Le munus dans l’Église. Son articulation au pouvoir et à la juridiction. Une relecture à la lumière de l’amour-don 2/3

3) Enjeux plus vastes

De prime abord restreintes, voire plus canoniques que théologiques, les questions posées par le munus débordent largement vers l’ecclésiologie en général, l’histoire de l’Église, la théologie sacramentelle en général et en particulier l’Eucharistie ou l’ordre, voire la théologie fondamentale.

a) Deux ecclésiologies

La racine de la différence est ecclésiologique. En effet, une double vision de l’Église travaille la problématique du munus : d’un côté, l’Église comme societas perfecta ; de l’autre, l’Église comme corps mystique. Cette opposition rejoint celle, plus classique entre l’Église-institution et l’Église-charisme ou celle de l’Église-hiérarchie et de l’Église-communion. De fait, très tôt, les experts ont distingué la présence de deux ecclésiologies en tension travaillant les textes du concile Vatican II : une ecclésiologie juridique et une ecclésiologie de communion [1], ce qui rejoint la polarité entre la vision sociétaire et la vision mystique de l’Église. Enfin, au plus profond, se dessinent deux visions, l’une plus christologique, l’autre plus pneumatologique, de l’Église.

 

« La réintroduction, dans la ligne de Vatican II, de la dimension pneumatologique de l’Église, et sa double référence dynamique au Christ et à l’Esprit, conduit alors à remettre en valeur l’aspect sous lequel l’Église est ‘improvisation de l’Esprit’ (K. Rahner) [2] ».

 

Or, les partisans de la posture duelle adoptent plus volontiers une vision hiérarchologique et les sectateurs de la position unitaire une ecclésiologie communionnelle. Ce n’est pas un hasard si les premiers se recrutent davantage chez les canonistes et les seconds chez les théologiens ; or, le droit canonique, qui est le droit de l’Église, norme, régule l’institution, alors que la théologie est d’abord contemplation du mystère.

Illustrons ce point à partir de ce qu’affirme Gianfranco Ghirlanda. Pour le futur recteur de l’Université Grégorienne, le projet fondamental de Lumen gentium est de parvenir à une synthèse « harmonieuse et équilibrée entre la tendance, disons, ‘spiritualiste’ et la tendance ‘institutionnaliste’, afin de pouvoir décrire la réalité unique et complexe de l’Église qui est invisible et spirituelle, et en même temps visible et institutionnelle, hiérarchique [3] ». Or, toujours pour notre auteur, cette unité réside dans la notion de communion hiérarchique sur laquelle a porté sa thèse : elle est la « clef d’interprétation de l’ecclésiologie de Vatican II en général et de sa doctrine de l’épiscopat en particulier [4] ». Toutefois, Ghirlanda ne donne pas le même poids au substantif et à l’adjectif : « Cette communion a toujours été structurée, et un un sens hiérarchique – observe Congar dans sa recension du livre de Ghirlanda –, mais le substantif porte ici une densité plus grande que l’adjectif : la communion est d’abord communion des Églises, et cela sur la base sacramentelle supposant l’unité de la foi [5] ». Or, communion renvoie à la vision mystique et hiérarchique à la vision sociétaire. Donc, le canoniste adhère à la vision qu’il qualifie lui-même d’institutionnaliste.

b) Deux articulations Église universelle-Églises locales

Cette polarité ecclésiologique se répercute sur une question devenue sensible et même polémique du fait de ses implications pastorales : celle de la relation entre l’Église universelle et les Églises locales. Derrière ces questions aux enjeux pratiques parfois brûlants, on touche une interrogation plus générale et plus spéculative en théologie : celle de la relation entre l’universel et le particulier.

Or, les adeptes de la position duelle accordent le primat à l’Église universelle sur les Églises locales, d’autant que le primat romain, qui est évêque de Rome, tient sa spécificité du pouvoir de juridiction et que la thèse du double pouvoir a souvent été défendue contre l’hypothèse du conciliarisme.

En regard, les partisans de la position duelle affirment la primauté aux Églises locales sur l’Église universelle. C’est ainsi que, dans le sillage d’Hervé Legrand [6], Laurent Villemin – qui, dans l’article ressemblant à des Retractationes, a dû affirmer son adhésion au primat pétrinien – plaide en faveur d’un recentrement sur les églises locales : il appelle à « une restauration du rapport à l’ecclesia par le renouveau de la théologie de l’église locale [7] ».

