Le don du corps. Chapitre 2 La théologie du corps de concupiscence 1/2

La théologie du corps dans l’état de nature pécheresse

« …la concupiscence », « ‘regarder avec désir’ […]

est un détachement intérieur de la signification sponsale du corps ».

(39, 5 ; II, p. 94 et 95)

 

La première partie a traité du premier statut de l’homme : l’état d’innocence ou de justice originelle. Jean-Paul II va maintenant étudier les états de nature pécheresse et rachetée. Ils sont à la fois distincts et unis ; on ne peut souvent les éclairer que l’un par l’autre. Aussi l’exposé, tout en les distinguant, ne les séparera pas tout-à-fait.

A) Introduction générale

Les deux premières catéchèses (24 et 25) introduisent à cette deuxième grande partie. Selon son habitude, Jean-Paul II fonde son propos sur la Sainte Écriture : il part d’un ou de quelques textes centraux qu’il commente dans le détail. Ici, c’est le texte de Mt 5,27-28 qui sera le fondement de l’examen de l’état de nature tant pécheresse que rachetée : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle ». Et il va, avec une profondeur confondante, peu à peu nous dévoiler toute la richesse du contenu que ces quelques mots recèlent pour la théologie du corps : ces catéchèses vont « graduellement » en révéler « la signification-clé » (24, 1 ; p. 221 et 222).

Parfois même, un mot suffit à polariser toute l’attention. Dans le premier cycle, c’est le terme « origine » (cf. Mt 19) qui avait joué ce rôle attracteur et « nous avons pu alors nous rendre compte de toute l’ampleur du contexte d’une phrase et même d’un mot prononcés par le Christ » ; ici, ce sera l’expression « dans son cœur », souligné dès le début. Seul un écrit inspiré peut recèler une telle richesse : en effet, l’infinité du texte participe de l’infinité de son Inspirateur qui est l’Esprit-Saint, auteur de l’Écriture.

 

L’interprétation infinie

 

« Là en effet où tend l’esprit du lecteur, là aussi s’élèvent les oracles divins : si tu cherches en eux quelque chose d’élevé, ces oracles sacrés croissent avec toi, ils montent avec toi sur les sommets. […] les dires du Livre sacré croissent avec l’esprit de ceux qui les lisent [1] ».

De ce très beau et célèbre texte de S. Grégoire, le cardinal de Lubac disait qu’il était « l’un des fondements de l’exégèse chrétienne [2] ».

1) Le contexte (TDC 24)

Le contexte est le grand discours du Christ qui ouvre sa vie publique : on l’appelle Discours sur la Montagne, car Jésus l’a prononcé sur une montagne (cf. Mt 5 à 7). « Ce texte fait partie du Discours sur la Montagne dans lequel le Christ procède à une révision fondamentale de la manière de concevoir et d’accomplir la loi morale de l’Ancienne Alliance ». (id., 1 ; p. 221 et 222) Or, le changement éthique opéré par le Christ se caractérise surtout par deux notes que l’on peut découvrir dans le contexte du texte :

Tout d’abord, le Christ n’est pas venu abolir, mais accomplir la Loi ancienne (cf. Mt 5,17 et 19) (id., 2 ; p. 222 et 223). Ce qui signifie deux choses : adhérer à la signification que le Dieu-Législateur y a incluse et parvenir à sa plénitude de manière surabondante. Autrement dit, la loi du Christ est adhésion intérieure (nous allons y revenir) et accomplissement du sens même que l’on a compris.

Or, certains préceptes de la Loi intéressent le corps, la sexualité. Tel est le cas de celui qui a été énoncé plus haut : la prohibition de l’adultère est l’un des dix commandements. Le Christ n’est donc surtout pas venu lever les préceptes, les interdits de la Loi ancienne ; mais il les confirme et il les accomplit de manière surabondante.

Ensuite, la Loi nouvelle est une loi intérieure, c’est-à-dire une loi gravée dans les cœurs (id., 3 ; p. 223). En effet, l’homme est appelé à la comprendre de l’intérieur. Comme on l’a déjà vu dans la première partie, Jean-Paul II appelle ethos cette intériorité, cette « forme intérieure » de l’agir et de la morale humaine. Ainsi la véritable loi morale ne consiste pas en l’accomplissement extérieur, formaliste, juridique d’une prescription qui nous met en règle, mais « se forme dans la perception intérieure des valeurs ». Bref, « l’ethos nous fait entrer dans la profondeur de la norme même, et descendre à l’intérieur de l’homme sujet de la morale ».

Appliquons cette vision à notre propos (id., 4 ; p. 223 et 224) : il va s’agir pour nous de « relever la dimension intérieure » des préceptes du Décalogue que le Christ rappelle, en l’occurrence, dans le cadre de la théologie du corps, relativement à l’adultère. En contraste, « la casuistique des livres de l’Ancien Testament, visant à analyser » les aspects extérieurs, « ouvrait un espace à […] différentes ‘échappatoires’ légales », ce qui n’est plus possible dans la Loi nouvelle qui demande une adhésion non pas légaliste, mais intérieure, en un mot : « dans le cœur » ; là où la justice est appelée à surabonder.

 

La Loi Nouvelle est une loi intérieure

 

« Ce qui prime dans la loi de la Nouvelle Alliance, ce en quoi réside toute son efficacité, c’est la grâce du Saint Esprit, donnée par la foi au Christ. […] C’est ce que dit manifestement S. Paul : ‘La loi de l’Esprit de vie dans le Christ Jésus m’a délivré de la loi du péché et de la mort.’ (Rm 3, 27) C’est aussi ce qui fait dire à S. Augustin : ‘Comme la loi des œuvres fut écrite sur des tables de pierre, la loi de la foi fut écrite dans le cœur des fidèles’ (De l’esprit et de la lettre, 21, 41) [3] ».

