Étudions désormais en détail le « complexus [1] » du don, en particulier les « trois thèmes » qui en sont l’essence (la cause formelle). Elle doit être précédée d’une considération sur les éléments du don (la cause matérielle) et suivie de ses causes extrinsèques, efficiente et finale.
4) Cause matérielle du don
Nous allons voir que le don est le ciment social des sociétés archaïques que Mauss étudie. Or, le ciment unifie. Mais quels sont les éléments unifiés par le don ? Or, le ciment est aux éléments ce que la forme est à la matière. Donc, nous nous posons identiquement la question de la cause matérielle du don. Elle est double : les hommes et les choses, les deux étant considérés d’une manière tout à fait inédite pour un Occidental. Après avoir exposé les deux éléments, nous en tirerons une conséquence.
a) Les hommes
Pour nous, Occidentaux, l’homme et la femme sont des individus, des atomes. La réalité première est donc la distinction et la relation, quelle qu’elle soit, le groupe quel qu’il soit, sont seconds.
Il en est tout autrement dans les tribus étudiées par Mauss : ici le groupe est premier sur l’individu. Précisons les trois notions. Le groupe s’identifie au collectif présent (la famille, la tribu et le clan), mais aussi au collectif passé, c’est-à-dire les individus physiquement morts, mais qui sont vivants dans l’invisible et ne cessent d’agir ; on doit même ajouter les forces cosmiques (dieux, esprits de la nature, totems, etc.). Ensuite, cette primauté se traduit notamment par deux relations : l’individu existe par et pour le groupe, non pas d’abord par et pour lui-même. Enfin, l’individualité est éminemment poreuse : cela est vrai des différents membres, mais aussi du chef lui-même.
« Dans ces sociétés : ni le clan, ni la famille ne savent ni se dissocier ni dissocier leurs actes ; ni les individus eux-mêmes, si influents et si conscients qu’ils soient, ne savent comprendre qu’il leur faut s’opposer les uns aux auters et qu’il faut dissocier leurs actes les uns des autres. Le chef se confond avec son clan et celui-ci avec lui ; les individus ne se sentent agir que d’une seule façon [2] ».
La conséquence en est que l’être humain représente toujours beaucoup plus que lui.
b) Les choses
Le dépaysement est encore plus grand avec les choses. Si nous arrivons quelque peu à percevoir, à travers l’exemple de familles très unies, voire, pour nous, claniques, quelque chose de cette conception collective, rien ne nous prépare à cette conception de la chose. Certes, notre relation aux choses peut être affective (« Objets inanimés… »), les choses n’en changent pas pour autant de nature.
Pour nous, les choses sont non seulement distinctes des personnes, mais elles sont inertes. Chez les peuples étudiés par Mauss, les choses contiennent un peu l’âme de la personne :
« Non seulement les bracelets et les colliers, mais même tous les biens, ornements, armes, tout ce qui appartient au partenaire est tellement animé, de sentiment tout au moins, sinon d’âme personnelle, qu’ils prennent part eux-mêmes au contrat [3] ».
Un signe de cette continuité jusqu’à une quasi-identification entre les personnes et les choses, donc du caractère animé des objets, est le changement profond de la relation entre donateur et récipiendaire, une fois accueilli le don : les familles qui avant étaient séparées, en tout cas distinctes, deviennent désormais une seule et même famille. La conséquence en est que le tabou de l’inceste s’étendra à tout ce nouveau groupe. Autrement dit, si ces deux familles se sont unies par un premier mariage, tout second mariage sera rendu impossible :
« Les présents scellent le mariage, forment une parenté entre les deux couples de parents. Ils donnent aux deux ‘côtés’ même nature, et cette identité de nature est bien manifestée par l’interdit qui, dorénavant, tabouera, depuis le premier engagement de fiançailles, jusqu’à la fin de leurs jours, les deux groupes de parents [4] ».
La cause de cette propriété si étrange et si étrangère à notre actuel univers tient à une réalité : ce que certains peuples appellent mana et les Maoris appellent le hau. Le témoignage, spontanément offert par Tamati Ranaipiri, l’un des meilleurs informateurs maori de R. Elsdon Best, est si décisif et si éclairant qu’il vaut la peine de le citer en entier :
« Je vais vous parler du hau… Le hau n’est pas le vent qui souffle. Pas du tout. Supposez que vous possédez un article déterminé (taonga) et que vous me donnez cet article ; vous me le donnez sans prix fixé. Nous ne faisons pas de marché à ce propos. Or, je donne cet article à une troisième personne qui, après qu’un certain temps s’est écoulé, décide de rendre quelque chose en paiement (utu), il me fait présent de quelque chose (taonga). Or, ce taonga qu’il me donne est l’esprit (hau) du taonga que j’ai reçu de vous et que je lui ai donné à lui. Les taonga que j’ai reçus pour ces taonga (venus de vous) il faut que je vous les rende. Il ne serait pas juste (tika) de ma part de garder ces taonga pour moi, qu’ils soient désirables (rawe), ou désagréables (kino). Je dois vous les donner car ils sont un hau du taonga que vous m’avez donné. Si je conservais ce deuxième taonga pour moi, il pourrait m’en venir du mal, sérieusement, même la mort. Tel est le hau, le hau de la propriété personnelle, le hau des taonga, le hau de la forêt. Kali ena. (Assez sur ce sujet.) [5] ».