Plus implicitement, l’un des enjeux commun de la double herméneutique ecclésiale présente dans ces deux premières tensions est le pouvoir. D’un côté, la perspective hiérarchologique maintient la présence d’une autorité, donc d’une verticalité – dont l’une des concrétisations les plus évidentes est le primat romain. De l’autre, la perspective communionnelle suspecte le pouvoir de centralisme, d’absence d’horizontalité et, au fond, de violence : il contredit celui qui a dit être « venu non pour être servi, mais pour servir ».

c) Deux historiographies de l’Église

Ces deux ecclésiologies s’accompagnent d’une double vision de l’histoire de l’Église – d’autant que le Dieu biblique est venu dans notre histoire, de sorte que l’on ne peut plus séparer l’être du devenir.

Les tenants de la thèse duelle valorisent l’ecclésiologie qui s’est mise en place dans le sillage de la réforme grégorienne, à savoir l’Église hiérarchique, alors que les tenants de la thèse unitaire se tournent vers l’ecclésiologie du premier millénaire qui, à la suite des Pères, est plus communionnelle, donc plus horizontale. Par exemple, la pratique si dommageable des ordinations dites « absolues » ou ad missam, est explicitement condamnée par le concile de Chalcédoine en 451. Mais, interdites jusqu’au xiie siècle, elles sont progressivement permises à partir de cette date. Cette pratique a facilité la séparation du pouvoir d’ordre et du pouvoir de juridiction : « Alors que l’octroi de l’ordre et l’octroi de l’office advenaient [jusque lors] par la médiation d’un acte unique, ils devinrent en un second temps séparés et distincts [8] ». L’on est ainsi passé de ce que l’on appelle, en électricité, un circuit en série à un circuit en parallèle. Au fil de l’histoire, les pratiques ont conduit à autonomiser ce qui était auparavant dépendant.

En fait, cette opposition entre le premier et le deuxième millénaire de l’histoire de l’Église est une reconstruction opérée par ceux qui, à la suite du père Congar [9], adhèrent à la position unitaire [10] et refusée par la position adverse qui, à la suite de Stickler, estiment trouver la distinction des pouvoirs depuis l’origine. Il serait donc plus exact d’affirmer que l’historiographie unitaire est discontinuiste et l’historiographie duelle continuiste, ainsi que le confirmera le conflit des herméneutiques sous-jacentes.

d) Deux interprétations du sacrement en général

Passons de la théologie de l’Église à la théologie des sacrements. Ici, nous nous fonderons sur l’exposé de Laurent Villemin qui a eu le mérite de penser les fondements théologiques des deux approches. Disons-le une fois pour toutes : les deux visions doctrinales, donc synchroniques, qui sont en opposition, sont aussi deux visions successives, donc diachroniques, la rupture se produisant avec l’apparition de la théologie médiévale ou scolastique. Et, répétons-le, cette opposition est une reconstruction non dénuée de polémique opérée par un supporter de la thèse unitaire dans laquelle les propagandistes de la thèse opposée ne se retrouve pas totalement.

Pour les Pères de l’Église, dont la doctrine s’enracine dans la liturgie et la vie monastique, « le sacrement était une opération de Dieu s’accomplissant mystérieusement sous des apparences visibles. Dès lors, toute la vie de l’Église était sacrement ». Face à cette vision mystérique et synthétique centrée sur l’Église sacrement, se dresse une conception analytique centrée sur les sept sacrements. « Dans la ligne de saint Augustin, on analyse ensuite la structure des choses plus qu’on accepte une action de Dieu ; on s’intéresse à l’efficacité du sacrement lui-même, on cherche à préciser, si l’on peut dire, la part de Dieu et celle du ministre [11] ».

Plus profondément, nous nous trouvons face à deux théologies sacramentaires : le sacrement comme acte divin (acte du Christ) ; le sacrement comme signe. Olric de Gélis, professeur de théologie au collège des Bernardins, développe cette opposition dans son polycopié de théologie des sacrements [12].

