« Lucemi da lato
Il calavrese abate Giovacchino
Di spirito profetico dotato [1] ».
Ne peut-on proposer une défense équilibrée de la pensée trinitaire de Joachim de Flore ? Saint Thomas d’Aquin n’a-t-il pas minimisé, voire suspecté une vision trinitaire de l’histoire ? De même qu’il semble souhaitable de réfléchir à une métaphysique inspirée par la Trinité, à une ontologie trinitaire, de même en est-il pour penser l’unité du dessein historique de Dieu.
En effet, nous savons que saint Thomas ne théorise pas la médiation, le mouvement interne de sa pensée et la logique interne des catégories, la relation entre l’être et l’esprit : notamment de par une sur-présence de ce que Hegel appelait l’entendement (Verstandt). Or, la vision trinitaire a d’abord pour mission de mettre en relation, d’unifier, évitant le double risque de l’opposition et de la juxtaposition (cf. Blondel). Par exemple elle permettrait de mieux comprendre la relation entre universel et singulier, etc.
1) Les présentations habituelles de Joachim de Flore
Notamment après le travail (fort utile) de Henri de Lubac, il est clair que la suspicion à l’égard de l’abbé de Flore s’est agrandie et multipliée :
– suspicion de millénarisme, d’eschatologisme ;
– suspicion de séparation intratrinitaire entre le Fils et l’Esprit ;
– suspicion d’immanentisme ;
– suspicion de sécularisation. C’est ainsi qu’on a pu écrire : « Joachim subordonne sa refiguration du dogme trinitaire à sa tripartition des époques historiques de l’humanité [2] ». Autrement dit, la Trinité est subordonnée à l’histoire. Or, Dieu est premier. Donc, Joachim de Flore s’oppose au premier article du Credo.
Sed contra, les exégètes spécialistes de la pensée joachimienne inversent très précisément cette vision. Chez Joachim, la lumière, c’est-à-dire le principe spécificateur vient d’en haut et non d’en bas.
« Dans la pensée de Joachim, la théologie trinitaire est le fondement et la source (fonde-fonte) absolu de toute sa théologie de l’histoire ; cela est de la théologie et non de la philosophie, précisément parce que son critère inspirateur et son modèle est la théologie trinitaire [3] ».
Mgr. Giuseppe Agostino, archevêque métropolite de Osenza-Bisignano, a décidé d’introduire la cause de canonisation de Joachim de Flore, ce qui a d’ailleurs suscité des réactions très contrastées, allant de la surprise à la perplexité [4].
2) Très bref exposé de la pensée joachimite
Il n’est que trop clair que, pour Joachim, Dieu est transcendant, immuable, indépendant de l’histoire de son côté. L’abbé de Flore ne confond pas la pensée du Dieu trinitaire et la pensée de l’histoire.
Passons de la Trinité immanente à la Trinité économique.
- a) Le principe
Ayant clairement affirmé que Dieu est transcendant à tout le créé, donc distingué, il faut maintenant unir : Joachim de Flore a toujours tenu que Dieu même s’implique dans l’histoire des hommes. En effet, la Trinité, loin d’être indifférente à la créature, veut être présente à l’homme ; or, la vie de l’homme se déploie historiquement ; donc, Dieu est lié à l’histoire des hommes. Ainsi, explique Bruno Forte, « le dynamisme de la Révélation des Personnes divines est, pour lui [Joachim de Flore], la manifestation dans le devenir du temps du mouvement éternel de la vie divine immanente […]. A la lumière de la vie trinitaire, il scande les temps de l’histoire ». Dès lors, « la Trinité devient le sens et la force des affaires humaines, l’origine, le lieu et le moyen de l’histoire [5] ».
- b) Application
La Trinité est le fondement et la source de l’histoire. Or, le dogme trinitaire énonce que Dieu est un en trois Personnes. Donc, l’histoire sera à la fois une et traversée par l’initiative des trois Personnes divines. Voici un texte qui embrasse bien des points de vue, à la manière typique de Joachim :
« Il y a donc trois états du monde qui, comme nous l’avons déjà écrit dans ce livre, les symboles des textes sacrés ci prospectent. Le premier est celui dans lequel nous avons vécus sous la loi ; le deuxième est celui dans lequel nous vivons sous la grâce ; le troisième, dont la venue est proche, est celui où nous vivrons dans un état de grâce plus parfaite. Donc, le premier [état] s’est déroulé sous le règne de la science, le deuxième traverse sous le règne de la sagesse, le troisième jouira de la plénitude de l’intelligence. Le premier est traversé dans l’esclavage, le deuxième est caractérisé par un service [servitù] filiale, le troisième se déroulera à l’enseigne de la liberté. Le premier est caractérisé par les fouets, le deuxième par l’action, le troisième par la contemplation. Le premier est marqué par la crainte, le seconde par la foi, le troisième par la charité. La première période est celle des esclaves, la deuxième celle des fils, la troisième celle des amis. La première est le temps des esclaves, la deuxième celui des jeunes, la troisième celui des enfants. Le premier temps fut illuminé par la lumière des étoiles, le deuxième par celle de l’aurore, dans le troisième resplendira le plein jour. Le premier correspond à l’hiver, le deuxième au commencement du printemps, le troisième à l’été. Le premier a produit les orties, le deuxième les roses, dans le troisième fleuriront les lys. Le premier a donné l’herbe, le deuxième les épis, le troisième donnera le grain. Le premier nous a fourni l’eau, le deuxième le vin, le troisième fournira l’huile. Le premier regarde la période de septuagésime, le deuxième, celui du carême, le troisième la fête de Pâques ».
