« Une chose est la division de la cause, une autre celle du principe fluant. Ne flue en effet que ce qui d’une forme est à la fois dans ce qui flue et dans ce à partir de quoi se fait le flux [non enim fluit nisi id, quod unius formae est in fluente et in eo a quo fit fluxus]. De même que le fleuve a la même forme que la source d’où il flue, de même l’eau est dans l’un et l’autre de même espèce et forme. Ce n’est pas toujours le cas dans le causé et la cause. Il y a en effet des causes équivoques. De même, ce n’est pas la même chose de fluer et de causer univoquement […]. En outre, ce n’est pas la même chose que principier [1] ».
1) Introduction
Saint Albert le Grand nourrit une prédilection pour le terme fluxus, « flux », afin d’exprimer ce qu’est la causalité. C’est ainsi que son traité des causes et du processus universel se fonde sur la thèse suivante : « le flux des êtres causés à partir de la Première cause et l’ordre des causés [De fluxu causatorum a causa prima et causatorum ordine] [2] ».
Mais c’est surtout dans le Tractatus de fluxu causatorum a causa prima et causarum ordine, rédigé entre 1264 et 1267, qu’Albert développe cette idée. Ce traité de métaphysique est original, en sa forme et en son fond. En sa forme, puisqu’il se présente comme une partie du commentaire que le dominicain colonais consacre au De causis, le célèbre traité néoplatonicien. Précisément, ce commentaire est composé de deux livres, le premier, plus doxographique et introductif, et le second, exégétique qui commente de manière analytique les 31 propositions du De causis. Or, le premier livre se subdivise en quatre Tractatus et le De fluxu en est le quatrième et dernier, comme une transition avec le commentaire. Sébastien Milazzo propose d’y voir, selon les indications du petit traité de méthode ouvrant le commentaire des Physiques d’Aristote, une « digression propre à éclairer les doutes et à compléter ce qui, ddans la doctrine du philosophe, figure dans un langage trop concis [3] ». Le Tractatus se présente au fond comme un splendide commentaire de la proposition liminale du De causis, proposition qui est aussi… fontale, puisque d’elle découle toutes les autres : « Omnis causa primaria plus est influens super causatum suum quam causa universalis secunda : Toute cause première influe plus sur son effet que la cause universelle seconde [4] ». Comment ne pas relever la présence du participe présent influens ?
En son fond, l’opuscule de saint Albert le Grand non seulement nous offre un traité de métaphysique original (qui n’est donc pas un commentaire à proprement parler) sur la relation entre la Cause première et ses effets, mais il développe une notion qui exercera une réelle influence, ancienne, sur Thomas et plus encore, sur Maître Eckhart : le fluxus. À vrai dire, le terme est déjà connu des Pères, par exemple saint Hilaire [5] (pour qui, appliqué à la génération du Fils, présente une signification hérétique) ou saint Basile de Césarée [6] ; il passera aussi chez les philosophes arabes, notamment le grand philosophe de l’émanation qu’est Avicenne [7]. Mais le « principal systématicien est Albert le Grand » : d’abord, il est le seul médiéval à avoir élaboré un traité du flux ; ensuite, « il n’est pas d’auteur qui offre une généalogie textuelle si exhaustive et systématisée de cette notion de fluxus [8] » ; enfin, la question de la cause (ou origine) et de l’effet (ou réceptacle) est, par la catégorie de flux, « reformulée[s] dans une terminologie nouvelle pour le xiiie siècle latin [9] ».
Ce traité est souvent interprété, doctrinalement, comme la solution inédite apporté par le Colonais à l’aporie centrale de toute métaphysique médiévale, celle de la relation entre l’Un et le multiple, et la sortie d’une problématique néoplatonicienne et plus encore hermétiste, déterministe, voire moniste. Il est aussi relu historiquement, comme le croisement d’influences diverses : influences que l’on disait autrefois, juxtaposées ou mêlées [10] et qu’aujourd’hui, l’on considère comme véritablement ordonnées. C’est ainsi que, à propos du flux, Sébastien Milazzo souligne surtout les sources suivantes : le Pseudo-Denys, le De hebdomadibus de Boèce et Avicenne [11]. Si l’on a souvent souligné le néoplatonisme d’Albert, il ne faut pas oublier qu’il a écrit son Tractatus après avoir commenté la Métaphysique d’Aristote. Il paraît plus juste de voir en Albert celui qui fait dialoguer « le monde du Donateur de formes », c’est-à-dire Platon, et celui « de l’éduction des formes », c’est-à-dire Aristote [12].