Or, la connexion avec les deux visions, duelle et unitaire, du munus et de la potestas, est patente : plus centrée sur le signe efficace, la visibilité, la part humaine, donc l’institution dans le premier cas ; plus centrée sur le mystère, l’invisibilité, l’action divine, donc le sacrement dans le second. Et cette polarité présente aussi des retombées sur la théologie du caractère sacramentel. En effet, celle-ci se présente comme un pouvoir. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait été posée par une ecclésiologie plus hiérarchique, qui accorde un tel poids au pouvoir de juridiction.

e) Deux interprétations de l’Eucharistie

Pendant le premier millénaire, la théologie de l’Eucharistie a d’abord été finalisée par l’Église. Mais, en se fondant sur la distinction scolastique de la triple instance, sacramentum tantum, res et sacramentum et res tantum, la théologie eucharistique va distinguer deux finalités, ecclésiale et proprement sacramentaire : elle « laisse émerger une distinction, dans le pouvoir du prêtre, entre ce qui relève du pouvoir sur le corps eucharistique, et ce qui relève du pouvoir sur le corps ecclésial et son unité [13] ». N’est-ce pas la même histoire que raconte Henri de Lubac à propos de l’évolution de l’expression corpus mysticum ? Après avoir désigné l’hostie consacrée, elle en vient à exprimer l’Église qui, alors, se contredistingue du corpus verum qu’est l’hostie consacrée.

Or, l’interprétation duelle souligne davantage le munus sanctificandi, donc le rôle du prêtre dans la consécration de l’Eucharistie, et son interprétation unitaire le service de la communion qui inclut les trois munera (et pas seulement le munus regendi).

f) Deux interprétations du sacrement de l’ordre

Étant donné les liens nombreux entre théologie de l’Eucharistie et théologies du sacerdoce, nous retrouvons donc aussi deux lignées interprétatives divergentes. Durant le premier millénaire, le prêtre est pensé d’abord en lien avec l’Église qu’il sert et l’efficacité de son action en fonction de la finalité qu’est la communion. Mais, à partir du second millénaire, le sacerdoce ministériel est conçu en relation avec l’Eucharistie [14] et, plus encore, avec le caractère sacerdotal qui devient « comme un pouvoir et non plus d’abord comme un collège ou un ordre hiérarchique dans lequel on entre [15] ».

Or, cette centration sur la seule messe conduit à une vision privatisée du prêtre et aux ordinations ad missam (c’est-à-dire les ordinations d’un ministre ayant pour seule mission de célébrer la messe en privé), donc tend à séparer pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction, caractéristique de la lecture duelle du munus et de la potestas sacra.

g) Deux herméneutiques de la Tradition (et du Magistère)

Enfin, toutes ces tensions trouvent par certains côtés leur fondement en théologie fondamentale dans deux herméneutiques opposées que Benoît XVI a distinguées dans un célèbre discours de à la Curie romaine, l’« herméneutique de la discontinuité et de la rupture » et l’« herméneutique du renouveau dans la continuité » :

 

« Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L’une a causé de la confusion, l’autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits. D’un côté, il existe une interprétation que je voudrais appeler ‘herméneutique de la discontinuité et de la rupture’ ; celle-ci a souvent pu compter sur la sympathie des mass media, et également d’une partie de la théologie moderne. D’autre part, il y a l’’herméneutique de la réforme’, du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Église, que le Seigneur nous a donné ; c’est un sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche [16] ».

 

En toute rigueur, il faudrait opposer une herméneutique de la continuité et une herméneutique de la discontinuité. En effet, le deuxième membre distingué par le pape allemand intègre déjà les deux extrêmes, jusque dans sa formulation plus complexe, puisqu’il ajoute à la « continuité » un moment de « renouveau », c’est-à-dire de réforme ou de renouvellement. Il conjure ainsi les deux logiques unilatérales, plus parménidienne, jusqu’à l’intégrisme, du continuisme, et plus héraclitéenne, jusqu’à la révolution, du discontinuisme.

Or, nous l’avons vu, les partisans de la théologie unitaire du munus adhèrent à une histoire discontinuiste de l’histoire de l’Église et les adeptes de la théologie duelle à une histoire continuiste.

h) Résumé

L’on peut rassembler en un tableau synoptique les principales polarités :

 

 

Vision duelle

Vision unitaire

Unité de la potestas (de l’évêque)

Dualité des pouvoirs : potestas ordinis reçue du sacrement ; potestas iuridictionis reçue du Pontife romain

Unité de la potestas sacra, reçue du sacrement (de l’ordre)

Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction

Affirmation de la dualité des pouvoirs

Affirmation du pouvoir d’ordre et négation du pouvoir de juridiction

Les tria munera en relation avec les deux pouvoirs

Le munus sanctificandi rattaché au pouvoir d’ordre.

