« Où es-tu donc ? – J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur parce que je suis nu, et je me suis caché » (Gn 3,9-10). Ce stupéfiant dialogue peu banal qui ouvre la première lecture est riche d’enseignement. Commençons par la réponse de l’homme.
- Quelle est donc cette peur ? Cette peur est la pudeur. Encore faut-il en écarter ce qu’elle n’est pas.
Dans un épisode de Downton Abbey, le comte de Grantham tombe gravement malade. Comme il ne veut pas prêter attention aux symptômes de plus en plus graves et douloureux qui sont les siens, la maladie empire. Jusqu’au moment où il ne peut plus les cacher aux autres et d’abord se les cacher à lui-même. Son épouse, qui est américaine et donc plus simple, lui intime alors le devoir de voir le médecin et de se soigner. Par son milieu et donc par éducation, le très britannique Lord Grantham a appris à dissimuler ce qu’il ressent et à nier son corps. Or, si quelqu’un lui avait demandé pourquoi, il est probable qu’il aurait invoqué la pudeur. En réalité, ce qu’il pense être de la pudeur n’est que de la pudibonderie, et celle-ci peut ainsi conduire au pire, à la mort.
Quand elle concerne les sentiments, cette peur peut conduire à la mort de la relation. Une personne qui vit à Hong-Kong me racontait que l’une de ses amies chinoises lui avait avoué avec grande difficulté qu’elle faisait une dépression liée au stress professionnel. Et elle avait ajouté : « Surtout, n’en parle pas à mon mari ! ». En Asie du Sud-Est, la crainte de perdre la face structure les relations en profondeur. Jusqu’à camoufler la vérité et miner la communication, source de la communion.
Plus près de nous géographiquement, mais plus éloigné historiquement, sainte Thérèse d’Avila guerroyait contre ce que l’on appelait à l’époque « le point d’honneur », qui est aussi une gêne conduisant les personnes à s’affronter en duel lorsqu’elles estimaient que leur honneur était touché. Elle pointait que, derrière ces prétendues pudeurs, se cachait un très réel orgueil. Loin d’être étrangers au point d’honneur, nous avons connu cette attitude au Grand Siècle. Au début des Trois mousquetaires, d’Artagnan devra s’affronter à Porthos, Athos et Aramis, parce qu’il les a offensés. Ou plutôt, parce qu’il a blessé leur amour-propre. Le point d’honneur est-il révolu ? Certes, aujourd’hui, nous ne demandons plus réparation ; mais il y a une manière d’exclure celui qui a suscité notre gêne et blessé notre vanité, qui est presque aussi violente.
Ainsi, ces peurs de dire, de perdre la face, dissimulent, à nous et à notre prochain, non seulement ce que nous ressentons, mais un manque d’humilité, au sens le plus étymologique qui provient d’humus. Par notre corps, par nos sentiments, nous appartenons à la terre. Faut-il rappeler que le mot homme provient, lui aussi, d’humus ? Faut-il, surtout, rappeler que Jésus exprime ouvertement ses sentiments : ses affections (il embrasse un petit enfant), ses joies (par exemple en Mt 11,25) comme ses angoisses (à Gethsémani) ? De même, Marie qui chante son Magnificat est celle qui dira, sans reproche, à Jésus : « Ton père et moi nous te cherchions tout angoissés » (Lc 2,48).
- Ayant vu ce que cette pudeur n’est pas, demandons-nous ce qu’elle est. Bref, mais riche est l’enseignement de ce passage de la Genèse que saint Jean-Paul II a longuement médité dans sa théologie du corps [1]: « j’ai pris peur parce que je suis nu, et je me suis caché ». Il doit être mis en résonance avec le verset qui précède juste le récit de la chute : « L’homme et sa femme, étaient nus, et ils n’en éprouvaient aucune honte l’un devant l’autre » (Gn 2,25). La pudeur (et la honte qui en est la face plus sombre ou négative) est un sentiment d’une grande dignité et d’une haute utilité.
Le philosophe russe Soloviov observait que, si les émotions sont communes aux hommes et aux animaux, l’une d’entre elles est propre à l’homme et ne se retrouve pas chez les bêtes : la pudeur. Aussi en faisait-il une sorte de ligne de partage entre hommes et animaux.
Qu’est-ce qui suscite la pudeur ? Quel en est donc le sens ? Nous le savons, elle s’éveille lorsque notre corps, et plus particulièrement nos parties intimes, sont dénudés. Encore n’est-ce pas systématique. Le plus souvent, nous ne sommes pas gênés de nous dévêtir chez le médecin. Et, inversement, nous pouvons ressentir cette pudeur, alors que nous sommes habillés, face à certains regards insistants. Je pense aussi à une personne qui n’osait pas sourire parce qu’elle trouvait sa dentition défectueuse. À chaque fois, ce qui cause notre gêne est la crainte que notre personne soit réduite à notre corps et, plus encore, une partie de celui-ci.
Mais approfondissons. Nous pouvons aussi éprouver une honte à d’autres occasions où le corps n’est pas impliqué. Par exemple, si un ami ou un proche révèle à une autre personne un secret que nous lui avons confié, nous pouvons nous sentir gênés (et d’ailleurs aussi en colère face à cette injuste indiscrétion). De même, nous pouvons rougir d’avouer certains péchés, et pas seulement des péchés contre la chair. C’est pour cela que certains confesseurs regardent le moins possible le pénitent : non point par inattention, mais pour lui éviter la peine redoublée de cette honte.