Notre intention, doctrinale, est de réinterpréter le concept albertinien de flux à partir du don. Et d’ainsi montrer que celui-ci est la notion adéquate permettant de comprendre ce qu’est le flux. En effet, s’il est intéressant de repérer les influences réciproques des métaphysiques des Peripatetici [13] et autres écoles sur Albert [14], s’il est juste de souligner son intention de s’opposer à la conception panthéiste du flux identifié à une émanation, j’émettrais l’hypothèse iconoclaste que le Maître Colonais est aussi un penseur original qui a vu quelque chose du mystère chrétien de la donation et tenté de le penser philosophiquement à partir de catégories anciennes et nouvelles. D’ailleurs, Sébastien Milazzo ne le suggère-t-il pas quand il affirme : « Albert le Grand a bouleversé et déplacé les catégories clasiques et traditionnelles de ces trois notions clés [emanatio, processio et creatio] et de leur rapport grâe à la théorie du fluxus [15] » ; « Albert entreprend le projet d’une théorie de la causalité qui tentera de dépasser tous les clivages [16] ». Nous ne suivrons donc pas linéairement le texte, mais, au contraire, nous le traverserons à partir des catégories même que dicte le don.
Nous disposons heureusement d’une traduction de ce texte [17] puissant encore peu connu et, en tout cas, peu commenté [18].
2) Le terme « flux »
Le mot fluxus présente deux sens, littéral et figuré : il « signifie littéralement et en son sens premier l’écoulement, l’épanchement d’une matière liquide, et, par dérivation, plus conceptuelle, le sens d’une procession émanant d’un Principe [19] ». En fait, l’origine concrète semble triple : la source (la rivière qui s’écoule d’une source) ; l’illumination (les rayons irradiant du soleil) ; la sylviculture (l’arbre issu de ses racines ou les fruits issus de l’arbre) [20]. Quoi qu’il en soit, au sens dérivé qui est le sens philosophique, fluxus évoque l’émanation – avec toute l’ambiguïté héritée de ce terme : doit-on l’interpréter en un sens indifférencié, c’est-à-dire moniste (panthéiste) ou en un sens différencié, c’est-à-dire créateur (monothéiste) ? Par extension, le fluxus en est alors venu à désigner le flot, puis le mouvement de la mer, qui est fluxus et refluxus ; partant de là, il désigne l’abondance, puis l’écume ou l’ébullition causée par un liquide sortant à flots de son contenant. Voilà pourquoi Eckhart, chez qui les concepts d’ebullitio et de bullitio sont centraux, emploie le vocabulaire du flux [21]. De fait, fluxus donnera, outre refluxus, les dérivés influxus et defluxus.
3) Nature du flux
Le chapitre 1 (dont le titre est : « Ce qu’est fluer d’une chose à une autre chose ») porte sur l’essence du flux, même si le titre du chapitre 2 semble redondant : « Qu’est-ce qu’influer ? ». Il est d’ailleurs signifiant que, dans les deux titres, Albert utilise un verbe d’action : fluere et influere, et non un substantif, fluxus et influxus.
a) En négatif
Albert oppose le flux au principe, à la cause et à l’élément. En effet, au début des Physiques, Aristote introduit cette distinction promise à la célébrité [22]. Je renvoie au texte du Stagirite pour le détail. Notons seulement la différence qu’Albert introduit entre flux et cause :
« Fluer n’est pas la même chose que causer univoquement. La cause, en effet, et le causé, univoques, causent à un certain moment dans une autre chose. Or, de la source, à partir de laquelle advient le flux, ne flue qu’une forme simple sans que rien ne change dans le sujet par un mouvement d’altération ou par quelque chose d’autre [23] ».
b) En positif
En fait, dès le début du chapitre 1, Albert comprend le flux à partir de la source qui semble être plus qu’une métaphore. Voici comment s’ouvre son traité du flux :
« Ne flue, en effet, que ce qui se trouve sous une même forme dans ce qui flue et dans ce à partir de quoi advient le flux. De même que la rivière est de la même forme que la source, par laquelle elle s’écoule, de même l’eau, dans l’une comme dans l’autre, est de la même espèce et de la même forme [24] ».