Les munera docendi et gubernandi rattachés au pouvoir de juridiction

Les tria munera rattachés à l’unique potestas sacra reçue de l’ordination

Relation munus et iuridictio

Égalité (montage en parallèle)

Subordination (montage en série)

La place du Droit canonique

Sinon première, du moins prégnante

Sinon marginalisée, du moins seconde

Les ecclésiologies

L’Église comme societas perfecta

L’Église comme institution

L’Église comme hiérarchie

Vision plus christologique

L’Église comme corps mystique

L’Église comme charisme

L’Église comme communion

Vision plus pneumatologique

Relations entre Église universelle et les Églises locale

Primauté de l’Église universelle sur les Églises locales 

Primauté des Églises locales sur l’Église universelle

L’histoire de l’Église

Centrée sur le deuxième millénaire

En fait, continuiste

Centrée sur le premier millénaire

En fait, discontinuiste

La théologie sacramentaire

Centrée sur l’Église-sacrement et la liturgie

Plus synthétique et mystérique

Centrée sur le sacrement comme acte divin (acte du Christ)

Centrée sur les sept sacrements

Plus analytique et centrée sur la visibilité efficace

Centrée sur le sacrement comme signe

La théologie de l’Eucharistie

Centrée sur le corpus mysticum

Centrée sur la finalité ecclésiale (res tantum)

Plus collective

Centrée sur le corpus verum (hostie consacrée)

Centrée sur la présence réelle (res et sacramentum)

Plus personnelle

La théologie du sacrement de l’ordre

Finalisée par la communion ecclésiale

Finalisée par la célébration de la messe

L’herméneutique de la Tradition

Herméneutique de la continuité

Herméneutique de la discontinuité

 

Redisons aussi que, pour être éclairante, cette systématisation n’honore pas totalement la riche complexité des positions en présence et surtout leur évolution. C’est ainsi que, face à l’opposition des deux historiographies ecclésiales, Laurent Villemin en appelle, de manière heureuse et inattendue, à une troisième voie réconciliatrice :

 

« Il y a un enjeu théologique de la réconciliation des deux millénaires de l’histoire de notre Église. On ne peut simplement faire une ecclésiologie en ne se référant qu’à l’Église du premier millénaire et en considérant le second comme une sorte de déviance par rapport à une ecclésiologie originelle, de même on ne peut commencer la réflexion ecclésiologique avec la Réforme grégorienne sans une relecture du premier millénaire [17] ».

 

De même, Mgr Martimort, qui est un défenseur d’une vision unitaire, prônait une vision plus équilibrée des relations entre Église universelle et les Églises locales :

 

« Il y aura toujours, dans l’organisation de la liturgie, une tension entre ces deux pôles : l’Église locale, l’Église universelle. Selon les époques et les vicissitudes historiques, l’équilibre s’établira différemment entre deux exigences : d’une part, l’enracinement local d’une communauté priante, d’autre part, l’unanimité des Églises à exprimer fidèlement l’unique voix de l’Épouse du Christ [18] ».

4) La proposition de Martin Pinet

a) Énoncé

L’intuition centrale du père Pinet, intuition qu’il puise dans son écoute, son analyse et sa méditation des textes conciliaires, est que, face au dilemme posé par la question du pouvoir et qui a déchiré les deux partis, unitaire et duel, le Concile est sorti par le haut en introduisant un terme à la fois ancien comme signifiant et nouveau en son signifié, munus. Pour rendre son propos plus concret et permettre une induction, il part de l’exemple de l’évêque. De fait, c’est à son propos que la question de la distinction des deux potestates et des trois munera s’est posée aux pères conciliaires lors de la rédaction du chapitre 3 de Lumen gentium. Mais il prend soin aussi d’étendre sa démonstration aux autres formes de munus, non sans la différenciation proposée par le Concile. Par exemple :

 

« le munus pétrinien a pour mission principale la communion de l’Église, le munus épiscopal se définit d’abord par la mission d’annoncer le Christ, et le munus presbytéral par la mission de célébrer les sacrements, et par le témoignage de sa propre vie des prêtres […]. Le munus propre aux laïcs […] se comprend comme l’offrande spirituelle de leur personne et du monde temporel dans la prière, le témoignage existentiel du Christ au milieu de ce monde, et la transformation du monde temporel de l’intérieur [19] ».

 

J’ajoute que c’est là un superbe exemple de l’intégration des apories qui ne peut s’opérer qu’à partir d’un troisième terme qui sauve la vérité contenue dans les pôles en tension et même en conflit.

