Soie est le roman (déjà) culte d’un des écrivains turinois les plus doués de la nouvelle génération, lui-même musicologue et technicien de la narration [1].
Le style sobre – nous ne savons rien que ce qui est dit, nous n’avons aucun droit à pénétrer les intimités – n’est pas sans rappeler la ligne américaine. Cette sobriété accroît le mystère et est harmonisée à ce pays du mystère qu’est, pour nous, le Japon, à la différence Occident-Orient. Il suscite aussi la tension et donc le suspense ; interdit de pénétrer dans les sentiments des héros, réduit à supputer sur le sens de leur geste, on se dit que tout peut arriver.
Sur fond exotique et historique de sériculture européenne, nous est contée une belle histoire d’amour. D’un côté, Hervé Joncour, marié à Hélène qu’il aime, conserve son âme d’aventurier qui s’accommode bien de partir, envoyé par son employeur dans le lointain Japon pour chercher des œufs de vers à soie. De l’autre, une femme au visage non-oriental, la maîtresse d’Hara Kei, le commanditaire japonais, qui l’aime tellement qu’il lui a offert une volière d’oiseaux tous plus splendides les uns que les autres : de cette femme inaccessible, Hervé ne sait rien, ni le nom, ni même le son de sa voix. Ou plutôt, il ne sait que deux choses : la douceur de sa main qui, une fois, a longuement caressé son corps avec un linge de soie. Et un mot laissé dans sa main, en japonais : « Revenez, ou je mourrai ». Nous ignorons même si le héros la trouve belle.
Le toucher suscite l’amour, mais un amour qui sublime la sensualité. C’est l’expérience que fait Hervé Joncour. Il se prépare pour le rituel du bain : une main pose un linge mouillé sur ses yeux de sorte qu’il ne voit rien ; puis on lui verse de l’eau sur le corps. « Il sentit la légèreté d’un voile de soie venir se poser sur lui. Et les mains d’une femme – d’une femme – qui l’essuyaient en caressant sa peau, partout : ces mains, et cette étoffe tissée de rien. Pas un instant il ne bougea, pas même quand il sentit les mains remonter de ses épaules à son cou, et les doigts – la soie, les doigts – monter jusqu’à ses lèvres, les effleurer, une fois, lentement, puis disparaître [2] ». Puis : « Hervé Joncour sentit encore le voile de soie se soulever et s’éloigner de lui. La dernière sensation, ce fut une main qui ouvrait la sienne et dans sa paume déposait quelque chose [3] ».
Tout, ici, n’est que sensation tactile ; infiniment délicate ; et englobant tout le corps. Comme dans le superbe roman de François Cheng, L’éternité n’est pas de trop, l’Européen découvre la délicatesse du toucher, l’importance du contact, et s’arrache à la violence de la passion qui, trop libidinale, morcelle le corps avec les pulsions.
Après cette expérience, revenu dans sa case, le héros se met à observer la flamme de la lanterne, à côté de sa natte : « avec application, il arrêta le Temps, pendant tout le temps qu’il le désira [4] ». Effet de l’amour.
Puis, la guerre éclatant, Hervé Joncour prend tout de même le grand risque de retourner au Japon. Manquant de peu d’être exécuté, son imprudence valant la mort à un jeune garçon, il entendra Hara Kei lui dire qu’il ne doit plus jamais revenir. Il reviendra, la mort dans l’âme : « Mourir de nostalgie pour quelque chose que tu ne vivras jamais », dira-t-il à Baldabiou, son employeur [5]. Le héros reste auprès d’Hélène qu’il aime et qui l’aime, elle qui lui a dit à son retour qu’elle le croyait mort et qu’alors, plus rien n’était beau pour elle.