Mais c’est un peu plus loin qu’il expose ce qu’est le flux. « Le flux est simplement une émanation de forme à partir de la première source, laquelle est source et origine de toutes les formes [25] ».
Tout est dit. D’abord, le genre lointain qui est la communication ; ensuite, le genre prochain, spécifié par l’objet, à savoir la forme. Enfin, l’espèce : c’est une communication seconde, c’est-à-dire une communication provenant d’une source première, comme en rebond ou en cascade. La suite l’explicite : « S’il y avait quelque chose qui jaillissait juste après la première origine des formes, ce quelque chose ne se répandrait néanmoins qu’à partir de la puissance de la première source s’écoulant en elle [26] ». Autrement dit, la source se répand non point « à partir de ses propres trésors, mais des trésors empruntés à la première source ».
Albert explicite cette doctrine typiquement platonicienne en termes aristotéliciens. D’abord, il note la différence : « Bien que la forme soit obtenue par éduction de la matière selon les Péripatéticiens, elle n’est cependant pas dite, selon cette voie, fluer, mais plutôt causer ou produire ». Mais il interprète aussitôt après le flux dans les catégories d’Aristote : « Elle est un acte venant d’un acte » ; il cite Métaphysique, L. VII [27] ; il note que « les Péripatéticiens les plus Anciens et Premiers appelaient [le flux] procession [28] ».
c) Relecture en termes de don
D’emblée, Albert relit cette définition à partir de la donation. D’abord, il cite Platon qui faisait de cette origine, le « Dator formarum : Donneur de formes [29] ». Ensuite, il emploie le verbe fundo, « jaillir », qui donne aussi effusion, donc expansion en abondance, bref, communication, autrement dit donation. Et, résumant l’acquis du chapitre 1, le début du chapitre 2 définira ainsi le flux : « Influer, c’est émettre un flux vers la puissance réceptrice [30] ». Ce faisant, saint Albert fait clairement appel aux deux pôles de l’émission et de la réception, qui sont deux parties intégrales du processus de don. Dans le chapitre 2, l’auteur approfondira le sens d’« influer » et le définira ainsi : c’est cela influer à proprement parler : « l’influx est issu du Premier, alors que la réception ou contenance appartient au second ». Ainsi, même si le second flue, il ne le fait « que par la puissance du Premier » ; de même, « le second, selon ‘ce qu’il est en lui-même’, n’a rien sinon la possibilité de réception et de contenance [31] ». Donc, une nouvelle fois, Albert pense le couple du Premier et du second à partir des catégories de la réception.
Mais Albert va plus loin. Notre auteur précise d’abord que le flux procède par autodonation : « C’est en se communiquant elle-même que la première origine de la forme simple émet la forme qui procède d’elle sans diminution [32] ». D’ailleurs, cette autocommunication a pour conséquence la simplicité et donc l’absence de diminution, c’est-à-dire de perte, dénivellation, entropie, entre le communiquant donateur et le communiqué récepteur. En outre, le Premier Principe, c’est-à-dire Dieu « est toujours en acte et surabonde toujours de l’abondance de bontés, qui produit l’émanation [33] ». Donc, Albert conçoit l’actualité du Premier comme une diffusion constante.
Ensuite, par le flux, Albert braque le projecteur non plus seulement sur la cause ou sur l’effet, donc sur les deux corrélatifs, mais sur leur relation et, plus exactement, sur le processus ou le mouvement même : en l’occurrence, le « passage », « l’écoulement (fluxus) » de la cause à l’effet [34]. Ce faisant, selon moi, le dominicain colonais considère la donation elle-même. Et qu’en dit-il ? Relisons ce qui est, pour moi, plus qu’une métaphore [35] : « Ne flue, en effet, que ce qui se trouve sous une même forme dans ce qui flue et dans ce à partir de quoi advient le flux ».