Le père Pinet expose avec bienveillance les deux positions que nous avons qualifiées de duelle et d’unitaire, et avec acribie ses présupposés théologiques. Tout en prenant ses distances à l’égard de ces deux thèses extrêmes, il ne se situe pas à équidistance. D’ailleurs, le juste milieu vertueux est rarement géométrique ! Mais sa détermination opine nettement en faveur de la thèse unitaire. D’un mot, l’on pourrait dire que, avant tout avec la position unitaire et contre la position duelle, il affirme qu’unique est la source des trois munera, à savoir le sacrement de l’ordre. Toutefois, contre les adeptes de cette thèse unitaire et avec ceux de la thèse duelle, il maintient la nécessité constitutive de la juridiction. C’est ainsi qu’il reproche à Laurent Villemin sa trop grande réactivité – « Il nous semble inapproprié de parler de changement de paradigme (Villemin), ce qui risquerait de mettre en doute la continuité du développement dogmatique, même si cette continuité connaît parfois des changements de perspective, comme c’est ici le cas [20] » –, réactivité qui embrasse les différentes résonances dont a fait état notre quatrième partie, tout en saluant la profonde convergence. Celle-ci est historique : la distinction des deux pouvoirs, ordre et juridiction, est devenue, peu à peu, notamment par le rôle joué des Décrétalistes, « la catégorie fondamentale de compréhension du pouvoir dans l’Église [21] ». Elle est aussi doctrinale : « nous rejoignons cependant Villemin lorsqu’il définit sa thèse » selon laquelle il convient de ne plus user de la distinction entre les deux pouvoirs, d’ordre et de juridiction, mais à condition de faire de la juridiction non pas « comme un pouvoir en soi », mais comme « l’exercice d’un pouvoir qui lui est distinct [22] ».

b) Bref exposé

Nous avons déjà exposé le cœur de l’intuition du père Pinet, du moins quant à ce qui regarde l’articulation des trois notions : munus-potestas-iuridictio. Nous y renvoyons donc (cf. 2)c)3.). Nous nous contenterons de préciser quatre points.

  1. Le premier concerne les sources.

Le théologien accorde une place particulière à la détermination du deuxième paragraphe de la Nota explicativa prævia qu’il cite et commente à deux reprises [23] :

 

« Dans la consécration est donnée la participation ontologique aux fonctions [munerum] sacrées comme il ressort de façon indubitable de la Tradition et aussi de la tradition liturgique. De propos délibéré on emploie le terme de fonctions [munerum] et non pas celui de pouvoir [potestatum], parce que ce dernier pourrait s’entendre d’un pouvoir apte à s’exercer en acte [de potestate ad actum expedita]. Mais, pour qu’un tel pouvoir apte à s’exercer existe, doit intervenir la détermination canonique ou juridique de la part de l’autorité hiérarchique [24] ».

 

Ainsi que nous l’avons relevé ci-dessus, cette précision convoque la distinction (d’ordre métaphysique) entre l’acte et la puissance. Le munus (« fonction ») est à la potestas (« pouvoir ») ce que la puissance est à l’acte. À l’écoute de la Révélation, dans une herméneutique de la continuité, le père Pinet a donc repris cette précieuse détermination magistérielle, d’autant qu’il en montre à la fois l’autorité et la précision théologique – contre les suspicions provenant principalement des partisans de la posture dualiste.

Les trois autres points concernent le contenu de la théologie du munus proposée par notre auteur.

  1. Tout d’abord, fort de l’étymologie autant que de l’usage polysémique du terme, le père Pinet joint deux signification qu’il articule dynamiquement. Par exemple : le munus se « défini[t] par un double mouvement ». En effet, il « est à la fois une grâce reçue, et un service à remplir ; une consécration et une mission ; il rend ainsi compte de la double dimension de tout pouvoir exercé dans l’Église, qui est à chaque fois don et service, sacrement ministère [25]».
  2. Loin de le réduire à un sens seulement ecclésiologique et, a fortiori, canonique, notre auteur accorde au munus un contenu théologique et même théo-logique, je veux dire trinitaire et christologique. En effet, les trois munera trouvent leur source dans le Christ et même, ultimement, dans le Dieu unitrine. On aboutit ainsi à un schéma puissant, structuré par la dynamique englobante de l’exitus-reditus.

