Le monde et l’Écriture, sacrements de Dieu

« Dans toute action liturgique, ensemble avec l’Église, est présent son Divin Fondateur [1] ».

 

« Selon la compréhension catholique, en effet, le salut ne rejoint pas l’homme seulement comme une idée et n’en touche pas seulement l’esprit ou l’existence. En pénétrant de manière verticale dans le centre du monde créé, il se diffuse de là de manière horizontale [2] ».

 

Dans un texte inspiré, le cardinal Ratzinger montre que les sacrements et la liturgie nous rappellent que notre monde ne se réduit pas à sa seule réalité matérielle exploitable, mais possède une dimension invisible qui vient de Dieu et retourne à Dieu. Autrement dit, est un sacrement :

 

« L’idée théologique peut-être la plus féconde de notre siècle [le vingtième], la théologie des mystères d’Odo Casel, appartient au champ de la théologie sacramentelle et, peut-être, sans exagération, on peut affirmer que, depuis la fin de l’époque patristique, la théologie des sacrements n’a plus connu une telle efflorescence comme celle dont on a joui en ce siècle dans le contexte des idées de Casel, qui, à leur tour, peuvent se comprendre seulement sur le fond du mouvement liturgique et de la redécouverte de l’antique culte chrétien. […]. À une époque où nous nous sommes habitués à voir désormais dans la substance des choses seulement le matériau du travail humain, à une époque où – pour le dire en peu de mots – le monde est considéré comme matière et la matière comme du matériau, il ne reste plus aucun espace libre pour cette transparence symbolique de la réalité à l’éternel sur laquelle se fonde le principe sacramentel. D’une manière un peu précipitée et grossière, on pourrait peut-être dire que le concept de sacrement présupposerait une compréhension symbolique du monde, alors que notre compréhension actuelle du monde serait, tout à l’inverse, fonctionnelle [3] ».

 

Or, plus loin, notre auteur rattache cette conception sacramentelle de la réalité au Mystère et au typos, c’est-à-dire à la lecture typologique de l’Écriture. « Le concept catholique de sacramentum est fondé sur l’interprétation ‘typologique’ des Écritures [4] ». Cette doctrine provient de l’enseignement de saint Paul : « ces choses ont été des types pour nous [Ταῦτα δὲ τύποι ἡμῶν ἐγενήθησαν] » (1 Co 10,6). Ce passage est d’autant plus significatif qu’il traite de l’événement salvifique par excellence dans l’Ancien Testament, à savoir le passage de la mer Rouge. Le type est ce passage (cette pâque) ; l’archétype est alors le Christ ; et l’antitype, les destinataires que sont les chrétiens qui devont vivre de ce salut [5].

Un troublant parallèle le confirme en creux. De même que la science de la nature s’est présentée comme l’unique lecture autorisée qui rende compte de sa signification, de même, la science de l’Écriture a aussi récusé toute lecture autre que la sienne. C’est ainsi que Rudolf Bultmann a écarté la typologie de l’herméneutique biblique pour deux raisons principales : cette notion est grecque et non pas biblique ; elle induit une vision cyclique et donc répétitive de l’histoire.

Là contre, d’autres exégètes notables comme Martin Noth, Gerhard von Rad et Walter Eichrodt – et, la génération ultérieure, Paul Beauchamp – que les catégories de typos et antitypos n’impliquent pas une répétition, mais un développement sur un horizon eschatologique. De même, avec d’autres, comme Henri de Lubac, le patrologue et théologien Jean Daniélou a travaillé à cette lecture polysémique de la Sainte Écriture [6]. Enfin, « la reprise du langage typologique fut inaugurée par le concile Vatican II, qui préféra le langage biblique pour exprimer la réalité sacramentelle [7] ». Par exemple, le dernier concile reprend l’image du « sacrement de l’Église qui naît du Christ sur la croix [8] ».