Mauss précise en note : « Le mot hau désigne, comme le latin spiritus, à la fois le vent et l’âme, plus précisément, au moins dans certains cas, l’âme et le pouvoir des choses inanimées et végétales, le mot de mana étant réservé aux hommes et aux esprits et s’appliquant aux choses moins souvent qu’en mélanésien ».
Le hau ne peut pleinement s’interpréter qu’à partir de la loi de symbolisation. Il n’est pas seulement la force du donateur incorporée dans l’objet donné. Il traduit une signification particulièrement importante de l’immatérialité : sa capacité à être intériorisé.
Enfin, la conséquence de cette continuité est bien entendu le lien intime et indissociable entre dons et personnes. Les
« choses échangées […] ne sont jamais complètement détachées de leurs échangistes ; la communion et l’alliance qu’elles établissent sont relativement indissolubles [6] »
c) Conséquence
Une conséquence est que la différence ontologique s’estompe. Mauss parle ainsi de « mélange » : « il y a, avant tout, mélange de liens spirituels entre les choses qui sont à quelque degré de l’âme et les individus et les groupes qui se traitent à quelque degré comme des choses [7] » ; « Au fond, ce sont des mélanges. On mêle les âmes dans les choses ; on mêle les choses dans les âmes. On mêle les vies et voilà comment les personnes et les choses mêlées sortent chacune de sa sphère et se mêlent [8] ».
Une autre conséquence est que les objets possèdent ce que Mauss appelle une « matière spirituelle [9] ». Les choses sont humanisées et les hommes sont en retour non pas chosifiés, mais incarnés.
La raison de cette identité ontologique tient à la communication ou à l’échange entre choses et hommes :
« Tout va et vient comme s’il y avait échange constant d’une matière spirituelle comprenant choses et hommes, entre les clans et les individus, répartis entre les rangs, les sexes et les générations [10] ».
Il ne suffit donc pas d’affirmer que tout est lié, il faut ajouter que tout est mélangé, au point que l’essence de ces êtres s’homogénéise, devenant un mixte de matériel et de spirituel. Ce qui ne signifie pas que le matériel soit équivalent au spirituel.
d) Objection
Une telle vision du monde et de la société n’est-elle pas fusionnelle ? Cette objection n’est pas seulement celle d’un Occidental moderne qui idolâtre l’individualisme, elle se fonde sur le besoin naturel de s’individualiser, de respecter les différences. En effet, « le système des dons échangés envahit toute la vie économique et tribale et morale des Trobriandais [11] » : « Toute la vie tribale n’est qu’un constant « donner et recevoir », écrit Bronislaw Malinowski [12]. Est-ce que ce flux permanent ne nie pas l’évidence première des individualités substantielles ?
Mauss a bien conscience de cette difficulté. S’il y a « mélange », il n’y a pas absorption. Un premier signe en est le devenir des biens. Prenons l’exemple par excellence de l’échange des dons que sont les épousailles, en se mariant, aucune des familles ne renonce à ses dieux ou à ses ancêtres, mais elle les conserve ; de plus, ils ne sont pas confondus, fusionnés en une nouvelle entité, mais ceux d’une famille enrichissent le monde invisible de l’autre famille.
Un second signe en est la possibilité toujours présente de rivalités, qui peuvent aller jusqu’à la lutte. Aussi l’Essai sur le don qualifie-t-il à deux reprises le mélange d’agonistique. Précisément, il définit les potlatch de « prestations totales de type agonistique [13] ». Voire, cette rivalité est totale, du point de vue synchronique – « le principe de la rivalité et de l’antagonisme qui domine toutes ces pratiques [14] » – et diachronique – « qui peut aller jusqu’au combat, à la mise à mort » est « constante [15] ». Or, qui s’oppose se pose de manière distincte. Donc, les groupes et les individus ont beau entrer dans des relations profondes et intimes, ils ne cessent de se différencier jusqu’à se détruire.
