Le Misanthrope. Amour et vérité se rencontrent (ou ne se rencontrent pas)

Le Misanthrope, que certains considèrent comme le chef d’œuvre de Molière – Boileau ne le désigne-t-il pas comme « l’auteur du Misanthrope » ? –, a bénéficié de multiples interprétations, théoriques et artistiques, se répartissant notamment selon les deux versants, plus tragique et plus comique, de cette pièce ambiguë. Incompétent pour dirimer un tel débat, je souhaiterais proposer une brève relecture de cette tragi-comédie à la lumière de l’articulation entre vérité et amour – ce qui permettra peut-être d’apporter une lumière sur l’aporie signalée.

 

La parole du psaume conjugue l’amour et la vérité : « Amour et vérité se rencontrent » (Ps 85 [84],11. Cf. Ps 25 [24],10 ; 61 [60],8). « Attributs » divins (cf. Ex 34,6. Cf. Ps 89 [88],11) auxquels nous participons, ils sont distincts autant qu’inséparables, en Dieu comme, analogiquement, en nous.

En regard, Le Misanthrope propose une typologie incomplète et disjonctive. Une typologie, parce que ses principaux protagonistes sont non seulement des types, ainsi que le titre le souligne et bien des autres pièces le confirment, mais aussi et d’abord, parce qu’ils n’évoluent pas et ne veulent pas évoluer – sauf peut-être Philinte. Incomplète et disjonctive, ainsi que nous allons maintenant le montrer.

 

  1. Alceste symbolise la vérité sans l’amour. En effet, en l’écoutant ou le lisant, nous ne pouvons nous défaire d’une gêne persistante. Misanthrope peut-être, voire sans doute, puisqu’Alceste lui-même l’affirme dans le vers peut-être le plus célèbre de la pièce : « L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait » (I, 1, v. 64). Mais n’est-ce pas pour de bonnes raisons ? Certes, la généralisation est discutable. Mais les personnes qui côtoient Alceste ne méritent-elles pas ses remontrances, voire ses aversions ? Nous allons revenir sur Célimène. Prenons le cas de Philinte, son unique ami – ou plutôt ex-ami, puisqu’il le congédie dès la première minute : « Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers » (Ibid., v. 8). En effet, nous l’allons voir, sa posture est toute de tartuferie. Comment dès lors s’étonner qu’Alceste se refuse à discuter avec lui ? « Morbleu ! Je ne veux point parler, / Tant ce raisonnement est plein d’impertinence ! » (Ibid., v. 180-181).

Or, ce trouble que nous ressentons provient d’un clivage. D’une part, l’excès d’Alceste suscite en nous peut-être de la compassion pour son « noir chagrin » (V, 1, v. 1584), de la colère pour sa trop large réprobation – « Trop de perversité règne au siècle où nous sommes » (Ibid., v. 1485) – et, au terme, du désespoir, de le voir précipiter son propre malheur. Voici ses ultimes paroles :

 

« Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,

Et chercher sur la terre un endroit écarté

Où d’être homme d’honneur on ait la liberté » (V, 4, v. 1804-1806. Préparé par V, 1, v. 1523-1524)

 

D’autre part, nous ne pouvons nous empêcher d’admirer son courage qui s’oppose à l’universelle lâcheté : « Je ne trouve partout que lâche flatterie » (I, 1, v. 93), et lui fait sans hésiter révéler à Arsinoé sa trahison, alors même qu’elle lui avoue son amour (cf. III, 5, v. 1105-1106). Or, ce courage est le courage de la vérité sans feinte ni détour :

 

« Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur

On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur » (I, 1, v. 35-36)

 

De fait, Alceste ne cesse de parler de vérité, au sens le plus ontologique (qui n’est pas qu’heideggérien) du terme, à savoir comme dévoilement. C’est de ce processus dont parle la précédente parole qui distingue le « cœur » caché (le fond) et le « mot » révélateur (la manifestation). Elle est suivie – il faudrait tout citer – d’un autre aveu qui lui aussi épouse la structure ontophanique (fond-manifestation) de la vérité-dévoilement :

 

« Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre

Le fond de notre cœur dans nos discours se montre » (Ibid., v. 69-70)

 

Donc, comment ne pas résonner à l’aveu d’Éliante qui, contre Philinte lui-même, relève la vertu d’Alceste :

 