Comme si la forme même présente dans le donateur s’attardait et se communiquait comme telle :
« De même que la rivière est de la même forme que la source, par laquelle elle s’écoule, de même l’eau, dans l’une comme dans l’autre, est de la même espèce et de la même forme [36] ».
C’est ce que nous allons retrouver avec la notion de véhicule.
4) Le véhicule du flux
Le chapitre 1 s’achève sur une considération plus énigmatique sur le « véhicule du flux : vehiculum fluentis » :
« La forme est portée par un véhicule corporel, et dans l’esprit qui la transporte, elle a l’être corporel. Ceci est une émanation de la première source intellectuelle et simple ; tant selon l’essence que selon l’être. C’est pourquoi le véhicule n’a que sa communicabilité [communicabilitatem] même. Le Premier, en effet, dont nous avons parlé, pénètre tout à cause de sa grande simplicité ; et rien n’est, à qui il manquerait l’existence partout et toujours [37] ».
Je dois dire que le commentaire n’est guère éclairant, car il demeure interne à la lettre d’Albert et à ses sources [38]. Il me semble plus éclairant de continuer à développer la métaphysique du don et de la communication qu’Albert tente de penser de manière neuve. Or, entre donateur et récepteur, il n’y a pas seulement la médiation du don (donum, cadeau), mais celle d’un esprit. En effet, il est nécessaire d’abord que le donum, ici la forme, parvienne au récepteur, ensuite que la communication remplisse l’espace et le temps pour pouvoir communiquer le don avec la même universalité que la cause, et enfin qu’elle puisse le pénétrer (plus loin, Albert dira du Premier Principe « qu’il pénètre [39] »). Or, tels sont justement les caractéristiques attribués par Albert à l’esprit : « l’esprit transporte » la forme ; il « pénètre tout » ; il le fait « partout et toujours ».
Il en conclut que le véhicule est « sa communicabilité même ». Pour notre part, nous en concluons que c’est l’esprit qui est cette communicabilité.
5) Le flux à partir de la lumière
Le chapitre 2 (« Qu’est-ce qu’influer ? ») propose une nouvelle réflexion sur le don à partir de la lumière. Albert distingue quatre manières dont un principe flue vers un récepteur :
« Premièrement, en raison de la forme fluante que le flux détient dans le Premier Principe […]. Elle [la forme fluante] influe dans l’intelligence : qu’elle influe en vue d’une constitution de l’intelligence que le Premier Principe constitue par le flux de sa lumère, ou qu’elle flue sur l’intelligence en vue d’une plus grande illumination de l’intelligence déjà constituée.
« Quant à la deuxième manière, elle échoit d’après l’ombre de la lumière fluante, en ce que celle-ci est éloignée de la limpidité de la première source. Puisque [la lumière] flue en vue de la constitution de l’âme, et parce que [l’âme] est dépendante du corps, il faut que [la lumière] éprouve une ombration [umbratio] par rapport à sa première limpidité et pureté.
« La troisième manière échoit en fonction de la chute de la première lumière qui descend de la raison de la lumière intellectuelle et est réalisée par le corporel. Tout acte de ce qui agit, en effet, est dans les patients selon la puissance et la possibilité de ce qui pâtit. C’est ainsi que [la lumière intellectuelle] flue dans la matière susceptible de corporéité.
« La quatrième manière échoit lorsque [cette lumière] flue mélangée aux ténèbres : puisqu’elle flue dans une matière distincte par l’opposition des contraires et assujettie à la variété, lesquelles sont contraires à la limpidité et à la pureté de la première lumière.
« Cette lumière] flue donc en tant qu’elle s’éloigne, qu’elle tombe, qu’elel se couche, et en tant qu’elle oppresse l’obscurité [40] ».
S’inspirant d’Isaac Israëli [41], Albert introduit une notion originale : l’umbratio. Il faudrait le rendre par « obscurcissement », mais le traducteur a forgé le néologisme « ombration ». Son idée est de souligner l’ombre et, plus encore, le processus de « projection graduée de l’ombre sur la surface ».