Du côté de l’exitus (sortie) :

 

« La sainte Trinité est à l’origine du munus : le Père a tout remis à son Fils en le consacrant par l’onction ; à l’image des prêtres des prêtres, des prophètes et des rois de l’Ancien testament, son ministère se déploie selon une triade de fonctions […]. L’Esprit, qui est l’âme de l’Église, donne sa grâce qui est le munus unique, la mission fondamentale de l’Église. La première action de cette grâce est sacramentelle : par le Baptême, le Peuple de Dieu est constitué, pour se sanctifier, proclamer la Bonne Nouvelle, et transformer le monde en témoignant par ses actes. Parmi ces baptisés, certains sont choisis pour recevoir une autre grâce sacramentelle, celle de l’ordre, qui est ne grâce de service de la mission, auprès de l’ensemble du Peuple de Dieu. Cette grâce s’exerce sous la forme d’une potestas, c’est-à-dire d’un pouvoir de célébrer, d’enseigner et de gouverne la communauté [26] ».

 

Le reditus (retour) a déjà été évoqué : « Tout don de Dieu lui revient » : « le tria munera baptismal » retourne vers « la sainte Trinité : la vie chrétienne est ordonnée au salut du monde, et à la gloire de Dieu [27] ». Et, « dans un second temps, autant chronologique qu’ontologique », « le ministre ordonné » est mis « au service de la mission des baptisés [28] » pour qu’ils puissent faire retour vers Dieu. Ainsi, le ministère ordonné étant comme en-dessous et finalisé par les munera baptismaux, il épouse « le modèle de la ‘pyramide inversée’ ». Autrement dit, le schéma proposé par le père Pinet est « l’inverse du schéma hiérarchologique traditionnel [29] », sans pour autant être purement horizontal (ce qui bifferait toute hiérarchie, toute origine).

  1. Enfin, passant de l’amont à l’aval, le théologien de Beauvais insiste avec force sur l’orientation communionnelle du munus. Là encore, se fondant sur l’étymologie [30], le munus, en particulier épiscopal, est finalisé par la communion ecclésiale. L’évêque, note avec justesse le cardinal Bordeaux, est « serviteur de la communion [31]» dans l’Église.

C’est ainsi que le père Pinet consacre l’entièreté de son dernier chapitre à la relation entre munus et communio. En ce sens, il s’inscrit dans l’évolution postconciliaire. On le sait, multipliant les notions comme « sacrement », « peuple de Dieu, « corps mystique », le Concile en général et Lumen gentium en particulier n’ont pas proposé une ecclésiologie pleinement unifiée du moins explicitement : « L’ecclésiologie conciliaire n’est pas unifiée sous une seule notion – fût-elle large qui serait comme la source ou le point de confluence de toute la théologie dogmatique de l’Église [32] ». Aussi, le lendemain de Vatican II, des ecclésiologies divergentes ont-elles vu le jour. Or, en 1985, le synode des évêques a proposé une notion convergente qui a rapidement fait l’unanimité [33], la communion : « L’ecclésiologie de communion est l’idée centrale et fondamentale [l’idea centrale e fondamentale] des documents du Concile [34] ». Même si elle n’est pas énoncée explicitement, son contenu est omniprésent à Vatican II. Comme le concept de munus qui n’avait encore jamais bénéficié d’une réception magistérielle avant le Concile et a permis de sortir de débats contradictoires virtuellement indéfinis, celui de communion fit de même, mais vingt ans après.

D’un mot, le raisonnement du père Pinet est le suivant : le munus s’incarne, par la juridiction, dans un potestas, une mission canonique. Or, pour l’évêque, celle-ci s’identifie à la communion. Donc, « la communio désigne la constitution même de l’Église, son atmosphère, à l’intérieur de laquelle se vivent des rapports hiérarchiques [35] ». Ainsi, devenant seconde, mais non secondaire, la notion de pouvoir doit elle-même être éclairée et comme enveloppée par celle de communion qui est résolument première.

Certes, on ne peut nier que la terminologie soit flottante. Dans les textes conciliaires et magistériels, les mots potestas, munus, iuridictio, etc., sont polysémiques. Par exemple, observe Gérard Philips, « il y a une équivoque dans le vocabulaire. Juridiction peut signifier soit la fonction elle-même, soit sa mise en exercice [36] ». De plus, le Code de droit canonique a donné une place d’importance au lexique de la potestas, revalorisant ainsi la notion de pouvoir Toutefois, la clarification apportée par le père Pinet indique la direction à suivre pour lever les amphibologies : c’est à partir de la théologie qui offre un cadre et un contenu conceptuel que les mots peuvent être précisés, et non l’inverse.

c) Évaluation critique

Passons les questions d’organisation de la thèse (bien que le plan soit très analytique, le principe d’ordre qui l’a dicté nous a échappé à plusieurs reprises), pour ne nous attacher qu’au contenu. Passons aussi le contenu historique, mais pour une autre raison : notre incompétence nous interdit de poser un jugement sur le dossier exégétique et historique concernant la notion de munus au dernier Concile et sa réception postconciliaire. Centrons-nous sur le seul contenu doctrinal. Nous adhérons avec enthousiasme et sans réserve à l’interprétation proposée par l’auteur.