 

On voit donc comment ces deux aspects – l’accomplissement de la loi et son intériorisation – s’articulent l’un à l’autre : l’accomplissement que la Loi nouvelle du Christ réalise est notamment cette intériorisation.

2) Le texte (TDC 25)

Jean-Paul II va brièvement étudier le sens immédiat du précepte relatif à l’adultère (Mt 5, 27-28), à la lumière de ce qui vient d’être dit du contexte. Mais il y reviendra longuement par la suite, après sa visite de l’Ancien Testament, et notamment de Gn 3 qui, portant sur l’origine du péché de l’homme, est nécessaire pour comprendre toute la portée de la parole du Christ.

a) Les destinataires (id., 1 et 2 ; p. 224 à 226)

Tout d’abord à qui le Christ s’adresse-t-il en parlant du commandement sur l’adultère ? Le Christ parle à l’homme historique et il parle de l’homme historique, c’est-à-dire de l’être humain d’après la chute originelle. Mais s’agit-il de tous les hommes historiques ou ne s’agit-il que des ses contemporains ?

Jésus parle autant au Juif de son temps qu’à l’homme du futur, c’est-à-dire à l’homme d’aujourd’hui. Il s’adresse autant au chrétien qu’au païen, c’est-à-dire à celui qui n’est soumis qu’à la loi commune à tous ceux qui sont doués de la nature humaine, autrement dit la loi naturelle : ce commandement, en effet, est « inscrit dans le cœur », selon un mot célèbre de s. Paul (Rm 2,15) que Jean-Paul II commente en une note très référencée. Il confirme ainsi que cette citation est bien une « source » permettant d’affirmer « l’existence de la loi naturelle ».

En effet, le Christ parle du ‘cœur’ de l’homme ; or, celui-ci est commun à tous. Une note, là encore technique, précise le sens biblique du terme cœur employé par le Christ : le cœur, dit R. Jewett cité en note, est, pour le Juif, « le centre de l’homme, […] source de la volonté, des émotions, des pensées et des sentiments ».Aussi les paroles de Jésus ont-elles un contenu anthropologique dont la signification est « éternelle » (id., 2 ; p. 225 et 226).

b) Le sens (id., 3 et 4 ; p. 226 et 227)

Jean-Paul II définit le sens des termes que le Christ emploie dans le commandement, par exemple celui d’adultère : « l’homme qui s’unit ainsi à une femme qui n’est pas son épouse commet un adultère ». Il remarque aussi que Jésus ne précise pas l’identité de la femme dont il parle. Mais le plus clair est qu’elle n’est pas en tout cas l’épouse de celui qui la désire. Enfin, si le Christ parle de l’homme qui est adultère, ce qu’il dit vaut tout autant pour la femme qui désire l’homme (id., 5 ; p. 227 et 228)

L’argumentation sous-jacente au texte apparaît alors clairement. Le regard est signe du désir (et Jean-Paul II de donner quelques exemples dans l’Ancien Testament, notamment celui de David et Bethsabée en 2 S 11,2) . Or, le précepte relatif à l’adultère interdit de désirer une femme autre que la sienne : en effet, on appelle adultère « la violation de cette unité dans laquelle l’homme et la femme peuvent – seulement en tant qu’époux – s’unir si étroitement qu’ils ne forment qu’‘une seule chair’ », autrement dit avoir une relation sexuelle. Mais, selon un principe clé de l’anthropologie de Jean-Paul II, le geste extérieur est toujours l’expression, le signe d’un acte intérieur ; aussi l’acte d’union des corps est toujours expression de l’acte intérieur qu’est le désir de l’homme pour sa femme (et vice-versa) ; et ce désir est tout à fait légitime dans le cadre du mariage.

Pourquoi ? C’est justement ce que la suite devra s’efforcer de manifester ; elle montrera aussi le lien qui existe entre l’intérieur du désir et l’extérieur qu’est l’acte commençant par le regard et s’achevant « en une seule chair ». Voilà en tout cas la raison pour laquelle le désir signifié par le regard est aussi irrecevable que l’adultère et fait l’objet d’un commandement de la Loi Nouvelle. Ici, se vérifie donc tout particulièrement la caractéristique d’intériorité qui est la marque générale de la Loi du Christ.

B) Analyse de Gn 3, 1-7

1) Importance (TDC 26)

Il faut revenir au texte de Gn 3 pour éclairer pleinement le passage d’Évangile ci-dessus.

a) L’objet de Mt 5 (id., 1 à 3 ; p. 228 à 230)

La concupiscence dont parle Jésus est péché. En effet, en Mt 5, dans le Discours sur la Montagne, le Christ parle du thème du désir qui naît dans le cœur de l’homme, autrement dit de la concupiscence. C’est ce que nous venons de voir.

Or, la concupiscence est le fruit du péché, voire est péché. Pour le montrer, Jean-Paul II fait appel à un célèbre passage de l’Écriture où Jean distingue trois concupiscences : « Tout ce qui est dans le monde – la convoitise [autrement dit la concupiscence] de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie – vient non du Père, mais du monde ». (1 Jn 2,16) La concupiscence vient donc du monde, y trouve sa provenance ; or, dans le texte, le monde a un sens négatif, puisqu’il s’oppose au Père, à Dieu : « Ce qui fructifie dans la triple concupiscence, ce n’est pas le ‘monde’ que Dieu a créé pour l’homme, un monde dont la ‘bonté’ fondamentale nous est révélée par Gn 1 », mais c’est « la rupture de la première alliance avec le Créateur » (id., 2 ; p. 229).