D’ailleurs, cette opposition exerce une fonction précise, fixer des hiérarchies et donc exercer la domination : « Le principe de l’antagonisme et de la rivalité fonde » le « statut politique des individus, dans les confréries et les clans, les rangs de toutes sortes [16] ». N’idéalisons pas le don !
5) Cause formelle du don
a) Les trois actes
En quoi consiste le kula – terme mélanésien pour désigner le don intertribal et interfamilial – ? Il porte sur trois instances : le donateur, le récepteur (ou donataire) et le don (ou cadeau). Et ces trois instances sont mises en connexion par trois actes : donner, recevoir et rendre. Donc, une personne ou un groupe cède volontairement une chose au profit d’un bénéficiaire ; celui-ci l’accueille, puis, après un certain délai, le rend. L’acte de rendre ressemble à donner, sauf qu’il est une réponse, un retour. Les Trobriandais ont systématisé et cofidié ces deux dons constituant la transaction, appelant le don initial vaga, c’est-à-dire « opening gift » et le don rendu yotile, que M. Malinowski « traduit excellement » par « clinching gift », c’est-à-dire le « don qui verrouille [17] ».
De prime abord, rien de plus simple. Il faut d’abord rappeler que les trois instances ne sont pas séparées : d’abord, quelque chose du donateur est présent dans le don et circule avec lui ; ainsi, en recevant le don, le donataire hérite aussi de la personne du donateur et lui est désormais lié. Cette perméabilité entre personnes et choses va décider de la circulation et de l’unité qui va se constituer.
Ensuite, les actes sont ordonnés : 1. donner ; 2. recevoir ; 3. rendre. Cet ordre pose la question de l’origine : d’où vient le don originaire ?
b) Les trois obligations
Surtout, ces trois actes sont autant de devoirs nécessaires. La triade maussienne doit se formuler comme une triple obligation : « 1° l’obligation de donner ; 2° l’obligation de recevoir ; 3° l’obligation de rendre [18] ». D’où provient cette triple nécessité ?
1’) L’obligation de donner
L’obligation à donner est telle qu’elle peut se lire, du côté du receveur comme un droit. En effet, au devoir correspond un droit. Or, « le donataire a une sorte de droit de propriété sur tout ce qui appartient au donateur [19] ». Au devoir du donneur correspond donc le droit du donataire. D’où provient l’obligation à donner ? Mauss la constate, mais il n’en offre pas une explication systématique. Cette nécessité peut être d’origine conjoncturelle : la nécessité d’honorer un chef, de nouer une alliance militaire, de faire du commerce, de se marier. Or, chacun de ces actes oblige à donner quelque chose ou quelqu’un. Cette nécessité vient d’une origine plus profonde et en quelque sorte plus naturelle, c’est-à-dire enracinée dans notre nature. Mauss constate d’abord que tout donneur semble en dette. Au terme du chapitre 2 de l’Essai, Mauss a cette formule étrange, mais suggestive : « Si on donne les choses et les rend, […] c’est qu’on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se ‘doit’ – soi et son bien – aux autres [20] ». Cette dette initiale provient-elle d’un obscur sentiment de dépendance à l’égard de la vie ? En effet, l’individu comme le groupe se sent en dette dès sa naissance.
Mais cette absence d’explication s’interprète aisément : pour éclairer la motivation d’un don premier, il faudrait assister à la rencontre originaire de deux sociétés, deux tribus, deux peuples ; or, de fait, nous arrivons toujours après cette prime mise en relation ; donc, nous n’observons jamais le don se faisant et n’observons que le don déjà fait. Voilà pourquoi, nous ne pouvons que supputer les raisons d’un « primo-don ». À moins que la fiction ne nous aide. Et c’est pour cela, dans un article d’ailleurs unique, Mauss a interrogé une pratique ancienne. Il s’agit de l’alliance faite entre les Grecs dirigés par Xénophon et les Thraces conduits par Seuthès. Lors de la retraite des « Dix mille », Xénophon participe à une fête qui est organisée en l’honneur du roi Seuthès. Or, à cette occasion, les hôtes offrent des présents qu’ils attestent publiquement en prenant tour à tour une corne pleine de vin. Mais Xénophon n’a pas été prévenu de cette coutume et se retrouve dépourvu de tout don. Comment résoudre le dilemme : ne pas offenser le roi et pourtant ne rien lui offrir ?
« Xénophon – il avait déjà un peu bu – se leva fermement et, ayant reçu la corne, dit : ‘Moi, à toi, Seuthès, je me donne moi-même, et tous mes bons camarades et amis, qui te seront fidèles, et qui veulent tous, encore plus que moi, être les tiens ». Et Seuthès agrée le cadeau, puisque, commente Mauss, « aussitôt il se leva [et] but avec Xénophon [21] ».