Nous sommes maintenant à même de comprendre d’où provient la honte. Elle est un sentiment précieux qui s’éveille quand la personne est menacée d’être réduite à un objet et veille à ce qu’elle soit toujours respectée comme un sujet. Ultimement, elle est une expression de l’amour. Dans leur correspondance, les saints époux Luigi et Maria Quattrochi (ils sont canonisés) exprimaient très concrètement leur affection par des gestes. Or, pour ce faire, ils éprouvaient le besoin de passer de l’italien à l’anglais. De même, Jacques Maritain disait volontiers sa tendresse à Raïssa en russe, la langue maternelle de son épouse.
Et n’allons pas imaginer que nous puissions abolir la honte. La personne qui aujourd’hui est prête à raconter en détail à un reality show ses aventures sexuelles sera choquée que vous lui demandiez si elle croit en Dieu. La pudeur qu’une certaine révolution pensait abolir comme aliénante n’a fait que se déplacer de bas en haut. Si nous perdions la pudeur, nous perdrions ce précieux rempart contre les tentations d’instrumentalisation (d’objectivation) qui nous menacent, des autres et même parfois de nous-mêmes. Voilà pourquoi, avant la chute, c’est-à-dire dans une condition où tout était harmonie, intérieure et extérieure, l’homme et la femme, bien que nus, n’éprouvaient pas de honte. Mais, après la faute et la perte de cette harmonie, alors que rien au dehors n’a changé, ils ont ressenti cette gêne qui les a conduits à se cacher à Dieu et à l’autre.
Ainsi, à condition que nous ne la confondions pas avec la peur dont nous parlions avant, la pudeur éveille et veille. Elle éveille notre conscience à ce qui chez l’autre menace notre dignité personnelle. Elle nous éveille, c’est-à-dire nous apprend à regarder l’autre (et nous-mêmes) comme des sujets faits à l’image et à la ressemblance de Dieu. Comment regardons-nous ? Comment nous laissons-nous regarder par les autres ?
- Tournons-nous enfin vers la question que Dieu pose à Adam : « Où es-tu donc ? » (Gn 3,9). Cette interrogation interroge : omniscient, comment Dieu peut-il ignorer où se trouve le premier homme ? Le philosophe juif Martin Buber répond que cette question n’est pas informative – bien entendu, Dieu sait où est le premier homme –, mais interpellative. Ce n’est pas Dieu qui ignore où est l’homme, mais c’est l’homme qui ignore où il est (et qui il est) : « L’homme ne peut échapper à l’œil de Dieu, mais, en cherchant à se cacher de lui, il se cache de lui-même » : « Quelle que soit la grandeur du succès, de la jouissance d’un homme, quelle que soit l’importance de son pouvoir quelque colossale que soit son œuvre : sa vie demeure sans chemin aussi longtemps qu’il n’affronte pas la voix » qui demande à chaque homme : « Adam, où es-tu ? » [2]
Adam, Ève, sais-tu où tu es ? En ce moment, es-tu en train de rêver ou es-tu attentif à ce qui se vit autour de toi et en toi ? Avant-hier, nous avons célébré le Sacré-Cœur de Jésus et hier, le Cœur immaculé de Marie. Ces deux fêtes nous rappellent que le lieu (« où ») le plus important de notre être est notre cœur. Ce cœur ne désigne pas d’abord la zone affective, la sensibilité, mais le lieu intime où Dieu vient nous visiter. Le lieu où Marie médite les paroles que Dieu lui a dites et les événements qu’elle a vécu (cf. Lc 2,19.51).
Mais comment faire dans nos existences si centrifuges pour rentrer en nous-même ? Deux moyens entre mille. L’un en creux. Nos téléphones portables sont des voleurs d’attention et d’intériorité avant d’être des voleurs de prière. Disons-le clairement : notre relation au portable est le lieu d’un combat et d’un discernement. Et ceux-ci s’incarnent dans un choix : le prochain bref temps libre qui sera le mien (en sortant de la messe), soit je plonge la main dans ma poche, comme un automate ; soit j’en profite pour être attentif (et attentionné) aux autres autour de moi ou à descendre en moi et, par exemple, me souvenir de la question : « Adam, où es-tu ? »
L’autre en plein. Je connais quelqu’un qui a inscrit au stylo à bille, dans sa main gauche, la majuscule « J », afin que, lorsque son regard croise sa paume, il pense à descendre un bref moment dans son cœur et parler à Jésus. Lui disant par exemple qu’il a confiance en Lui ou qu’il L’aime.
Du dialogue entre Dieu et le premier homme, nous avons donc tiré trois leçons qui peuvent être formulées en trois questions : certaines de nos peurs que nous interprétons trop vite comme de justes pudeurs nous coupent-elles de nous-mêmes, des autres, de Dieu ? Regardons-nous l’autre comme nous aimerions être regardés, en veillant à ne pas susciter la gêne de la pudeur ? Entendons-nous Dieu nous murmurer comme un amoureux : « Adam, où es-tu ? Descends vite dans ton cœur où je t’attends ! » ?
Pascal Ide
[1] Pour le détail, cf. la récente thèse de Claire de l’Eucharistie (Martine Leuridan), Honte du corps ou gloire du corps. La honte de Gn 3 comme atout pour l’homme d’après La théologie du corps de saint Jean-Paul II, coll. « Études d’éthique chrétienne, NS » n° 10, Fribourg, Academic Press Fribourg, 2023. Cf. Pascal Ide, compte-rendu dans le prochain numéro du Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 2024.
[2] Martin Buber, Le Chemin de l’homme. I, dans Le Chemin de l’homme, suivi de Le problème de l’homme et Fragments autobiographiques, trad. Robert Dumont, Wolfgang Heumann, Jean Loewenson-Lavi, coll. « Le Goût des idées » n° 52, Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 20.