En bon exégète, Jean-Paul II se pose une objection (id., 3 ; p. 230). On sait maintenant combien les contenus, ce qu’on appelle « les théologies » des auteurs sacrés sont diverses, par exemple combien les mêmes mots n’ont pas exactement le même sens chez S. Paul et chez S. Jean. Est-il donc « licite » d’interpréter l’affirmation du Christ dans l’Évangile de Matthieu (Mt 5,27) par « les contenus caractéristiques de la ‘théologie johannique’ », celle de 1 Jn 2,15, sous prétexte que l’idée de « convoitise » est même ? Jean-Paul II répond à l’objection en l’éclairant par les sommets. Il fait appel « au contexte biblique général » et surtout à l’anthropologie, c’est-à-dire à la vision globale de l’homme que nous livre toute l’Écriture Sainte : c’est bien du même « homme de désir » que parlent le Christ et son disciple saint Jean.

b) L’objet de Gn 3, 1-7 (id., 4 et 5 ; II, p. 230 et 231)

Ce texte met précisément en scène le péché premier de l’homme (id., 4 ; p. 230). Jean-Paul II n’entend pas faire une analyse complète de ce passage, mais il est indéniable que celui-ci nous décrit « le choix fondamental » de l’homme : l’être humain met en doute le don de Dieu en son cœur et décide de « tourner le dos » au Père, au Dieu-Amour. Or, telle est l’essence du péché : il est refus volontaire (ce qui implique le choix) de Dieu.

En conséquence, il est nécessaire de faire appel à Gn 3 si l’on veut comprendre le fond même de la concupiscence : « nous devons encore une fois retourner au livre de la Genèse, nous arrêter encore une fois ‘au seuil’ de la révélation de l’homme ‘historique’ ». (id., 2 ; p. 229)

Par ailleurs, Gn 3 montre que l’un des premiers, sinon le premier, effet du péché de l’homme est la concupiscence elle-même : « Alors s’ouvrirent leurs yeux, à tous deux, et ils surent qu’ils étaient nus ; ils entrelacèrent donc des feuilles de figuier et ils se firent des ceintures ». (Gn 3,7) Or, quoique ce ne soit pas le seul sens, comme nous allons bientôt le voir, la nudité a ici une connotation sexuelle nette et réfère donc à la concupiscence (en l’occurrence sexuelle).

Que raconte Gn 3,1-8 ? C’est ce qu’étudient les sept catéchèses suivantes (27 à 33).

2) Objet (27, 1 et 2 ; p. 232 à 234)

a) Exposé

Jean-Paul II précise d’abord qu’il ne compte pas faire une analyse détaillée du récit de la tentation et de la chute ; il focalise son attention sur un point, à savoir la honte. Il est en effet possible de s’intéresser soit à la faute même, soit à sa cause (la tentation), soit à ses conséquences dont la plus fondamentale est la nudité et la honte : en effet, « en ce moment, la honte atteint son degré le plus profond et semble bouleverser les bases mêmes de leur existence ». Elle ne concerne pas que les relations des hommes entre eux, mais la relation à Dieu : elle est devenue un « sentiment de peur en présence de Dieu » (cf. Gn 3,8-10). (id., 1 ; p. 232)

b) Perspective

Par ailleurs, on peut aborder le texte biblique sous deux aspects : l’un plus objectif, l’autre plus subjectif, c’est-à-dire du côté du vécu.

1’) L’aspect objectif

Objectivement, la conséquence principale du péché originel est décrite, dans l’Écriture, par la nudité. Jean-Paul II la décrit très succinctement (id., 2 ; p. 232 à 234 ; cf. surtout la longue note qui précise ce que sont les dons surnaturels et préternaturels octroyés au premier homme à partir des textes et des définitions des Conciles). La nudité dont parle la Bible « n’a pas seulement un sens littéral », car « elle ne se réfère pas seulement au corps », mais, en un sens plénier, elle signifie l’état de dénudement, de privation. Prenons garde, ici la nudité prend donc le sens d’une perfection perdue (l’homme habillé qui a perdu ses vêtements) et non pas d’une perfection pure et simple, comme c’était le cas dans l’état d’innocence originelle où la nudité signifiait le don dans la transparence et la vérité. Or, de quoi l’homme est-il dépouillé ?

Pour systématiser la pensée de Jean-Paul II, faisons appel à ses propres développements dans les catéchèses sur le Credo auxquelles nous nous sommes déjà référé. « Le premier homme, Adam, enseigne le Concile de Trente, fut créé dans la justice (originelle) et la sainteté [4] » qu’il a toutes deux perdues par le péché originel. À quoi correspondent ces deux dons de Dieu ?

* La sainteté s’identifie aux dons mêmes de la vie surnaturelle (la grâce sanctifiante, les vertus théologales, etc.).

* La justice correspond à ce que l’on appelle les dons préternaturels. Ils sont qualifiés de préternaturels, car ils sauvegardent notre nature et l’ordonnent à Dieu. « Grâce à ces dons divins, l’homme, qui se trouvait lié en amitié et harmonie avec son ‘commencement’, possédait et maintenait en lui l’équilibre intérieur sans être angoissé par la perspective de la décadence et de la mort. La ‘maîtrise’ du monde que Dieu avait accordée à l’homme dès le début, se réalisait avant tout chez l’homme lui-même comme maîtrise de soi ».

Aussi, « dans cette maîtrise de soi et cet équilibre on trouvait l’‘intégrité’ de l’existence (integritas), en ce sens que l’homme était intact et ordonné dans tout son être parce que libre de la triple concupiscence qui le soumet aux plaisirs des sens, à la convoitise des biens terrestres et à l’affirmation de soi contre les impératifs de la raison », que décrit 1 Jn 2,16. [5] La convoitise sexuelle (la première des trois concupiscences) apparaît donc avec la perte de l’intégrité ou, identiquement, de la justice « dont les racines s’enfoncent dans la profondeur originelle de l’esprit humain ».

Comme les dons préternaturels perfectionnaient notre nature et la protégeaient, par le péché originel, l’homme « fut endommagé dans tout ce qui appartient à sa nature même » (14-I-1980 ???, 2 ; I, p. 30).