2’) L’obligation de recevoir
L’obligation de recevoir se comprend plus aisément : dans un système social où le lien est essentiel, refuser le don offert est insultant, voire destructeur. « Refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre [22] ».
3’) L’obligation de rendre
L’obligation de rendre est presque aussi mystérieuse que celle de donner. Voilà pourquoi Mauss se pose la question : « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend [23] ? »
Pour répondre à ces questions difficiles, l’ethnologue se fonde sur l’ontologie brièvement brossée ci-dessus. D’un mot, le cadeau, donc la chose donnée, contient quelque chose du donateur, plus encore « quelque chose de son essence spirituelle, de son âme ». Or, d’abord, l’âme d’autrui ne nous appartient pas : il faut donc « rendre à autrui ce qui est en réalité parcelle de sa nature et substance ». Ensuite, « ces biens, meubles ou immeubles, ces femmes ou ces descendants, […] donnent prise magique et religieuse sur vous » ; donc, « la conservation de cette chose serait dangereuse et mortelle et cela non pas simplement parce qu’elle serait illicite ». Enfin, tout ce qui sort de quelqu’un aspire à y revenir : la « chose donnée n’est pas chose inerte. Animée, souvent individualisée, elle tend à rentrer à […] son foyer d’origine [24] ».
La deuxième raison, à savoir le caractère éminemment périlleux, voire mortel, du don retenu et non rendu, est attesté par un étrange constat relevé par Mauss dans un article justement fameux. Dans certaines langues, le terme « don » désigne ce qui semble être son contraire, à savoir le poison : le terme « gift, ‘poison’, est un euphémisme et provient d’un tabou du mot qu’on craignait d’employer : tout comme en latin venenum correspond à venesnom ‘liebestrank’. Mais pourquoi est-ce le mot gift et l’idée de don qu’il évoque qui ont justement été choisis pour symboles du poison [25] ? » La réponse est celle que nous avons vue : ce qui n’est pas rendu finit par nous empoisonner – au sens non pas pharmacologique du terme, mais psychologique : le sentiment de culpabilité nous ronge. « Au cas où la prestation donnée ne serait pas rendue […], le donateur a barre sur […] le bénéficiaire [26] » qui use illicitement du don.
Pascal Ide
[1] Ibid., p. 164.
[2] Essai sur le don, p. 193.
[3] Essai sur le don, p. 181.
[4] Ibid., p. 173.
[5] Elsdon Best, Forest-Lore, Transact. N.-Z. Inst., vol. XLII, p. 431 pour le texte maori et p. 439 pour la traduction. Cité par Essai sur le don, p. 158-159.
[6] Essai sur le don, p. 194.
[7] Ibid., p. 163.
[8] Ibid., p. 173.
[9] Ibid., p. 164.
[10] Ibid., p. 163 et 164.
[11] Ibid., p. 188.
[12] Bronislaw Malinowski, Argonauts of the Western Pacific, London, 1922, p. 167. Cité par Mauss, ibid.
[13] Essai sur le don, p. 153.
[14] Ibid., p. 152.
[15] Marcel Mauss, « L’extension du potlatch en Mélanésie », Anthropologie, 30 (1920) : Marcel Mauss, Œuvres, p. 29-34, ici p. 29.
[16] Essai sur le don, p. 200.
[17] Citant Bronislaw Malinowski, Argonauts of the Western Pacific, p. 345 s. et 98. Essai sur le don, p. 184.
[18] Marcel Mauss, « L’obligation de rendre les présents », Anthropologie, 33 (1923) : Mélanges offerts à Charles Andler par ses amis et ses élèves, Istra : Marcel Mauss, Œuvres, Paris, Minuit, vol. 3, 1969, p. 44-45, ici p. 45. Un paragraphe entier de l’Essai sur le don s’intitule : « Les trois obligations : donner, recevoir, rendre ». Il commence ainsi : « L’obligation de donner est l’essence du potlatch » (p. 205. Souligné dans le texte).
[19] Essai sur le don, p. 163.
[20] Ibid., p. 227.
[21] Marcel Mauss, « Une forme ancienne de contrat chez les Thraces », Revue des Études grecques, 34 (1921) : Marcel Mauss, Œuvres, p. 35-43, ici p. 40.
[22] Essai sur le don, p. 163.
[23] Ibid., p. 148. Souligné dans le texte.
[24] Ibid., p. 161.
[25] Marcel Mauss, « Gift-gift », 1924, Mélanges offerts à Charles Andler par ses amis et ses élèves, Istra : Marcel Mauss, Œuvres, vol. 3, p. 46-51, ici p. 46.
[26] Ibid., p. 48-49.