« La sincérité dont son âme se pique

A quelque chose en soi de noble et d’héroïque

C’est une vertu rare, au siècle d’aujourd’hui » (IV, 1, v. 1165-1167)

 

Malheureusement, cette vertu va seule. L’absolutisation de la vérité offusque l’amour : « Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour » (I, 1, v. 248). Tout est dit. Et c’est ce que révèle la relation à Célimène. En toute vérité, Alceste confesse :

 

« L’amour que je sens pour cette jeune veuve

Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui treuve [trouve] » (I, 1, v. 225-226)

 

Voire, lorsqu’il soupçonnera Célimène de le trahir en disant à Oronte son amour, il se tourne vers Éliante dont il devine l’amour, en lui disant le sien. Mais comme son unique intention est de se venger, ainsi qu’il en fait ingénument l’aveu, ce sentiment soudain n’est donc guidé que par un utilitarisme se cachant sous les dehors trompeurs du plus « ardent sacrifice » (IV, 2, v. 1258) :

 

« Acceptez-le [mon cœur], au lieu de l’infidèle :

C’est par là que je puis prendre vengeance d’elle » (Ibid., v. 1253-1254)

 

Dès lors, face à cette contradiction entre son inclination pour la vérité et son inclination amoureuse pour Célimène, Alceste ne peut que conclure que cet amour est débilité – « Je confesse mon faible » (I, 1, v. 230) ; « Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême » (IV, 3, v. 1382) ; « Et je vous faits tous deux témoins de ma faiblesse » (V, 4, v. 1752) –, cécité – « C’est ainsi qu’un amant, dont l’ardeur est extrême, /Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime » (II, 4, v. 729-730) – et passivité – « En dépit qu’on en ait, ele se fait aimer » (Ibid., v. 232). Mais en rien il ne vit de ce don décentré de lui-même.

Concluons. La division de notre cœur nous révèle qu’Alceste est homme de vérité que n’adoucit aucune mesure, aucune compassion et aucun pardon :

 

« Plus on aime quelqu’un, moins il faut qu’on le flatte ;

À ne rien pardonner, le pur amour éclate » (II, 4 v. 701-702)

 

Surtout, si le misanthrope recherche la vérité de toute son âme, il ne fait que subir l’amour, sans en faire le moteur de sa vie. La vérité sans l’amour durcit.

 

  1. Philinte représente l’opposé même d’Alceste : l’amour (entendez l’amitié) sans la vérité. Le bien-nommé Philinte (philia, en grec, signifie « amitié ») exerce l’amour et l’amitié, affectivement et effectivement. Mais son zèle s’arrête aux frontières de la vérité. Son attitude louvoie entre simulation et compromission. L’analyse transactionnelle aurait beau jeu de déchiffrer les multiples « Oui mais » (que je souligne en italiques) dont s’embarrassent ses argumentations :

 

« J’observe, comme vous, cent choses tous les jours

qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;

Mais, quoi qu’à chaque pas je puisse voir parître,

En courroux, comme vous, on ne me voit point être.

Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,

J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font » (I, 1, v. 159-164)

 

Et juste après, répondant à l’objection d’Alceste s’étonnant de ce « flegme » :

 

« Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure,

Comme vices unis à l’humaine nature ;

Et [= Mais] mon esprit enfin n’est pas plus offensé

Que de voir des vautours affamés de carnage » (Ibid., v. 173-177)

 

« Non, je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît.

Tout marche par cabale et par pur intérêt ; […]

Mais est-ce une raison que leur [= aux hommes] peu d’équité

Pour vouloir se tirer de leur société ? » (V, 1, v. 1555-1556 et 1558-1559)

 

L’on pourrait encore excuser l’ami qui cherche à réformer l’irréductible misanthropie de son ami, voire y lire une vraie miséricorde. Mais cette excuse s’évente quand nous observons avec quelle fausseté Philinte flatte Oronte dès la scène suivante : « Je suis déjà charmé de ce petit morceau […]. Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! » (I, 2, v. 320 et 325).

Néanmoins, symétriquement à l’attitude d’Alceste, celle de Philinte nous divise aussi. On ne peut le réduire à cette lâche sournoiserie. Outre son indéfectible fidélité (malgré les rejets réitérés d’Alceste, malgré sa désespérante amertume, pendant la mauvaise fortune qui s’abat sur lui), Philinte fait preuve d’une active bienveillance qui nous vaut la dernière parole de la pièce :

 

« Allons, madame, allons employer toute chose

Pour rompre le dessein que son cœur se propose » (V, 4, v. 1807-1808)

 

Ainsi donc, l’ambivalence de Philinte atteste que l’amour sans la vérité pourrit.