Et Joachim conclut sa longue induction qui a ouvert les deux livres, celui de la Révélation et celui de la création, en faisant tout converger vers la sainte Trinité :
« Le premier état appartient donc au Père, qui est l’auteur de toutes choses ; le second au Fils, qui a daigné partager notre fange ; le troisième au Saint-Esprit dont l’Apôtre dit : ‘où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté’ (2 Co 3,17) [6] ».
3) Relecture dans l’optique du don
La pensée de Joachim intéresse à plus d’un titre la pensée du don. En effet, les diverses dynamiques du don se déploient dans une temporalité. Or, nous venons de voir que Joachim a proposé une théologie de l’histoire. Ensuite, une pensée du don est une pensée symbolique (les trois dynamiques se figurent aisément). Or, Joachim a cru bon de joindre à sa vision de l’histoire une pédagogie des symboles et a multiplié les schémas explicatifs aisément lisible. De plus, l’ordre des missions trinitaires s’explique notamment par une économie de l’intériorisation (qui ouvre à l’universalisation par réponse et excès). Or, la dynamique ternaire vrille sur l’appropriation-intériorisation du don qui prépare à la donation que la dynamique quaternaire interprète comme don en retour.
Pour Saint Athanase, le Verbe de Dieu n’était déjà pas loin de nous, puisqu’il « remplissait tout » et donc qu’ »aucune partie de la création n’était privée de sa présence », s’est approché « en s’abaissant à cause de son amour pour nous, et il s’est manifesté à nous [7] ».
Joseph G. Mueller, L’Ancien Testament dans l’ecclésiologie des Pères. Une lecture des Constitutions Apostoliques, coll. « Instrumenta Patristica et Mediaevalia » n° 41, Turnhout, Brepols, 2004, p.
Ce gros ouvrage laborieux écrit en français par un américain cherche à montrer combien le rédacteur anonyme des Constitutions Apostoliques (en Syrie, vers 380) a enraciné son ecclésiologie et sa théologie des institutions ecclésiales à partir de l’exégèse de l’Ancien Testament.
Ce faisant, la thèse étudie ce texte qui est un remaniement pseudo-apostolique des textes constitutionnels plus anciens (Didachè, Tradition apostolique, Didascalie, etc.), de surcroît anté-nicéen (arien et pneumatomaque), généralement étudié par les seuls historiens de la liturgie et du droit canonique de l’Eglise antique, peut aussi être analysé au plan théologique. Mais, plus généralemnet, il montre que l’Ancien Testament, délaissé par l’ecclésiologie contemporaine et la théologie des ministères, peut constituer une source appréciable de la réflexion théologique : notamment quant aux relations entre théologie trinitaire et doctrine de l’Eglise.
Philippe Bobichon, Justin martyr, Dialogue avec Tryphon. Édition critique, traduction et commentaire, coll. « Paradosis » n° 47, Academic Press Fribourg, Éditions Saint-Paul, Fribourg (Suisse) 2004, 1128 pages, 120 euros, 180 FS.
Philippe Bobichon est membre de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes. Il publie ici la version définitive d’une thèse de doctorat en langues anciennes soutenue à l’Université de Caen, le 17 décembre 1999. Cette nouvelle édition et traduction du Dialogue avec Tryphon est composée de deux tomes. Le premier comporte une introduction substantielle (p. 1-181) et le texte de Justin (p. 183-564), le second offre des notes relatives à la traduction (p. 567-818), une douzaine d’appendices (p. 919-1016) et des index – mots grecs commentés, noms propres, scripturaire, analytique, auteurs et textes anciens, bibliographique – (p. 1017-1124).