2’) L’aspect subjectif

Mais Jean-Paul II va maintenant porter toute son attention sur le seul vécu subjectif de la conséquence de la faute, qu’est l’apparition de la honte et sa profonde signification. La faute répond donc subjectivement à la nudité du point de vue objectif. D’où la question : « Quel est l’état de conscience que peuvent manifester ces paroles : ‘J’ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis caché’ ? » (id., 3 ; p. 30)

Cette double restriction de l’objet et de la perspective polarise alors l’attention sur la honte. Ce qui ne nous étonne guère quand on sait l’intérêt que le pape nourrit, d’une part pour la pudeur à laquelle il consacre un long développement dans Amour et responsabilité [6], d’autre part pour la perspective si originale de la subjectivité qui caractérise la phénoménologie en particulier et la modernité en général, perspective qui fut déjà abondamment et presque exclusivement la sienne dans le premier cycle de catéchèse.

Pénétrons maintenant dans ce que Jean-Paul II appelle « la précision bouleversante de ce dialogue » entre Dieu et sa créature après la chute (Gn 3,9-11).

3) Analyse du sens subjectif de la honte (27, 3 ; p. 234)

En effet, l’homme était nu avant la chute et il n’en avait aucune honte, ainsi que nous l’avons longuement étudié (Gn 2,25). Or, il a désormais honte de sa nudité. En conséquence, « les paroles de Gn 3,10 attestent directement un changement radical de la signification de la nudité originelle ». Tel est le point de départ qui doit nous étonner et nous interroger. Quel changement s’est-il opéré ?

Nous avons vu que la signification principale de la nudité originelle résidait dans le corps humain et sa capacité sponsale : le corps vérifiait de manière sensible et limpide « la donation réciproque dans la communion des personnes ». Autrement dit, quand l’homme se voyait en son corps, il y lisait de manière évidente et immédiate sa capacité à se donner, et notamment à entrer en communion avec les autres personnes, en particulier son conjoint. Il faudra se demander si et comment cette capacité sponsale a été affectée (id., 3 ; p. 234).

Le pape part donc toujours de Gn 3 en entier, car ce passage contient « une description d’une surprenante précision, du phénomène de la honte apparue chez le premier homme en même temps que le péché originel ». (30, 1 ; p. 242)

Or, le corps, qui est signe de la personne totale, était, à l’origine, doté d’une triple signification : par rapport aux autres corps (c’est la signification « cosmique », du corps en relation avec le cosmos), par rapport aux personnes et par rapport à Dieu. La seconde signification, anthropologique, se dédouble en individuelle – que signifie la pudeur (ou honte, Jean-Paul II ne distingue pas) par rapport à la personne envisagée en sa solitude – et en relationnelle. Enfin, cette dernière présente aussi deux aspects, selon qu’il s’agit d’une relation générale avec toute personne ou de la communion privilégiée avec la personne de l’autre sexe au sein du mariage. Mais cette dernière intéresse plus le corps que la relation interpersonnelle générale, aussi Jean-Paul II n’en traite ici qu’en passant [7] ; il la verra surtout quand il parlera du mariage. La signification du corps est donc perturbée d’une quadruple manière.

a) Perte de la signification « cosmique » du corps (id. ou 27, 4 ; p. 235)

Le péché originel est d’abord perte de cette relation à l’univers ; la nudité et la honte en sont l’indice. Mais notre perspective est subjective et la subjectivité se déploie en trois plans qui sont autant de facultés : cognitif, affectif et actif (volontaire). La perte du sens cosmique sera donc ressentie et vécue de trois manières :

La première est d’ordre cognitif : l’homme ne perçoit plus sa participation au monde de la création. En effet, par la faute, il ne participe plus à « la vision divine du monde et de sa propre humanité ». L’homme a du mal à se comprendre en son corps et dans son rapport au monde matériel qu’il accepte moins.

La deuxième est d’ordre affectif : l’homme perd sa « paix profonde et la joie de vivre dans la vérité ». En effet, est inquiet celui qui est sans repos (étymologiquement, in-quies signifie sans repos) ; or, on ne peut se reposer qu’en ce qu’on connaît être son repos, son terme. L’ « insécurité » l’habite donc, conséquence de son ignorance.

La dernière est d’ordre actif. Désormais la nature résiste à l’homme, le corps humain se fatigue (cf. Gn 3,17-19). L’homme prend « conscience de sa faiblesse ».

On voit quelles conséquences passionnantes, les disciplines écologiques pourraient tirer de ces quelques réflexions : si nos attitudes à l’égard de la nature sont si heurtées et si contradictoires (cela va de l’exploitation consumériste inconsciente à, inversement, la fusion primitive avec la nature et l’adoration de la déesse mère-Nature), c’est qu’elles sont blessées, parce que nous avons perdu le sens de la nature et donc le sens cosmique du corps. L’illustration donnée par l’encart le montre bien.

b) Perte de la signification anthropologique individuelle (TDC 28)

Cette signification est multiple, car multiples sont les sens anthropologiques du corps. Différents aspects ont été défigurés : la honte (ou la pudeur) est à la fois « immanente et relative », dit le pape, c’est-à-dire qu’elle intéresse à la fois l’homme en lui-même (elle demeure en lui, en son humanité : du latin manere, demeurer), et l’homme en sa relation à l’autre : nous retrouvons les deux sens de la solitude. La honte signifie d’abord la perte du sens individuel de l’homme, de son « ego », comme dit Jean-Paul II.