Dans la première manière, le flux s’identifie à l’illumination de l’intelligence ; et cette illumination est une communication de pure lumière, sans nulle perte, sans nulle ombre.
Dans la deuxième modalité, le flux constitue l’âme ; or, l’âme dépend du corps ; donc, intervient un premier processus d’ombration.
Dans la troisième modalité, le flux rencontre la matière et donc le corps et la puissance ; l’obscurcissement est encore plus important.
Dans la quatrième modalité, le flux de lumière se mélange aux ténèbres.
En interprétant le flux comme une communication de lumière en lien avec l’ombre, mais aussi comme une chute et un éloignement, Albert propose une vision plus dramatique de la donation, sans pour autant être gnostique. De fait, l’ombre apparaît non pas comme la privation de la lumière, mais comme son contraire, voire comme un principe adversatif.
En revanche, Albert place la limite seulement du côté du principe récepteur : cette forme qui est communiquée avec la lumière « est une et identique dans tous les cas [42] ». Ici, il est très cohérent avec une perspective aristotélicienne et plus cosmologique qui fait de la puissance réceptrice l’unique principe limitatif. Mais l’on pourrait se demander si, dans une perspective plus platonicienne, mais surtout plus anthropologique et plus dramatique, l’on ne pourrait pas considérer l’ombre d’abord comme une propriété du donateur qui décide de s’autolimiter dans sa donation et ensuite comme une attitude du receveur qui librement se refuse à la lumière.
6) La modalité du flux et de l’influx
En abordant cette question au chapitre 3 qui est presque exclusivement critique, Albert interroge le risque propre d’une philosophie de la communication, à savoir le panthéisme. En effet, non seulement le Donateur de forme se communique, mais il pénètre tout.
En termes concrets : comment Dieu qui est le Soleil subsistant, plus encore, qui est un « feu dévorant », ne brûle-t-il pas ses créatures ? Comment est-il possible que le flux divin se transforme en créature subsistante ? Comment le Big bang n’a-t-il pas réduit en cendres toute la matière ? Comment la lumière peut-elle s’incurver pour devenir corps (corpuscule) ? Comment est-il possible que l’oxygène ne réduise pas ou plutôt n’oxyde pas, c’est-à-dire ne consume pas tout l’organisme vivant ?
Dans la relation d’amour interpersonnelle, la question se pose aussi : l’amour-don est d’une telle puissance qu’elle semble vouloir poser l’autre dans l’être ; et si, de fait, l’aimé précède l’amour de l’aimant, celui-ci aspire tellement à se donner, donc à pénétrer en lui pour tout donner, qu’il risque la fusion et la destruction de l’aimé.
La réponse habituellement donnée est la survalorisation réactive de l’altérité et du respect, courant le péril symétrique d’un abandon du feu de l’amour ; celui-ci cède la place à la loi absolutisée (Levinas). En faisant du pâtir d’autrui et non pas de l’agir (du donner) l’expérience princeps, c’est désormais le donateur qui court le péril d’être aliéné.
La seule solution qui honore le double réquisit de la donation extrême de l’aimant et de l’altérité elle aussi maximale de l’aimé est assurée par la médiation d’un tiers qui est justement l’esprit d’amour. Encore faut-il qu’il soit exhaussé à un niveau de dignité ontologique égal au donateur et au récepteur. Ici s’ébauche une compréhension neuve de l’Esprit au sein de la Trinité.
Considérons la métaphysique sous-jacente. Si Albert pense le flux à partir de la donation et de la réception, en revanche, il reconduit cette relation de communication au couple aristotélicien acte-puissance. Cela est particulièrement clair quand il s’interroge sur le principe de limitation du flux. Il est strictement corrélé au récepteur ou réceptacle. Or, de même, dans la métaphysique aristotélicienne de l’acte et de la puissance, toute la limitation est reconduite à la potentatialité ; inversement, le principe donateur n’est que communicabilité. Albert l’explicite à partir de l’image parlante du liquide :
« Puisqu’il flue le plus, le Premier n’a aucune limite définissable. C’est pourquoi il est communicable en lui-même à la manière d’un élément liquide qui s’écoule et n’est pas limité, sauf lorsqu’il rencontre un terme dans lequel il s’épanche […]. Les termes sont proportionés à la possibilité de la puissance du mobile et de l’actif du moteur et obéissent en tout à la réception de son bien [43] ».