La dernière traduction française du Dialogue avec Tryphon remonte aux travaux de G. Archambault publiés en 1909. Les éditions du texte grec sont également rares (Archambault (1909), Goodspeed (1914), Marcovich (1997)). Elles s’appuient sur le seul manuscrit Parisinus graecus 450, a. D. 1362 car l’unique autre manuscrit qui existe par ailleurs (Musaei Britannici Ms Loan 36/13 (olim Claromontanus 82), 1541) est une copie du précédent. La présente édition (qui tient compte des deux manuscrits) et traduction de Ph. Bobichon, proposées pratiquement un siècle plus tard, constituent donc, en soi, un événement.
Le Dialogue avec Tryphon est une œuvre volumineuse qui déconcerte son lecteur par une structure qui ne répond pas à sa logique habituelle et par un style qu’obèrent de longues citations scripturaires. De Photius à Miroslav Marcovich, nombreux sont les savants et les universitaires qui déplorèrent la lourdeur de la plume justinienne et le caractère désordonné de son ouvrage. Ph. Bobichon se garde d’ajouter sa voix à ces reproches et remarque que la modernité du Dialogue provient précisément de ce qui, chez lui, a pu déconcerter : « devenu familier des formes éclatées, le lecteur d’aujourd’hui devrait y retrouver une vision du monde affranchie de l’erreur qui consiste à penser que l’ordre seul fait sens ; la longueur du Dialogue proscrit l’impatience, et ses nombreux « détours » préservent de l’illusion que son message est simple « (p. 5).
Sensible aux questions de méthode, Ph. Bobichon va considérer que l’organisation de l’ouvrage résulte d’un acte d’intelligence : « N’est-il pas préférable d’envisager, pour le Dialogue, l’hypothèse d’une composition délibérément choisie, adoptant, pour tenter d’en appréhender l’unité, la même démarche que son auteur, et en se montrant attentif à ce que lui-même nous en dit ? « (p. 23). L’auteur va donc s’attacher à repérer dans le dialogue entre Justin et Tryphon les indications explicites et implicites qui dévoilent la cohérence de cet entretien. Cette analyse l’amène à observer qu’ « en dépit de certaines apparences… Justin ne se perd pas en constantes digressions, mais adopte, avec son interlocuteur, une démarche consciente et délibérée « (p. 31-32), avant de conclure : « il apparaît que les réserves sur l’aptitude de Justin à « composer » sont injustifiées « (p. 36).
Comment expliquer dès lors que de nombreux commentateurs se soient fourvoyés ? L’erreur de perspective provient, selon Ph. Bobichon, de ce que ceux-ci ont essayé de comprendre le sens de l’œuvre à partir du prologue uniquement, sans chercher dans l’ensemble du Dialogue les éléments susceptibles d’expliquer la fonction de celui-ci. Une analyse plus globale montre que la question du Salut traverse tout le Dialogue. Elle sous-tend le débat entre Justin et Tryphon et « motive explicitement sa mise en forme « (p. 39). Or le prologue introduit précisément à cette problématique « à travers une réflexion dont l’importance n’a pas été suffisamment relevée, bien qu’elle occupe l’essentiel des premiers chapitres : la nature de l’âme, son immortalité, et son accessibilité à un jugement divin. Si l’on admet cette lecture, ce n’est donc pas, comme on l’écrit généralement, sur la « philosophie » (et ses rapports avec la foi chrétienne) que porte ce prologue, mais plus précisément sur son aptitude à proposer une conception juste de l’homme, de sa capacité à connaître Dieu, et de son devenir au-delà de la mort « (p. 39). Cette approche permet à Ph. Bobichon de restituer au Dialogue son unité rédactionnelle dont « les enchaînements de détail, comme la composition d’ensemble, se fondent non pas sur une progression linéaire mais sur un système très complexe d’échos et d’analogies qu’il faut sans doute interpréter comme un appel à une lecture non linéaire « (p. 41).
C’est encore à partir de son intérêt pour les questions de méthode que Ph. Bobichon aborde l’exégèse de Justin. Celle-ci a déjà fait l’objet de nombreuses recherches, mais « les remarques concernant la méthode y demeurent sporadiques ou accessoires « (p. 109). Cette étude permet à l’auteur de montrer que l’opposition entre la « lettre » et « l’esprit » n’a pas cours dans le Dialogue. Saint Justin utilise la lecture typologique que lui ont léguée ses prédécesseurs, mais il n’hésite jamais à citer longuement et littéralement un passage biblique, insistant, si nécessaire et avec l’assentiment de ses interlocuteurs, sur le sens obvie du texte parce que « les Écritures ont pour Justin valeur de preuve ou de témoignage « , bien plus, elles sont pour lui « le point de départ de l’exégèse « (p. 110). Les longues citations scripturaires qui émaillent le Dialogue et auxquelles le lecteur d’aujourd’hui ne s’arrêtent guère, s’imposent à Justin d’un point de vue méthodique car si les Écritures ont effectivement une force démonstrative, alors il convient, pour bien les comprendre, de les citer dans leur contexte et de subordonner son propre discours aux textes que l’on commente. L’importance des citations scripturaire reflète en fait « l’humilité d’un commentateur qui n’a pas l’impudence de croire que ses discours prévalent sur ce qui les inspire (p. 111).