1’) Difficulté (id., 1 ; p. 235 et 236)

On a souvent d’abord l’impression que la honte n’intéresse que la relation à l’autre sexe. Jean-Paul II répond clairement par la négative : la honte n’a pas qu’un sens relatif, elle a un sens plus profond, immanent, elle touche « l’essentialité humaine du propre corps », et donc la personne considérée en elle-même. En quoi consiste ce premier type de honte ? Que nous révèle-t-elle de notre corps ? De quoi l’homme prend-il conscience en l’expérimentant ? De deux choses :

2’) Première signification (id., 2 et 3 ; p. 236 et 237)

La pudeur exprime d’abord la fracture de tout l’être. Cette honte exprime « une certaine fracture constitutive dans l’intérieur de la personne humaine » ; et quelle fracture ? « quasi une rupture de l’unité spirituelle et somatique originaire de l’homme ». C’est ce qu’enseigne la théologie classique lorsqu’elle dit que l’homme a perdu le don de la justice originelle à cause du péché originel ; or, cette justice originelle harmonisait l’homme, soumettait le corps à l’esprit. Mais ce que cette doctrine énonce sur le plan objectif, l’homme l’expérimente subjectivement comme une honte, et c’est l’apport original de Jean-Paul II : interpréter l’expérience universelle de la pudeur et lui donner un sens plénier, dans la lumière de la foi, en la corrélant à la perte de l’innocence.

Cette première honte se réfracte aussi sur le triple plan cognitif, affectif et actif. Cognitif : elle est perte du sens de l’unité, expérience de la non-soumission du corps à l’esprit ; affectif : la honte nourrit l’« inquiétude de fond de toute l’existence humaine » ; actif : « Le corps, qui n’est pas soumis à l’esprit comme dans l’état de l’innocence originaire, contient en soi un constant foyer de résistance à l’esprit, et il menace en quelque sorte l’unité de l’homme-personne ». Plus précisément encore, toujours sur le plan de l’action, donc de la volonté, la rupture de la personne se traduit par un pouvoir, une seigneurie diminuée de l’esprit sur le corps : « l’homme de la concupiscence ne domine pas son propre corps de la même manière, avec la même ‘simplicité’ et le même ‘naturel’ que l’homme de l’innocence originaire ».

3’) Deuxième signification (id., 4 et 5 ; p. 237 et 238)

La pudeur exprime en particulier la fracture de la personne en sa sexualité. Le déséquilibre, la non-soumission dont il vient d’être question touche particulièrement la sexualité, ainsi que le texte de la Genèse le suggère. En effet, la honte est le signe de cette rupture intérieure et elle pousse l’homme à cacher ses caractères sexuels ; c’est donc qu’il ressent « une spécifique fracture de l’intégrité personnelle de son propre corps, particulièrement dans ce qui en détermine la sexualité ». Or, la sexualité nous oriente vers l’autre ; on voit donc déjà s’ébaucher la signification relative (c’est-à-dire en relation à l’autre) de la honte.

Comme le désordre de la sexualité s’appelle concupiscence, la pudeur révèle donc la concupiscence et celle-ci en est la cause : la relation pudeur-concupiscence est réciproque.

4’) Conséquence : la double valeur de la pudeur (id., 6 ; p. 239)

Il serait erroné de donner une signification seulement négative à la pudeur. Elle présente aussi un sens positif, puisqu’elle rappelle la condition première de l’homme et la garde.

En conséquence, « la pudeur a une double signification : elle indique la menace à l’encontre de la valeur et, en même temps, elle préserve intérieurement cette valeur ». En effet, le Christ, en Mt 5, fait appel au « cœur » humain et la pudeur de même ; aussi faire appel au « cœur », c’est faire appel à la pudeur et donc à une réalité positive.

c) Perte de la signification anthropologique relationnelle

C’est la honte comme perte de la signification relationnelle, autrement dit du sens de la communion des personnes que Jean-Paul II développe le plus, car elle concerne davantage la signification du corps et notre propos demeure toujours la théologie du corps. Nous verrons ici, que la signification sponsale du corps, qui fut développée en première partie, est le plus altérée.

Par ailleurs, Jean-Paul II revient souvent sur les mêmes thèmes : c’est à la fois légitime (le genre littéraire de la catéchèse orale – comme celui d’une rubrique dans un journal – permet de revenir sur certains points et de les approfondir) et nécessaire parce que l’originalité et la difficulté du propos de Jean-Paul II demandent, selon une des lois fondamentales de la pédagogie, la répétition des mêmes idées dans des formulations diverses et selon des perspectives complémentaires. Aussi l’ordre de notre exposé ne suivra-t-il pas celui des catéchèses, mais s’efforcera d’être plus synthétique.

0’) La thèse défendue

En un mot, la thèse développée dans la série des cinq catéchèses suivantes, de 29 à 33 est la suivante : la pudeur qui est la manière subjective de vivre l’état de nature pécheresse (puisqu’elle est apparue avec la faute) est le signe que la communion des personnes est blessée. Autrement dit, Jean-Paul II analyse les conséquences du péché pour la théologie du corps, certes de manière objective, mais d’abord dans le vécu des personnes. Or, la Genèse résume ce vécu de manière très précise dans le terme de honte. Notre propos se ramène donc à répondre à la question suivante : quelle est la signification de la pudeur pour la relation entre personnes ?

Il se pose trois questions : quelle est la nature de cette pudeur ? en amont, quelles sont les causes de l’apparition de la pudeur ? enfin, en aval, quelles en sont les conséquences ? Or, pour définir ce qu’est la pudeur, Jean-Paul II la cerne d’abord par un certain nombre de ses effets les plus manifestes que l’on peut à la fois expérimenter personnellement et trouver décrits, succinctement, dans le texte biblique.

1’) Description de la honte (surtout TDC 29 et 30)

Jean-Paul II fait une première approche – une phénoménologie, en quelque sorte – de l’état de pécheur qu’est la concupiscence et qui est vécu comme honte.

  1. Tout d’abord, l’homme et la femme ressentent leur relation « comme un manque de pleine unité » (30, 2 ; p. 242 et 243. C’est moi qui souligne). Plus encore, il y a « une rupture, une perte fondamentale de la primitive communauté-communion des personnes ». (id., 3 ; p. 243) Leur « béatifique union conjugale originelle » est « déformée dans le cœur de l’homme par la concupiscence ». (id., p. 243 ou ibid.)