7) La cause du côté du fluant
Voici le passage où Albert explique le plus clairement la raison même de la communication du principe fluant :
« Le fluant ne flue pas par un autre mouvant, mais par sa communicabilité propre, parce que rien ne flue de ce qui est susceptible d’action ou de passion. […] [Le fluant] flue parce qu’il s’étend selon lui-même dans sa multiplication, ce qu’a dit d’une certaine manière Platon au sujet des formes existantes par soi. Mais cela n’est en réalité que, premièrement, de al lumière intellectuelle de l’intellect agent et, deuxièmement, de la lumière corporelle : les lumières intellectuelles dans les corps en est l’exemple. De même que ce qui est fluide n’exige à son flux que la déclivité, ainsi en est-il spirituellement du fluide [44] ».
On le voit, le souci d’Albert est de ne limiter en rien ce principe fluent et, au contraire, de valoriser l’illimitation de ce flux. Il faudrait la réinterpréter dans la lumière du don et, plus encore, de l’amour-don.
8) Conclusion
D’un mot, selon moi, ce qu’Albert cherche comme à tâtons, est une interprétation de la causalité en termes de communication d’acte, donc en termes de donation. En effet, ainsi qu’on le sait, le génie inventif du dominicain est d’avoir constamment pensé à la frontière, plus à l’interface de la tradition aristotélicienne et de la tradition néoplatonicienne. Quant à notre problématique, il a appris de la première que tout étant, donc toute créature n’est pas seulement autonome en son être, mais autonome en son agir, donc possède en elle-même les principes de son action, autrement dit encore est authentiquement cause efficiente. Toujours selon le même axe, il a appris de la seconde que les formes se communiquent, que, si les substances multiples et muables participent des Idées unes et immuables, c’est que ces essences sont éminemment fluides. Voilà pourquoi il cherche à interpréter la cause motrice en terme de cause formelle par la notion intermédiaire de flux.
Nous n’avons pas accompli le programme que nous nous étions fixés, à savoir relire la notion albertinienne de flux à partir de la métaphysique de l’amour-don. L’une des raisons en fut un manque de temps et donc une analyse trop vite interrompue du De Fluxu. Nous avons relevé chemin faisant ce que nous en avons appris et qui serait à développer (par exemple, cette idée très stimulante selon laquelle le véhicule est le communicable comme tel, ce qui renvoie à la notion d’esprit d’amour). Ajoutons que, si le flux valorise manifestement la continuité entre le donateur et le don, il risque de ne pas assez marquer la rupture et donc de sombrer dans le monisme.
Mais une autre raison tient au traité lui-même. Si l’intention est passionnante, le résultat est, au total, plus décevant que je ne l’imaginais. Une des raisons en est peut-être l’intellectualisme qui est l’un des points communs trop innommés de Platon et d’Aristote et l’un des traits caractéristiques de la pensée grecque (qui est une pensée du Logos). Un signe en est le suivant : fidèle à toute la tradition qui le précède, Albert envisage le flux à partir de la lumière et, en premier, de la lumière de l’intelligence. On pourrait toutefois se demander si elle ne devrait pas s’interpréter à partir de l’amour.
9) Annexe. L’interprétation d’Alain de Libéra
Voici comment le médiéviste Libéra interprète ainsi le changement de causalité à flux : « Boèce effectue un déplacement radical de l’ontologie aristotélicienne en introduisant l’idée christiano-platonicienne d’une procession, d’un flux – fluxus, defluere – des choses existantes, les ‘biens seconds’, à partir de la volonté du Bien premier. La thèse finale est donc tout, sauf aristotélicienne : les choses existantes ne sont bonnes ni dans leur essence substantielle ni par participation, mais de par leur origine même, parce que leur être a été voulu par le Créateur et ‘s’épanche’, ‘flue’, de sa volonté [45] ».