 

  1. Qu’en est-il de Célimène ? Osons-le dire : elle cumule les défauts d’Alceste et de Philinte. Elle symbolise l’attitude dénuée d’amour et de vérité.

D’un côté, elle n’aspire pas tant à aimer qu’à être aimée. Tel est le reproche que, avec sa lucidité crue autant que cruelle, Alceste lui adresse :

 

« Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux ;

Mais votre accueil retient ceux qu’attirent vos yeux » (II, 1, v. 467-468)

 

Certes, Célimène aime Alceste, puisqu’elle le lui avoue. Encore ses aveux sont-ils soit indirects – c’est ainsi qu’elle parle du « bonheur de savoir que vous êtes aimé » (II, 1, v. 503) –, soit mêlés – dans une même phrase, elle trouve le moyen de lui dire qu’elle l’aime et de l’accuser :

 

« Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux,

Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous » (IV, 3, v. 1391-1392).

 

Une nouvelle fois, le détour par les jeux psychologiques est éclairant. Célimène « joue » à une transaction si connue qu’Éric Berne lui a donné un nom, « Caresse-pan » : un acte gentil (la « caresse ») est aussitôt suivi de son contraire (« Pan ! »). Bref, la prétendue amante (au sens qu’avait ce mot au Grand Siècle) ne s’avance jamais à déclarer sa flamme à la première personne.

Ensuite, comment une femme aussi médisante ne serait-elle pas aussi jalouse et, plus, narcissiquement centrée sur la conscience de sa propre valeur ? Or, ce n’est pas moins de huit personnes qu’elle essorille dans ces portraits aussi bien troussés que terriblement vinaigrés (II, 4, v. 567-648).

Enfin, revenons à cette scène où elle réussit le tour de force magistral de retourner Alceste intimement convaincu de sa culpabilité en se servant de l’amour qu’il éprouve pour elle. L’inconditionnel de la vérité est pris dans un tel double bind (double injonction contradictoire) qu’il ne sait ni accuser Célimène ni se réjouir de son prétendu amour. Il ne peut que constater : « Vous me trompez sans doute avec des mots si doux » (IV, 3, v. 1416), sans pouvoir se détortiller du piège que lui tend celle qu’il aime. Non seulement Célimène n’exprime aucune compassion pour le trouble où sa lettre a légitimement jeté Alceste, mais elle semble jouir supérieurement de le manœuvrer avec une telle dextérité et de retourner avec une telle efficacité. Décidément, cette femme manipulatrice est d’un inquiétant narcissisme ! Le Misanthrope pourrait tout aussi bien s’appeler La Manipulatrice

Au terme, Alceste ne s’y trompe pas qui dénonce chez elle non seulement l’indécision – « Conserver tout le monde est votre grande étude » (V, 4, v. 1641) –, mais la motivation hédoniste et donc égoïste – Célimène ne vit que pour « plus d’amusement » (Ibid., v. 1642).

Certes aussi, Célimène sait voir la vérité et la dénoncer finement dans le jeu d’Arsinoé. Mais d’abord, le jugement catégorique qu’elle porte sur sa rivale parle plus de sa jalousie que de la personne jalousée. Ensuite, elle adopte avec elle la même attitude hypocrite que Philinte à l’égard d’Oronte, passant en l’espace d’un souffle de la condamnation la plus impitoyable : « Elle est impertinente au suprême degré » (III, 3, v. 872) à la salutation la plus gracieuse : « Ah ! quel heureux sort en ce lieu vous amène ? » (III, 4, v. 873). Enfin, lorsqu’elle démasque l’imposture de sa prétendue amie, elle passe aussitôt à la plus cruelle des contre-attaques (v. 913 s), dans un excès qui traduit autant la carence de vérité que celle d’amour.

Voire, au terme, Célimène reconnaît face à Alceste lui-même la vérité sur son attitude :

 

« J’ai tort, je le confesse : et mon âme confuse

Ne cherche à vous payer d’aucune vaine excuse » (V, 4, v. 1739-1740).