Nos seules questions portent sur les points laissés indéterminés, ce qui ouvrira à la détermination qui suit. Ces points sont surtout au nombre de trois :

  1. Le père Pinet a-t-il suffisamment cerné la notion de munus? En effet, il définit celui-ci à partir d’un double mouvement ou d’un double volet dynamiquement articulé : la consécration et la mission, la grâce et le service. Or, d’abord, un concept un doit être pensé dans son unité, s’il ne veut pas être voué à l’indéfinité de l’oscillation. Ensuite, cette pulsation n’est pas non plus réfléchie comme telle. Enfin, entre la réception qui vient du dehors et la donation qui de nouveau oriente au dehors, il manque ce moment d’intériorité qui explicite l’essence intrinsèque de la res, ici le munus.
  2. Le munus est finalisé par la communio par le biais de la iuridictio qui en permet l’application et l’exécution. Or, nous avons vu que, à la suite du Concile et d’un commentaire de Congar, notre théologien tresse munus et juridiction à partir des catégories de l’acte et de la puissance : le munus s’actualise dans la potestas par la médiation de la juridiction. Mais, d’abord, il n’interprète pas ces catégories héritées de la métaphysique aristotélicienne à partir de la pulsation consécration-mission. Ensuite, dans la dernière partie, il ne les articule pas non plus à la notion de communio, de sorte que, au lieu d’être seulement énoncées, ces relations seraient elles-mêmes pensées et éclairées théologiquement.
  3. A-t-il suffisamment répondu aux objections insistantes des canonistes (mais aussi des théologiens) postconciliaires qui, malgré l’évidence des textes, ont eu besoin de revenir à la distinction des deux pouvoirs, d’ordre et de juridiction ? En particulier, l’on notera que le père Pinet a recueilli comme un acquis la distinction des trois munera, mais ne l’a pas pensé comme telle. Plus encore, ayant proposé la distinction originale des deux pôles du munus, pourquoi n’a-t-il pas cherché à en partir pour élaborer théologiquement la raison profonde de cette tripartition ? Plus qu’une définition affinée des termes munus, potestas, iuridictio (et, depuis le Code de Droit canonique de 1983, de facultas), présenterait-elle une ressource permettant de mieux honorer les requisit des théologiens à propension duelle ?

Pascal Ide

[1] Cf. Antonio Acerbi, Due ecclesiologie. Ecclesiologia giuridica ed ecclesiologia di communione nella Lumen gentium, Bologna, Ed. Dehoniane, 1975.

[2] Michel Deneken, « Ecclésiologie et dogmatique. L’Église sujet et objet de la théologie », Revue théologique de Louvain, 38 (2007) n° 2, p. 204-221, ici p. 211.

[3] Gianfranco Ghirlanda, « La notion de communion hiérarchique dans le Concile de Vatican II », p. 232.

[4] Ibid., p. 236.

[5] Yves Congar, « Bulletin d’ecclésiologie », 1982, p. 97.

[6] Cf. Hervé Legrand, « Les évêques, les Églises locales et l’Église entière. Évolutions institutionnelles depuis Vatican II et chantiers de recherche », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2001 (85) n° 3, p. 461-509 ; « Réformer la papauté pour servir l’unité entre les Églises », Nouvelle revue théologique, 136 (2014) n° 4, p. 565-576.

[7] Laurent Villemin, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction, p. 384.

[8] Wilhelm Bertrams, « Episcopato e primato nella vita delle Chiesa », p. 440.

[9] En effet, elle trouve notamment son origine dans l’ouvrage très influent d’Yves Congar, L’Église, de saint Augustin à l’époque moderne, coll. « Histoire des dogmes » III, Paris, Le Cerf, 1970.

[10] Cette vision duelle est volontiers appliquée par exemple par la thèse de Bénédicte Mariolle, enseignante en liturgie sacramentaire à l’Institut catholique de Paris (Les sacrements à l’approche de la mort. Le viatique au passage de la mort dans la tradition de l’Église, coll. « Lex orandi. Nouvelle série » n° 10, Paris, Le Cerf, 2022).

[11] Yves Congar, L’Église, de saint Augustin à l’époque moderne, p. 169.