Osons-le dire, de manière très dialectique et pour moi historicisante, l’interprétation du médiéviste contemporain est peu métaphysique et tire considérablement le saint de Cologne vers sa succession eckhartienne.
10) Bibliographie
a) Primaire
Albert le Grand, De fluxu : Le traité du flux. Tractatus de fluxu causatorum a causa prima et causarum ordine, intr., trad., notes et commentaires de Sébastien Milazzo, coll. « Sagesses médiévales », Paris, Les Belles Lettres, 2013.
b) Secondaire
– Andreas Bächli-Hinz, Monotheismus und neuplatonische Philosophie. Eine Untersucung zum pseudo-aristotelischen Liber de Causis une dessen Rezeption durch Albert den Grossen, Sank Augustin, Academia Verlag, 2004.
– Thérèse Bonin, Creation as Emanation. The Origin of Diversity in Albet the Great’s On the Causes and the Procession of the Universe, éd. John Van Engen, coll. « Publications in Medieval Studies » n° xxix, Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame Press, 2001.
– Béatrice Decossas, dans Thomas d’Aquin, Commentaire du Livre des causes, l. 1, trad. et comm. Béatrice et Jérôme Decossas, coll. « Philologie et Mercure », Paris, Vrin, 2005, p. 11-33.
– Gilles Émery, La Trinité créatrice. Trinité et création dans les Commentaires aux Sentences de Thomas d’Aquin et de ses précurseurs Albert le Grand et Bonaventure, coll. « Bibliothèque thomiste » n° xlvii, Paris, Vrin, 1995, p. 55-57.
– Winfried Fauser, « Albert the Great’s Commentary on the Liber de Causis », Bulletin de philosophie médiévale, 36 (1994), p. 38-44.
– Alain de Libera, Albert le Grand et la philosophie, coll. « À la recherche de la vérité », Paris, Vrin, 1990, p. 116-177 : Métaphysique et noétique. Albert le Grand, coll. « Problèmes & controverses », Paris, Vrin, 2005, chap. iv : « La métaphysique du flux » ; « Albert le Grand et Thomas d’Aquin, interprètes du Liber de Causis », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 74 (1990) n° 3, p. 347-378 ; Raison et foi. Archéologie d’une crise. D’Albert le Grand à Jean-Paul II, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Vrin, 2003, p. 286-298.
– Émile Mersch, Le corps mystique du Christ. Études de théologie historique, coll. « Museum Lessianum. Section théologique » n° 29, Bruxelles, Éd. universelle, Paris, DDB, 1951, p. 183-185.
– Leo Sweeney, « Esse primum creatum in Alberts the Great’s Liber de Causis et Processu Universitatis », The Thomist, 44 (1980), p. 599-646.
Pascal Ide
[1] S. Albert le Grand, Dcpu, I, 4, 1, éd. Fauser, p. 42, 37 s. Cité par Alain de Libéra, Métaphysique et noétique, p. 156.
[2] Albert le Grand, De causis et processu universitatis, I, 4,
[3] Albert le Grand, Physica, L. I, tr. 1, éd. Cologne, tome IV, 1, p. 1.
[4] Pierre Magnard, Olivier Boulnois, Bruno Pinchard et Solère, La demeure de l’être. Autout d’un anonyme. Étude et traduction du Liber de causis, coll. « Philologie et Mercure », Paris, Vrin, 1990, 1, 1, p. 38.
[5] Cf. Hilaire de Poitiers, De Trinitate, L. II, 22, trad. Georges Matthieu de Durand, Charles Morel et Gilles Pelland, coll. « Sources chrétiennes » n° 443, Paris, Le Cerf, 1999, p. 310-313.
[6] Cf. Basile de Césarée, Homélies sur l’Hexaëméron, L. I, 6-8, trad. Stanislas Giet, coll. « Sources chrétiennes » n° 26, Paris, Le Cerf, 1949, p. 111-125.
[7] Sur le flux chez Avicenne, cf. Jules Janssens, « Creation and Emanation in Ibn Sina », Documentia e studi sulla tradizione filosofica medievale, 8 (1997), p. 457-460.