 

Mais, d’abord, ce serait oublier que les pièces de Molière sont coutumières de ces retournements finaux, qui ne sont qu’artificiels et superficiels. Ensuite, reconnaître n’est pas regretter, et encore moins changer ; or, c’est à l’action et non à la parole que l’on juge la détermination – surtout chez une personnalité à forte tendance narcissique. D’ailleurs, quand, plus loin, elle semble céder à la demande pressante d’Alceste, elle n’est en réalité que balancement. D’un côté, elle recule : « La solitude effraie une âme de vingt ans » (Ibid., v. 1774). De l’autre, elle avance : « Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds » (Ibid., v. 1778). Bref, elle ne peut se « résoudre à prendre un dessein de la sorte » (Ibid., v. 1776). Pour la jeune fille de vingt ans, l’hymen est un lien qui ligote et non un lien qui relie. Une dernière fois, l’appel à la psychologie est éclairant – sans rien dire de ce prénom qui ravirait un disciple de Lacan (« c’est-l’hymen ») ! – : Célimène projette sur la relation qu’elle fait subir (à l’autre) ce qu’elle fait subir à la relation. Alceste ne s’y trompe pas qui interrompt ces atermoiements avec sa radicalité coutumière : « Non. Mon cœur à présent vous déteste » (Ibid., v. 1779). Ainsi, en amour, une vérité qui ne transforme pas (en d’autres mots, qui n’est pas performative), se transforme en son contraire, l’illusion autojustificatrice.

Ni amour ni vérité détruit.

 

  1. Molière a-t-il mis en scène le quatrième cas de figure qui fait se rencontrer amour et vérité ?

On pourrait le penser avec l’admirable personnage d’Éliante, que nous avons évoqué. En effet, elle n’a pas peur d’aimer : « Ma main de se donner n’est pas embarrassée » (V, 4, v. 1796). Et, d’un cœur discret plus que secret, elle aime Alceste. Nous avons aussi vu qu’elle sait reconnaître en vérité sa vertu. Mieux encore, alors que le misanthrope lui avoue son amour, elle n’y cède pas, sans toutefois le rejeter, parce que justement, elle tresse avec un rare équilibre amour et vérité :

 

« Je compatis, sans doute, à ce que vous souffrez,

Et ne méprise point le cœur que vous m’offrez » (IV, 2, v. 1259-1260).

 

Voilà pour l’amour qui est à la fois compassion et inclination. Et voilà maintenant pour la vérité :

 

« Lorsque l’injure part d’un objet plein d’appas,

On fait force desseins qu’on n’exécute pas » (Ibid., v. 1263-1264).

 

Toutefois, Le Misanthrope n’a pas voulu faire d’Éliante un personnage central. Voilà pourquoi, tout en se gaussant de ces postures bancales que sont la vérité sans l’amour et l’amour sans la vérité, et celle destructrice de l’absence d’amour et de vérité, Molière, en se refusant à mettre en scène de manière conséquente la seule attitude qui sauverait la vérité de l’amour, fait œuvre pessimiste et finalement opine vers la tragédie.

Est-ce le dernier mot du dramaturge moraliste ? Le Misanthrope serait-il une tragi-comédie sur la vérité de l’amour ? Nous notions ci-dessus l’ultime aveu de Célimène. Nous pourrions relever, également dans les derniers vers, une parole et un geste d’Alceste. La parole est la suivante : « Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous » (V, 4, v. 1782). Cette admirable définition de l’amour sponsal (agapè) mutuel trouve sa source, jusqu’en son rythme réciproque, dans les deux grands livres de l’Écriture consacrés à l’amour : le Cantique des Cantiques – « Mon bien-aimé est à moi, et moi, je suis à lui » (Ct 2,16) – et la première épître de Jean. Et comme celle-ci nous apprend que l’amour n’est rien s’il n’est « en acte et en vérité » (1 Jn 3,18), Alceste accomplit un geste d’une admirable générosité en tournant l’un vers l’autre celui qui est redevenu son « ami » (Ibid., v. 1796) et celle qui l’a toujours aimé :

 

« Puissiez-vous, pour goûter de vrais contentements,

L’un pour l’autre à jamais garder ces sentiments ! » (Ibid., v. 1801-1802)

 

Amour et vérité édifient. Plus, ils magnifient.

Pascal Ide

 

28.8.2021
 

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