Plus encore, l’homme et la femme vivent non pas unis, mais « séparés et même directement opposés » à leur vocation. Ils vivent non pas « comme homme et femme », mais « comme homme ou femme ». (id., 4 ; p. 243)

La communion des personnes que signifie le corps se trouve donc « bouleversée ». Il y a « déséquilibre » ; la sexualité semble « devenue un ‘obstacle’ dans les relations personnelles de l’homme avec la femme ». (29, 3 ; p. 241 et 242) « La diversité, ou bien la différence de sexe, masculin et féminin, fut brusquement ressentie et comprise comme un élément de réciproque opposition de personnes ». (29, 2 ; p. 239 et 240) De même que la honte révèle la division interne de la personne, de même elle signifie la division entre personnes.

  1. La concupiscence est aussi vécue comme domination. En effet, il ne faut pas isoler le verset 7 de Genèse 3, relatif à la honte, du reste du chapitre ; or, on peut lire plus loin que les relations de l’homme et de la femme se caractériseront de la manière suivante : « Ton élan sera vers ton mari, et il te dominera ». (Gn 3,16)
  2. Enfin, l’homme éprouve la concupiscence par « l’insatiabilité de l’union » entre homme et femme (29, 1 ; p. 239. C’est moi qui souligne). Ce signe serre au plus près la nature de la honte. En effet, l’insatiabilité signifie un manque non comblé. Or, en quoi consiste ce manque, cette carence ? Ce qui manque est le sens du corps comme donation des personnes.
2’) Nature de la honte

Allons au cœur. Nous nous rappelons l’acquis essentiel de la première série de catéchèses : « à l’origine », l’homme avait conscience que son corps signifiait le don. Depuis la chute, la concupiscence que la honte traduit subjectivement est « une limitation », « une violation », « une déformation de la signification sponsale du corps » (31, 6 ; p. 247 et 248). Détaillons maintenant ce qu’implique cette riche définition.

a’) La pudeur (et la concupiscence de même) est une qualité

La pudeur est une caractéristique de l’esprit et non pas du corps. Le sens de la pudeur concerne non pas le corps lui-même, ni « la sexualité somatique », mais les « transformations les plus profondes subies par l’esprit humain ». (31, 1 ; p. 245) Comme Jean-Paul II le dira plus loin, il serait erroné de penser que le discrédit jeté sur la concupiscence touche en premier le corps, au contraire de ce que les gnoses et le jansénisme ont dit. « La convoitise de la chair atteste en premier lieu l’état de l’esprit humain ». (33, 5 ; p. 254) C’est ce que confirme le passage de 1 Jn 2,16 sur la triple concupiscence que l’on citait au début.

b’) La honte est une perte

On se rappelle que le corps a pour vocation de signifier le don de la personne. Mais le péché originel a défiguré cette vocation : l’homme en se coupant de Dieu s’est coupé des hommes ses frères. Donc, le sens sponsal du corps a lui-même été atteint par le péché originel. Or, la honte est le retentissement subjectif du péché originel, apparu de manière contemporaine au péché des origines. Autrement dit, la honte exprime que la personne et en particulier le corps, et plus particulièrement le sexe en sa dimension somatique, corporelle ont perdu leur signification sponsale. La concupiscence « prive le corps de la simplicité et de la pureté de la signification liée à l’innocence originaire de l’être humain ». (31, 1 ; p. 245. C’est moi qui souligne)

Or, le propre de la convoitise est de faire de l’autre un objet de plaisir. Mais le propre de la personne est d’être don. Voilà pourquoi la concupiscence « dépersonnalise » l’homme.

Confirmation est donnée par le fait que l’état de nature pécheresse fait vivre dans le danger constant que « ‘le désir du corps’ se révèle plus puissant que ‘le désir de l’esprit’ ». C’est un signe que l’homme est habité par deux lois (cf. Rm 7,23 cité par Jean-Paul II) et donc que son être est déchiré. (33, 6 ??? ; p. 61 et 62)

c’) Quelle perte ?

Jean-Paul II ne cesse de le dire : la concupiscence est perte du don de l’origine qu’était la signification sponsale du corps. Et cette perte se décrit d’une double manière : comme limitation et comme déformation. « La concupiscence ‘qui vient du monde’ […] limite et déforme cette manière objective d’exister du corps à laquelle l’homme participe ». (32, 1 ; p. 248 et 249) Le corps n’exprime plus qu’une attraction et non pas un don interpersonnel.

Le corps, en particulier la sexualité, « limite l’expression de l’esprit et l’expérience de l’échange du don des personnes ». Le corps est vécu comme une « contrainte ». Concrètement, chacun de nous fait l’expérience que son corps le trahit, n’exprime pas sa personne et surtout sa capacité à se donner.

Cependant cette honte n’est pas une pure perte du sens sponsal du corps, de la communion des personnes. Tout d’abord, Jean-Paul II dit que « le corps humain a ‘quasi’ perdu la capacité d’exprimer » le don, et « si nous ajoutons le terme adverbial ‘quasi’, nous le faisons parce que la dimension du don – c’est-à-dire la capacité d’exprimer l’amour grâce auquel, par sa féminité ou sa masculinité, l’être humain devient un don pour l’autre – n’a pas cessé d’imprégner et de façonner l’amour qui naît dans le cœur humain ». (32, 3 ; p. 249 et 250) Par ailleurs, la nouvelle relation dans le couple est d’opposition et non pas d’unité ; mais cette « opposition ne détruit ni n’exclut l’union conjugale voulue par le Créateur ni ses effets procréateurs ». Mais ces données naturelles ineffaçables sont seulement orientées dans « une autre direction » : celle de l’appropriation, de la concupiscence (30, 4 ; p. 243).

d’) Conséquences de la honte

Nous retrouvons ainsi les différentes caractéristiques de la honte qui, au point de départ, ont servi à la décrire : désunion, possession, désir insatiable. Pourquoi l’homme est-il en dysharmonie ? Pourquoi cherche-t-il tant à posséder ? Pourquoi l’homme est-il habité par l’insatiabilité ?