On pourrait en rester là, à une histoire romantique d’amour idéalisé et impossible. Mais il y a plus. Six mois plus tard, il reçoit une lettre, écrite en idéogrammes japonais. Bien entendu, il pense aussitôt à cette femme et part la faire traduire. Le contenu s’avère d’un érotisme audacieux, cru. En même temps, on y retrouve le même cult(ur)e du toucher, sauf qu’il est ici intensément érotique. La lettre se termine par : « Ce qui était pour nous, nous l’avons fait, et vous le savez. […] Gardez votre vie à l’abri de moi. Et n’hésitez pas un instant, si c’est utile à votre bonheur, à oublier cette femme qui à présent vous dit, sans regret, adieu [6] ». Après cela, il est dit qu’il « n’a plus de besoins », qu’il vit une existence de réel bonheur avec sa femme Hélène pendant des années. Là encore, ce « pour toujours/jamais plus » n’est-il qu’une concession au romantisme ? Hervé ne vit-il que de son fantasme sublimé et projeté sur Hélène ?
A la toute fin, Hélène meurt d’une fièvre cérébrale et Hervé dont l’amour lui fait porter toutes les semaines un bouquet de roses sur sa tombe, comprend soudain la vérité : cette lettre qui l’a fait vivre, qui lui a permis de tenir fidèlement durant tant d’années, c’est Hélène qui l’a écrite et l’a fait traduire. Et la femme japonaise qui a traduit et entendu Hélène lire la lettre « avec une émotion que je n’ai jamais pu oublier », d’affirmer : « Je crois qu’elle aurait désiré, plus que tout, être cette femme [7] ». Après cet aveu, Hervé Joncour vivra encore vingt-trois années. Il trouve une fécondité inattendue : il raconte ses voyages. Quand il est triste, il monte au cimetière parler avec Hélène. Sinon, les jours de vent, il vient, des heures durant, contempler le lac ridé par le vent. En effet, celui-ci est le symbole du « spectacle léger, et inexplicable, qu’avait été sa vie [8] ».
Pour bien comprendre cette scène, il faut la comparer à une autre scène identique, décrite avec les mêmes termes, quand Hervé Joncourt est revenu du Japon et après avoir lu la lettre de ce qu’il croyait être la maîtresse d’Harakei : le vent ride « en formant des figures imprévisibles qui brillaient au hasard, dans toutes les directions. De vent, il n’y en avait qu’un seul : mais sur ce miroir d’eau on aurait dit qu’ils étaient mille, à souffler ». Et le héros « passait des heures à le regarder, parce qu’il lui semblait voir, dessiné sur l’eau, le spectacle léger, et inexplicable, qu’avait été sa vie [9] ».
Alors, cet « inexplicable » renvoie à un bonheur fragile, voire coupable. Maintenant, la gratuité de son bonheur apparaît comme le fruit d’un don appelant la gratitude. Dans les deux cas, la félicité est imméritée, vulnérable. Mais dans le premier, elle naît de l’absurde, d’une suite heureuse (au sens le plus étymologique) de coïncidences, alors que dans le second, elle provient d’une fidélité qui est allée au bout du pardon. Dès lors, le bonheur, apparemment si évanescent, acquiert une solidité et une beauté uniques. La preuve : loin de sombrer dans le désespoir ou d’être tenté de retourner vers la terre du rêve, Hervé Joncourt tiendra, longtemps, fidèlement, en communion avec Hélène. Il a enfin compris deux choses : le seul amour est l’amour non pas rêvé mais réel ; et surtout que la forme suprême du don de soi est le pardon.
Soie ne nous parle pas d’érotique esthétique extrême-orientale, ni seulement d’amour romantique. En intégrant don et pardon, l’amour narré par l’italien Baricco n’a pas oublié sa spécificité chrétienne : il est un érôs intégré dans l’agapè.
Pascal Ide
[1] Alessandro Baricco, Soie, trad. Françoise Brun, Paris, Albin Michel, 1997, coll. « Folio » n° 3570, Paris, Gallimard, 2002.
[2] Ibid., p. 54-55.
[3] Ibid., p. 55.
[4] Ibid., p. 55.
[5] Ibid., p. 116.
[6] Ibid., p. 128.
[7] Ibid., p. 140. Souligné dans le texte.
[8] Ibid., p. 142. Cf. p. 131.
[9] Ibid., p. 131. Cf. p. 142.