Le Lys dans la vallée [1], l’inépuisable romance de Balzac, peut être relu comme une fine analyse du devenir – ou plutôt des destins – de la passion amoureuse. Cette lecture psychanalytique est toutefois insuffisante.
Triple semble être le devenir de l’amour-passion analysé par Balzac : le défoulement chez lady Dudley, la sublimation chez Henriette de Mortsauf, le refoulement chez Félix de Vandenesse – avec toutes les conséquences que l’on sait. En effet, loin d’apporter l’unité, l’amour romantique divise l’âme, ainsi que l’avoue Henriette avec lucidité : « Moi ! reprit-elle, de quel moi parlez-vous ? Je sens bien des moi en moi [2] ! » Comment retrouver l’harmonie et la paix à laquelle chacun aspire ?
Limitons-nous aux deux protagonistes principaux.
La lettre finale d’Henriette assure que la passion est, contre toute attente, aussi intense que chez Félix ; mais elle est mieux intégrée. Elle se protège d’emblée d’être amante en se disant mère. Elle concentre toute sa féminité dans sa maternité : « mon cœur est comme enivré de maternité ! », dira-t-elle, soulignant ainsi sa dépendance [3]. Il apparaîtra plus tard que ce n’était là que protection. Mais combien efficace. L’y aide aussi un tempérament oscillant entre légalisme et perfectionnisme, dont la grande exigence, sœur de la culpabilité, se fonde sur une « théorie des devoirs [4] », si difficiles soient-ils.
Félix, en revanche, est la vivante et impuissante concrétisation du déchirement constitutif de l’amour courtois. Incapable de conduire à un engagement, il dissocie irrémédiablement l’âme du corps et l’amour spirituel du désir sensible. Mais allons plus loin. Félix est un tempérament tragico-romantique dont la vie ne fut que souffrance (« mon enfance a été une longue maladie [5] »), qui pleure pour un rien, est attentif au tressaillement de chaque sensation, notamment juste avant le débordement [6], croit son destin unique et ne sait se confier à personne, sauf, malheureux, à la troisième femme qu’il aime, la comtesse Natalie de Manerville, et qui, non sans raison, mais sans compassion, refuse son narcissisme maladroit. Félix se leurre pendant tout un temps, parlant de « fraternel mariage [7] », d’être « mariés à demi [8] », d’amour courtois [9], etc. Il croit le corps dompté, mais le désir refoulé est toujours plus avivé en s’autoalimentant à une permanente frustration. Il songe à être prêtre ou précepteur ; mais il s’agit d’intellectualisation et de spiritualisation, plus encore que de sublimation. Jusqu’au jour où il croit trouver la solution en répartissant son amour entre diverses personnes : à Henriette, le pur amour de l’âme ; à lady Dudley, la passion corporelle : « lady Arabelle était la maîtresse du corps. Madame de Mortsauf était l’épouse de l’âme [10] ». Est-ce un bon calcul ? Il pourrait sembler. Mais Félix ne fait que se meurtrir davantage, car cette division extérieure n’est que le reflet de la division intérieure : c’est uniquement une seule personne extérieure qui peut unifier l’intériorité et non accroître la tension. Et puisque Félix propose une relecture manichéenne de ces deux femmes, l’une ange et l’autre démon [11], c’est donc qu’il vit son être de manière dualiste, dans une dislocation où l’axiologique se superpose voire se confond avec l’ontologique (âme-bien/corps-mal) – sans rien dire de l’élargissement international de ce dualisme aux relations entre la France et l’Angleterre où Balzac se complaît à deux reprises [12].
Toutefois, en demeurer à cette relecture psychanalytique ne suffit pas. Seule une interprétation spirituelle est à même de rendre compte adéquatement du récit balzacien. En creux, l’attitude de Félix à l’égard d’Henriette est décrite avec des termes empruntés au registre spirituel et même théologal. Ne parle-t-il pas souvent de son « idole [13] », de « ma religion [14] », d’un amour « infini [15] », etc. ? L’adoration que Félix voue à la créature et qui le perdra, Henriette – si amoureuse soit-elle de celui-ci – la dédie à Dieu.
D’abord, le devenir du sentiment chez Henriette est sans doute celui qui s’approche le plus de la vertu, de l’intégration vertueuse. Certes, la maîtrise n’est pas totale (que l’on songe au « tu » des amants qui échappe une fois à Henriette [16]) ; certes, elle transfère parfois immédiatement son affection amoureuse dans l’affection maternelle (« Cher petit ! dit la comtesse en baisant Jacques avec passion » au moment où elle doit se séparer « héroïquement » de Félix [17]) ; certes, la part de sublimation est importante [18]. Or, ensuite, Henriette agit à la lumière et avec l’aide de sa foi chrétienne qui lui fournit à la fois des principes universels clairs et une grâce concrète de chaque instant. C’est ce qu’explique Balzac-Félix en un paragraphe inattendu :
« Oh vous qui aimez ! imposez-vous de ces belles obligations, chargez-vous de règles à accomplir comme l’église en a donné pour chaque jour aux chrétiens. C’est de grandes idées que les observances rigoureuses créées par la Religion Romaine, elles tracent toujours plus avant dans l’âme les sillons du devoir par la répétition des actes qui conservent l’espérance et la crainte. Les sentiments courent toujours vifs dans ces ruisseaux creusés qui retiennent les eaux, les purifient, rafraîchissent incessamment le cœur [19] ».
Loin d’être une « lacrymarum valle », comme le chante la plus romantique des prières mariales, la vallée de ce lys qu’est Henriette est donc l’amour de Dieu : la vallée tourangelle, entre Montbazon et la Loire, est le symbole et la parabole d’une vallée autrement spirituelle où s’est épanoui ce lys d’exception. Certes, la religion d’Henriette n’est pas dénuée de dolorisme, voire de jansénisme, où la réparation dévore une bonne partie de son sens de la miséricorde divine. Mais sa haute spiritualité lui permet de relire les événements, sans fuite spiritualiste, et d’y voir la main de Dieu, de pardonner à tous et à lady Dudley en particulier, d’ainsi sortir d’une jalousie maladive et d’entrer dans une authentique charité.
Pascal Ide
[1] Nous citons : Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, in La Comédie humaine, tome IV, Paris, Omnibus, 1999.
[2] Ibid., p. 346.
[3] Ibid., p. 261.
[4] Ibid., p. 304.
[5] Ibid., p. 248.
[6] Cf. Ibid., p. 253.
[7] Ibid., p. 272.
[8] Ibid., p. 341.
[9] « Ma passion, qui recommençait le Moyen-Age et rappelait la chevalerie » (Ibid., p. 348).
[10] Ibid., p. 354. Félix redouble cette distinction par celle du fini et de l’infini, anticipant ainsi sur la fin du roman.
[11] Ibid., p. 386.
[12] Ibid., p. 379 s et p. 388 s.
[13] Par exemple Ibid., p. 230. « Henriette, idole dont le culte l’emporte sur celui de Dieu » (Ibid., p. 325). Même renversement idolâtrique à la page 355.
[14]Ibid.^p p. 299.
[15] Par exemple Ibid., p. 267.
[16] Ibid., p. 282.
[17] Ibid., p. 300.
[18] Cf. par exemple Ibid., p. 335-336. Ici, comme dans le reste du roman, la nature est le support et l’aide de cette sublimation.
[19] Ibid., p. 348.