[12] Cf. P. Olric de Gelis, Sacramentalité. Cours donné à la Faculté Notre-Dame, École Cathédrale, Collège des Bernardins, 2nd semestre 2021-2022, à usage privé.

[13] Laurent Villemin, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction, p. 374.

[14] « La relation du prêtre à l’Eucharistie est l’ultime détermination du ministère ordonné » (Laurent Villemin, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction, p. 379).

[15] Ibid., p. 376.

[16] Benoît XVI, Discours à la Curie romaine à l’occasion de la présentation des vœux de Noël, 22 décembre 2005.

[17] Laurent Villemin, « Problématiques actuelles en ecclésiologie », ici p. 156.

[18] Aimé-Georges Martimort, « De l’assemblée locale à l’Église universelle. Diversité et unité dans la liturgie », Aimé-Georges Martimort (éd.), L’Église en prière. 1. Principes de la liturgie. Introduction à la liturgie, Paris, Desclée, 1984, p. 122-138, ici p. 122.

[19] Martin Pinet, La notion de munus au concile Vatican II et après, p. 453.

[20] Ibid., p. 377.

[21] Martin Pinet, La notion de munus au concile Vatican II et après, p. 455.

[22] Ibid. Souligné dans le texte.

[23] Ibid., p. 240-241 et p. 296-297.

[24] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium sur l’Église, 21 novembre 1964, Nota explicativa prævia, n. 2. « In consecratione datur ontologica participatio sacrorum munerum, ut indubie constat ex Traditione, etiam liturgica. Consulto adhibetur vocabulum munerum, non vero potestatum, quia haec ultima vox de potestate ad actum expedita intelligi posset. Ut vero talis expedita potestas habeatur, accedere debet canonica seu iuridica determinatio per auctoritatem hierarchicam ». La traduction officielle (sans pour autant jouir d’une quelconque autorité) de ce que l’on appelle en français « Note explicative préalable » est plus imprécise : « Comme le montre clairement la tradition, y compris la tradition liturgique, c’est une participation d’ordre ontologique aux fonctions sacrées qui est conférée pat la consécration. On a utilisé à dessein le mot « fonction », et non « pouvoir », qui pourrait être entendu d’un pouvoir déjà libre de s’exercer. Pour qu’un tel pouvoir existe en fait, il faut que l’autorité hiérarchique l’ait juridiquement ou, si l’on veut, canoniquement déterminé ».

[25] Martin Pinet, La notion de munus au concile Vatican II et après, p. 380.

[26] Ibid., p. 295-296.

[27] Ibid., p. 298.

[28] Ibid., p. 297.

[29] Ibid.

[30] Contrairement à la pseudo-étymologie parfois invoquée qui fait dériver le terme communion de « commune union », le vocable latin communio est composé du préfixe cum, « avec », et de la racine munus, de sorte qu’il signifie : charge portée ou fonction exercée ensemble.

[31] Jean-Pierre Ricard, « Être évêque à l’orée du troisième millénaire », Hervé Legrand et Christoph Théobald (éds.), Le ministère des évêques au concile Vatican II et depuis. Actes du colloque, mars 2000, Évry, coll. « Théologies », Paris, Le Cerf, 2001, p. 271-272, ici p. 267.

[32] Benoît-Dominique de La Soujeole, « l’Église comme société et l’Église comme communion au deuxième concile du Vatican », Revue thomiste, 91 (1991) n° 2, p. 219-258, ici p. 233.

[33] Deuxième Assemblée générale extraordinaire du Synode des Évêques, « Relazione finale del sinodo dei vescovi », Aggiornamenti Sociali, Vol. 1-2, Milano, Edizioni Aggiornamenti Sociali, 1986, n° 1, p. 67-79, ici p. 74.

[34] Cf., par exemple Joseph Ratzinger, « Bilan de l’époque postconciliaire. Échecs, devoirs, espoirs », Les principes de la théologie catholique. Esquisse et matériaux, trad. Jacques Maltier, coll. « Croire et savoir », Paris, Téqui, 1982, p. 410-422, ici p. 413.

[35] Martin Pinet, La notion de munus au concile Vatican II et après, p. 458. Souligné dans le texte.

[36] Gérard Philips, « Notes pour servir à l’histoire de la Nota prævia explicativa », Jan Grootaers éd., Primauté et collégialité. Le dossier de Gérard Philips sur la Nota explicativa praevia, Lumen gentium, chap. III, coll. « Bibliotheca ephemeridum theologicarum Lovaniensium » n° 72, Leuven, University press, 1986, p. 77. Souligné dans le texte.

26.9.2022
 

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