La désunion. Ainsi « le ‘cœur’ est devenu le lieu du combat entre l’amour et la concupiscence. Plus la concupiscence domine le cœur, moins celui-ci est capable d’expérimenter la signification sponsale du corps et moins il est sensible au don de la personne » (32, 3 ; p. 249 et 250).

La possession. Car l’homme veut avoir l’autre par force et, de peur de manquer, le réduit à l’état d’objet.

L’insatiabilité. L’homme vit la relation sous le mode du manque, car il aspire à la peine unité.

La pudeur sexuelle a donc un sens positif, puisqu’elle est liée « à la non-satisfaction de l’aspiration à réaliser dans l’‘union conjugale du corps’ (cf. Gn 2,24) la réciproque communion des personnes ». (30, 4 ; p. 243)

3’) Cause de la honte

Cette honte est le fruit du péché. En effet, explique s. Jean (1 Jn 2,16), le péché est triple : il est à la fois désir charnel, domination et convoitise des yeux. Or, on retrouve cette triple dimension dans la concupiscence originelle : la dimension charnelle est évidente ; la domination aussi, puisque c’est l’un des effets du péché originel (cf. Gn 3,16) ; enfin, selon la parole de Jésus en Mt 5,17, le regard, autrement dit la convoitise des yeux est l’expression du désir qui réduit la personne à être un objet de plaisir. C’est donc que le fond de la concupiscence est le péché.

Et la pudeur trouve sa racine dans le péché ; or, le péché est toujours l’œuvre de l’esprit (de l’intelligence et de la volonté de l’homme) ; ce qui confirme que l’on doit chercher l’origine de la honte non pas dans le corps et la sexualité mais dans l’esprit.

 

La honte et la confusion, signes de la contrition

 

  1. Ignace invite à susciter la honte dans le retraitant à l’égard de ses péchés : « Me porter à la confusion pour mes si nombreux péchés, en prenant des comparaisons, par exemple un chevalier qui se trouve devant son roi et toute sa cour, plein de honte et de confusion pour avoir beaucoup offensé celui don il a reçu auparavant beaucoup de dons et de faveurs [8] ».
4’) Espèces de honte

Jean-Paul II revient plusieurs fois sur cette question. Dans l’état de nature blessée, pécheresse, la honte et la concupiscence sont vécues différemment par l’homme et par la femme. Cela ne saurait nous étonner : Jean-Paul II avait montré que, dans le statut d’innocence originelle, diverse était la relation de l’homme et de la femme au corps.

Les textes de Gn 3,16 et Mt 5,27-28 marquent en effet une certaine asymétrie dans la relation. Tentons de la cerner. Dès l’origine, la vocation de l’homme est d’« être le gardien de la réciprocité du don et de son équilibre authentique ». Plus précisément encore, son rôle est double : accueillir « la féminité comme don » et le transformer « en un échange mutuel, bilatéral ». (33, 2 ; p. 252) En conséquence, « bien que le maintien de l’équilibre du don semble avoir été confié à tous deux, c’est surtout à l’homme qu’incombe une responsabilité particulière ».

On peut le comprendre à partir de la concupiscence qui est la raison profonde du déséquilibre ; or, le désir est plus grand (plus violent) chez l’homme. Jean-Paul II suggère une autre piste, très voisine : « Les paroles de Gn 3,16 semblent suggérer que ceci [la domination, la concupiscence] se passe plutôt au détriment de la femme et qu’en tout cas, elle le ressent plus profondément que l’homme ». (id., 1 ; p. 251 et 252) En effet, ce texte, comme celui de Mt 5,27-28, « semble indiquer surtout l’homme comme celui qui ‘désire’ » (31, 4 ; p. 246).

5’) Conséquences de la honte
a’) Première

Jean-Paul II refuse d’entrer dans le jeu du soupçon. Nous aurons l’occasion de le voir en détail (par exemple TDC 46 ; p. 295s). En effet, nous avons vu que la personne continue à être capacité de don : celle-ci n’est pas évanouie ; le corps continue à exprimer, mais mal – et parfois pas du tout –, ce don. Or, le soupçon consisterait à annuler cette signification et à faire du corps un mensonge permanent : il rend constant ce qui n’est qu’occasionnel et impossible, ce qui est difficile. Devons-nous « nous méfier du cœur humain ? »

C’est la grande tentation, surtout quand on découvre (et plus encore quand on souffre de) l’égoïsme du prochain. C’est là le fond de la philosophie de l’autre, chez Sartre. Le pape répond aussitôt et résolument : « Non ! Cela veut tout simplement dire que nous devons en garder le contrôle ». (32, 3 ; p. 249 et 250) Autrement dit, la maîtrise de soi, la vertu de tempérance dont il sera longuement parlé plus loin, sont, ô combien, nécessaires.

b’) Deuxième

La concupiscence signe une perte de la liberté (32, 6 ; p. 251). Nous avons vu précédemment que l’état d’innocence originelle est un état de liberté plénière. En effet, la liberté est capacité de donner ; or, ici, le corps est comme contraint, il n’est pas soumis spontanément à l’esprit. De plus, la liberté s’expérimente comme maîtrise de soi, maîtrise de ses dynamismes ; mais ici, cette maîtrise est amoindrie, si elle n’a pas disparu.