[8] Sébastien Milazzo, « Introduction générale », Albert le Grand, Le traité du flux. Tractatus de fluxu causatorum a causa prima et causarum ordine, intr., trad., notes et commentaires de Sébastien Milazzo, coll. « Sagesses médiévales », Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. xiv-xv.
[9] Ibid., p. 80.
[10] Cf., par exemple, Émile Bréhier parle du « peu de cohérence de sa pensée ». Par exemple, c’est un jeu d’opposer Albert à lui-même et son augustinisme à son péripatétisme. Parfois, il se contente de juxtaposer » (Histoire de la philosophie. I. Antiquité et Moyen Âge, coll. « Quadrige », paris, p.u.f., 1991, p. 582-583
[11] Cf. Sébastien Milazzo, « Introduction générale », p. xlv-lxxiv.
[12] Ibid., p. xxix.
[13] Cf. Sébastien Milazzo, « Introduction générale », p. xxxii-xxxiii.
[14] Pour Libera, « Albert distingue en général trois écoles dans la philosophie antique », les épicuriens, les stoïciens et les péripatériciens (Alain de Libéra, Albert le Grand et la philosophie, coll. « À la recherche de la vérité, Paris, Vrin, 1990 , p. 123)
[15] Sébastien Milazzo, « Introduction générale », p. xxiv.
[16] Ibid., p. 79.
[17] Cf. Albert le Grand, Le traité du flux. Autant, l’ouvrage qui est issu d’une thèse abonde en informations historiques auxquelles nous avons puisé, autant il nous a paru pauvre spéculativement.
[18] En français, outre la traduction commentée citée dans la note précédente, nous disposons des commentaires listés dans la bibliographie au terme.
[19] Sébastien Milazzo, « Introduction générale », Albert le Grand, Le traité du flux, p. xv.
[20] Cf. Roland Maisonneuve, Les mystiques chrétiens et leurs visions de Dieu, coll. « Patrimoines christianisme », Paris, Le Cerf, 2000, p. 61-100.
[21] Sur ebullitio et fluxus chez Albert, cf. Maria-Rita Pagnoni-Sturlese, « À propos du néoplatonisme d’Albert le Grand », viie centenaire d’Albert le Grand, coll. « Archives de philosophie » n° 43, Paris, Beauchesne, 1980, p. 635-654.
[22] Cf. Aristote, Physique, L. I, 1, 184 a 10-15.
[23] Albert le Grand, Le traité du flux, chap. 1, p. 3.
[24] Albert le Grand, Le traité du flux, chap. 1, p. 3.
[25] Ibid., chap. 1, p. 6.
[26] Ibid., chap. 1, p. 6.
[27] Aristote, Métaphysique, L. Z, 7, 1032 b 8-12.
[28] Albert le Grand, Le traité du flux, chap. 1, p. 6.
[29] Albert attribue aussi cette thèse à Avicenne (Super Dionysium De divinis nominibus, chap. 2, 1, 35 s).
[30] Albert le Grand, Le traité du flux, chap. 2, p. 11.
[31] Ibid., p. 13.
[32] Albert le Grand, Le traité du flux, chap. 1, p. 7.
[33] Ibid.
[34] Albert le Grand, Le traité du flux, p. 80.
[35] Sébastien Milazzo parle de « portée métaphorique » (p. 80).
[36] Albert le Grand, Le traité du flux, chap. 1, p. 3.
[37] Ibid., chap. 1, p. 8 et 9.
[38] Ibid., p. 93-95.
[39] Albert le Grand, Le traité du flux, chap. 3, p. 21.
[40] Albert le Grand, Le traité du flux, chap. 2, p. 11-12.
[41] Cf. Isaac Israëli, « Liber de definicionibus », éd. Muckle, Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen-Âge, 12-13 (1937-1938), p. 313 s.
[42] Albert le Grand, Le traité du flux, chap. 2, p. 12.
[43] Albert le Grand, Le traité du flux, chap. 3, p. 22.
[44] Albert le Grand, Le traité du flux, chap. 4, p. 23.
[45] Alain de Libéra, Métaphysique et noétique, p. 147.