Terminons cette très brève note par une belle citation du cardinal Daniélou toute imprégnée de cette conviction selon laquelle le monde est théophanique, donc mystérique. Depuis que le Christ a été transfiguré et est ressuscité, nous savons que la Terre peut porter et la matière contenir rien moins que la gloire même de Dieu :

 

« Je me souviens de ce mot de Lord Halifax, cité par Jean Guitton, à qui on disait un jour : « Qu’est-ce que vous éprouvez par rapport à votre mort ? » et Lord Halifax répondait : « Oh ! une intense curiosité ! » Ceci est très anglais. L’âme celte vit de plain-pied avec l’au-delà. Pour elle, les frontières de l’au-delà et de l’en deçà tendent à se dissoudre. Les méditerranéens aiment les contours plus nets. Cette curiosité de ce que cache la mort est d’ailleurs légitime. Mais ce n’est pas ce à quoi la révélation chrétienne nous donne une réponse. En réalité, ce que l’Église nous apporte — en présence de l’angoisse dont il faut bien avouer qu’elle reste, malgré tout, la nôtre en présence de cet abîme béant qui nous reste mystérieux et sur lequel notre curiosité n’est pas satisfaite — quelqu’un s’en est emparé ; et ce quelqu’un est le Christ.

« Le Christ s’est emparé de cet au-delà de la mort. Un des mots les plus admirables que je connaisse dans l’Évangile est celui du Christ, dans le discours après la Cène, quand il dit à ses Apôtres qu’attriste la pensée de la mort : « Je m’en vais pour vous préparer une place », et ensuite : « Je reviendrai afin que là où je serai vous y soyez aussi. » Ceci me paraît l’unique réponse, et elle est toute notre réponse. Je veux dire par là que toute notre réponse sur l’au-delà est celle-ci : le Christ s’en est emparé, et il nous demande une seule chose, c’est de nous en remettre à lui de tout ce qui concerne ce monde mystérieux [9] ».

Pascal Ide

[1] Pie XII, Mediator Dei, 20 novembre 1947, Enchiridion delle encicliche 6. Pio XII, Ed. bilingue, Bologna, EDB, 1995, n. 430-662, ici n. 449.

[2] Leo Scheffczyk, Katholische Glaubenswelt. Wahrheit und Gestalt, Aschaffenburg, Paul Pattloch Verlag, 1977 : Il mondo della fede cattolica. Verità e forma. Con un’intervista a Benedetto XVI, trad., Milano, Vita e Pensiero, 2007, p. 102.

[3] Joseph Ratzinger, Opera omnia. Vol. 11. Teologia della liturgia, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 2010, p. 221-222.

[4] Id., « Sul concetto di sacramento », Ibid., p. 253.

[5] Cf. Earle E. Ellis, The Old Testament in early Christianity: canon and interpretation in the light of modern research, Tübingen, Mohr, 1991 : contient tout un passage sur la typologie.

[6] Cf. Jean Daniélou, Sacramentum futuri. Études sur les origines de la typologie biblique, Paris, Beauchesne, 1950 ; Bible et Liturgie. La Théologie biblique des sacrements et des fêtes d’après les Pères de l’Église, Paris, Le Cerf, 1951. Cf. Aracki Rosenfeld, « Il modello mistagogico in Jean Daniélou », Celebrare l’alleanza. La tipologia dalla Bibbia alla liturgia, coll. « Bibliotheca Ephemerides Liturgicae ». Subsidia n° 184, Roma, CLV. Ed. liturgiche, 2017, p. 313-420.

[7] Aracki Rosenfeld, Celebrare l’alleanza. La tipologia dalla Bibbia alla liturgia, coll. « Bibliotheca Ephemerides Liturgicae ». Subsidia n° 184, Roma, CLV. Ed. liturgiche, 2017, p. 57. Cf. l’ample discussion dans le chap. 1 : « Panoramica sulla tipologia », p. 19-85.

[8] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Sacrosanctum Concilium sur la sainte Liturgie, 4 décembre 1963, n. 5.

[9] Card. Jean Daniélou. La résurrection, Paris, Seuil, 1969, p. 133-134.

2.10.2020
 

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