Conséquence immédiate : la concupiscence « éclipse également la beauté » du corps humain. Pour détailler ce qui n’est qu’une suggestive notation formulée en passant, qui dit beauté, dit rayonnement, gloire ; or, celui qui donne rayonne ; celui qui retient est terne : comment rayonner en gardant ? Par conséquent le don rend beau, glorieux le corps et la concupiscence l’enlaidit. Chacun de nous en fait l’expérience dans le sourire qui est don fait à l’autre ; et un sourire embellit le visage le plus disgracié. La concupiscence est un trou noir qui engloutit tout jusqu’à la personne, l’amour sponsal un soleil qui irradie paisiblement.

c’) Troisième

La concupiscence transforme la relation humaine de don en appropriation (33, 3 et 4 ; p. 252 à 254). Il faut bien s’entendre sur le sens du terme « appropriation ». Il est vrai que l’homme peut dire « ma femme » et la femme dire « mon mari » sans qu’il y ait pour autant domination, appropriation. Le Cantique des Cantiques montre d’ailleurs que les mots « mon… ma » sont légitimes dans l’amour le plus noble (cf. citations données en 33, 3 ; p. 253). Pourtant il existe une appropriation qui est captation et disparition de l’autre. Georges Bernard Shaw avait un mot terrible : « L’Évangile affirme que des deux ils ne feront plus qu’un ; la question est de savoir lequel ».

Pour y voir clair, il faut en fait distinguer deux sortes de relation d’appartenance : l’une de sujet à objet ; l’autre de sujet à sujet. La première vaut pour les choses non douées de liberté et d’intelligence (on possède un objet), mais est illégitime pour les personnes : la personne est sujet et en aucun cas un objet. [9]

Le premier type d’appropriation se fonde sur la première relation d’appartenance et le second sur la seconde. Or, le désir transforme l’autre personne en objet de mon désir : « la concupiscence entraîne ipso facto l’homme à posséder l’autre comme un objet, l’entraîne à en jouir ». Il y a très exactement identité entre jouissance (concupiscence) et possession au sens déshumanisant du terme. Autrement dit, « la subjectivité de la personne cède la place […] à l’objectivité du corps ». (32, 5 ; p. 250 et 251 ; et il faut entendre « objectivité » au sens négatif que lui donne Jean-Paul II de réduction à l’état d’objet de consommation, d’utilisation) Par contre l’amour de don peut s’exprimer dans le langage du second type d’appropriation : « Les termes ‘mon… ma’ […] indiquent le caractère réciproque de la donation […] l’équilibre du don où s’instaure la réciproque communio personarum ».

d’) Quatrième

Jean-Paul II déduit enfin deux sens de la pudeur (29, 5 ; p. 241 et 242) Nous avons vu plus haut que la honte avait un sens à la fois négatif, révélateur de notre division, et positif, de protection. Cela est encore plus net du point de vue sexuel, puisque la pudeur pousse à « cacher devant ‘l’autre’ son propre corps et ce qui détermine la propre féminité-masculinité », autrement dit son sexe anatomique. Or, ce secret à la fois dénonce le « manque de confiance fondamental » en l’autre et en même temps révèle « le respect de la subjectivité de l’autre ». Car la personne ne se cache que pour mieux respecter autrui. Anticipant des analyses ultérieures, il faut affirmer que la vision du seul sexe peut éveiller le plaisir de l’autre qui tend à nous réduire à l’état d’objet et nous faire déchoir de notre dignité de sujet.

d) La signification théologique

Jean-Paul II n’a fait que l’effleurer au début, lorsqu’il montre que l’homme s’est caché parce qu’il a eu peur de Dieu (27, 1 ; p. 232). Et cette peur est l’un des visages de la honte : « une certaine peur appartient toujours à l’essence de la honte », car elle est un sentiment. La pudeur est donc le signe que la relation à Dieu n’a plus la transparence des origines. Le besoin qu’ont eu l’homme et la femme « de se cacher indique qu’au fond de la honte qu’ils éprouvent l’un devant l’autre, comme fruit immédiat de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, a mûri un sentiment de peur en présence de Dieu, un peu ignoré auparavant ».

Mais de même que la pudeur présente une double valence, négative (peur) et positive (elle est aussi protection, rappel), de même ici cette peur rappelle à l’homme qu’il est fait pour Dieu. C’est ainsi que le Père Gaston Fessard, à la suite de S. Ignace de Loyola, interprète la pudeur comme un signe même de l’ordination fondamentale de l’homme à Dieu.

Pascal Ide

[1] In Ez, l. I, Homélie 7, PL 76, 844-848.

[2] Henri de Lubac, L’Écriture dans la Tradition, Paris, Aubier, 1966, p. 284 ; sur toute cette question, cf. le passionnant ouvrage de Pier Cesare Bori, L’interprétation infinie. L’herméneutique chrétienne ancienne et ses transformations, trad., « Passages », Paris, Cerf, 1991.

[3] S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 106, a. 1.

[4] Concile de Trente, Décret sur le péché originel, 17 juin 1546 ; cf. Gervais Dumeige, La foi catholique, Paris, Ed. de l’Orante, nouvelle éd., 1975, n. 275, p. 169.

[5] Jean-Paul II, Catéchèse du 3 septembre 1986, n. 5, in Le Créateur du Ciel et de la Terre, p. 190.

[6] Karol Wojtyla, « Métaphysique de la pudeur », Amour et responsabilité. Etude de morale sexuelle, Trad., Paris, Ed. du dialogue, Stock, 1978, p. 162-179.

[7] La honte signifie alors la rupture dans la communion entre personnes de sexes différents, en particulier dans le cadre du mariage (29, 4 ; p. 241). Ce qui est vrai en général dans la relation entre personnes, se vérifie de manière particulière pour la relation entre sexes : en effet, c’est dans le cadre du mariage que la communion entre personnes de sexes différents est la plus grande.

[8] S. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, n. 74.

[9] Pour un exposé détaillé, nous renvoyons à la remarquable analyse qui ouvre Amour et responsabilité, p. 13-27. Karol Wojtyla appelle jouissance ou utilisation la relation de sujet à objet, et amour la relation de sujet à sujet humain. Cf. Servais Thomas Pinckærs, « Le rôle de la fin dans l’action morale selon saint Thomas », Le renouveau de la morale. Etudes pour une morale fidèle à ses sources et à sa mission présente, Paris, Téqui, 1964, p. 138.

10.2.2020
 

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