur, mais il pèche souvent par entraînement, par passion ; rarement par désir conscient, construit de faire le mal pour le mal. Un second fondement est lié à la nature de l’homme : celui-ci est traversé par une dynamique du don (le don appelle le don : se recevoir suscite le désir de donner) qui, en cas de souffrance subie, se transforme en une dynamique de pardon (le pardon offert appelle le pardon à donner). Et la violence ne peut étouffer la présence d’une telle dynamique.
b) Pardon et culpabilité
La deuxième difficulté est celle de la faute de soi, la culpabilité et l’ipséité. Le pardon efface la justice en éliminant l’objectivité du mal. D’autant qu’il y a chez le coupable, l’offenseur, une tendance à multiplier les stratégies de disculpation, d’autojustification. Et la punition est une sanction requise par la violation de la loi et la blessure infligée à l’être-avec.
Pour Ricœur, la réponse tient à la dialectique ou au paradoxe du pardon et de la repentance (le regret traditionnel). Cette repentance doit être comprise comme un acte de retournement : la Teshouva hébraïque, la metanoïa grecque, la conversio des latins. La question : qu’est-ce qui doit être premier, le pardon (de l’offensé) ou la repentance (de l’offenseur) ?
Derrida estime qu’il faut appliquer à cette question les catégories de la philosophie de Kant qui oppose conditionnel à inconditionnel : la repentance serait, au sens transcendantal du terme, la condition de possibilité du pardon.
Pour Ricœur, la question de la priorité est vaine. Pour lui, elle n’est pas à la hauteur à laquelle se déploie l’hymne aux Corinthiens. Il fait appel aux ressources de l’herméneutique : « Nous avons affaire à un cercle herméneutique typique, selon lequel la réponse existentielle est en un sens contenue dans le don lui-même. Mais en un sens tel que la réponse soit néanmoins la nôtre. Il y a le pardon, alors il demeure, c’est-à-dire il ne permet ni avant ni après. C’est notre réponse qui se produit dans le temps. Mais si nous assumons le caractère paradoxal de la corrélation, la repentance non plus ne se réduit pas à un instant, à la soudaineté d’un éclair, sa signification est celle d’une vie entière avec ses hauts et ses bas, ses crises et ses déploiements sereins [3] ».
Ricœur précise sa pensée de la repentance et du pardon, de la rémission en distinguant la dette de la faute ; or, si le mal peut être détruit, la dette levée, « la faute, semble-t-il, ne peut être déracinée [4]« . Comment découpler dette et faute ? Pour cela, Ricœur fait appel à la finale de La condition humaine de Hannah Arendt sur la promesse et le pardon. D’un côté, il y a la faute et rien ne peut faire que ce qui a été fait ne le soit : c’est arrivé. De l’autre côté, la faute entraîne une dette, la charge du passé qu’est le fardeau. Or, c’est le propre du pardon que d’alléger le poids de la dette. Et c’est là où intervient la promesse : selon Hannah Arendt, on ne peut se lier dans la promesse que si l’on est capable de se délier ou d’être délié à l’égard du passé. Le pardon répond au caractère irréversible, la promesse au caractère imprévisible. Ainsi, estime Ricœur, s’ouvre une possible compatibilité entre ce que disent Nietzsche (dans la Généalogie de la morale) et Hannah Arendt : le Gai savoir.
Pour ma part, je pense qu’il faut tenir, avec la Bible, et seulement avec elle, la primauté du pardon offert. C’est ce que dit saint Jean, c’est ce que montre Jésus. De plus, il manque à Ricœur l’anthropologie et l’ontologie de son éthique. Mais plus encore la vérité anthropologique du catholicisme, du sacrement : Quand il écrit que « la faute, semble-t-il, ne peut être déracinée », il fait preuve d’un pessimisme et ne pense pas au caractère profondément transformant de la grâce divine du pardon. Dès lors, il est possible de sortir de ce dualisme dette-faute qui est, pour Ricœur, la solution du paradoxe : même la faute peut être effacée, détruite, comme l’expérience le montre.
c) Oubli et mémoire
Oublier, c’est ne plus se soucier. Or, cette in-souciance prend les formes vicieuses, rusées de la dénégation, de la fuite, de la complaisance, de l’aveuglement et confine avec l’impunité. Pourtant, le pardon n’est pas étranger à l’oubli.
Ricœur distingue entre un bon et un mauvais pardon. Il y a même à mettre en place un art d’oublier parallèle à l’ars memoriæ. Or, le critère du bon oubli, selon Ricœur, est lié à celui de la cessation de faire des comptes. En effet, en latin, putare signifie faire des comptes et imputare (qui a donné imputation) rendre des comptes.
d) Pardon et mémoire
La plus grande résistance au pardon réside dans la mémoire. La réponse, estime Ricœur, consiste en ce que le pardon est un travail qui fait appel au double travail de mémoire et de deuil. Il appelle le travail de mémoire, par continuité avec le concept psychanalytique du travail de deuil et aussi par opposition avec le concept éthique du devoir de mémoire (que pourrait signifier une injonction comme : « Tu te souviendras » ?). Ce travail est une œuvre qui évite l’ombre de l’oubli et le risque de la disculpation, par fidélité au passé et aux victimes de la violence. Ricœur parle de soin : « quelqu’un peut inviter un autre à être soigneux de ne pas oublier en ajoutant à ce vœu quelque secours, quelque encouragement, quelque incitation à travailler pour le soin de ne pas oublier ce qui est arrivé, ce que nous avons fait, quel tort nous avons commis et ce que nous avons souffert nous-mêmes [5] ». Ce travail de deuil sera au cœur de la mémoire : ce sera l’acceptation de la faille, la perte de la prétention à construire une histoire sans perte, à accepter de l’irréparable.
Le signe d’un tel travail de pardon serait « un certain degré de bonne humeur, de gaieté. Pourquoi pas au sens de la ‘gaia scientia’ de Nietzsche [6] ? »
Pascal Ide
[1] Nous suivons Paul Ricœur, « Les difficultés du pardon » in Supplément au Bulletin de Littérature ecclésiastique. Chronique n° 4, 1999, p. 15-24.
[2] Nous suivons Paul Ricœur, « Les difficultés du pardon » in Supplément au Bulletin de Littérature ecclésiastique. Chronique n° 4, 1999, p. 15-24.
[3] Ibid., p. 22.
[4] Ibid., p. 22.
[5] Ibid., p. 23.
[6] Ibid., p. 23.