Parmi les formes variées de l’exégèse littérale de Justin, Ph. Bobichon en distingue une, tout à fait originale, que l’on ne retrouve pas dans la littérature rabbinique ou chrétienne. Il s’agit d’une reprise de certains éléments d’une citation, réorganisés en une paraphrase où viennent s’inclurent d’autres passages scripturaires (voir par exemple Dial. 14, 8). De telles constructions, fort fréquentes, mettent en valeur le caractère symphonique des Écritures. Elles ont une portée exégétique (les Écritures sont une même Parole), théologique (tout est lié dans l’histoire du Salut) et littéraire (elles forment une charnière qui résume ce qui précède et annonce ce qui va suivre) (p. 122). Cette technique qui joue un rôle essentiel dans l’organisation du Dialogue n’a pas été relevée jusqu’à présent, bien qu’on puisse y repérer « une caractéristique originale « de l’exégèse justinienne, « irréductible au phénomène de la réminiscence ou à l’utilisation de Testimonia « (p. 125). Elle engendre un « commentaire [qui] épouse la forme de ce qui la produit. Il devient comme les Écritures qui l’ont provoqué, le lieu d’association diverses. […] Comme le texte biblique, la composition du Dialogue est faite d’harmoniques autant que d’enchaînements rationnels « (p. 125). Ces développements ont « pour effet de rompre périodiquement la linéarité du discours en renvoyant à cette intertextualité qui est, dans la pensée de Justin, l’unique approche conforme à l’esprit des Écritures. Lire ces Écritures, c’est, pour Justin, comprendre que leur sens échappe à la syntaxe des commentaires humains « (p. 126). La forme parfois si déroutante du Dialogue avec Tryphon serait ainsi, dans la perspective de Ph. Bobichon, une invitation faite au lecteur à se rendre disponible aux Écritures, ce texte plus grand qui l’a produit et auquel il introduit celui qui parfois sait se perdre pour mieux s’orienter.
L’errance ayant cependant ses limites, Ph. Bobichon a accompagné son édition du Dialogue avec Tryphon de nombreux intertitres qui donnent au lecteur une vue d’ensemble de l’œuvre. Parmi les appendices, signalons une liste exhaustive des titres christologiques apparaissant (ou n’apparaissant pas) dans le Dialogue (p. 978-1015). À chacun de ces titres sont associées une liste de références, quelques remarques essentielles et une brève bibliographie.
On oppose souvent l’exégèse patristique à l’exégèse historico-critique comme la typologie à l’histoire : seule la seconde prend l’histoire en compte. « Quand les Pères de l’Eglise recourent à la typologie, écrit Pierre-Marie Gy, ils ne font pas de l’histoire et ils ne recherchent pas dans l’Ancien Testament les origines des réalités chrétiennes : ils croient que les réalités sont annoncées d’avance dans l’Ancien Testament [8] ». En réalité, il serait plus juste de les opposer comme deux lectures différentes de l’histoire. En effet, le lecteur patristique de l’Ancien Testament fait de l’histoire, mais avec une finalité et des moyens différents. En l’occurence, si on prend le cas des Constitutions Apostoliques, celles-ci relisent « l’Ancien Testament comme récit des origines selon un modèle liturgico-doxologique ». Plus généralement, une telle histoire souligne la continuité entre les origines et nous-mêmes ; elle respecte l’unité du récit. Le but est de « montrer la proximité, le contact ente nous et nos origines ». Plus précisément encore, la conversion au Christ devient la première finalité de la lecture vétérotestamentaire, puisque le Christ est le sens de tout : « tout le processus de l’intelligence spirituelle, explique Henri de Lubac, est identique, en son principe, au processus de la conversion […]. La Parole de Dieu […] n’obtient son accomplissement réel et sa pleine signification que par la transformation qu’elle opère en celui qui le reçoit [9] ». Le moyen est de le jeu des correspondances entres les figures visibles et leur accomplissement. Un tel concept peine davantage à accepter l’innovation et « convient à une culture où le soi ‘n’a pas encore été inventé’ ».
En regard, la lecture historico-critique de l’Ancien Testament ne fait pas qu’analyser et multiplier les points de vue, donc fragmenter l’unité du récit, elle est discontinuiste, accentue les ruptures entre les origines et l’actualité. « L’histoire des origines doit montrer la distance entre nous et nos origines pour nous détromper sur la nécessité des institutions protectrices de valeurs qui viendraient d’antan ». La fonction première, ici, n’est plus de rassurer ou d’assurer, mais de critiquer. « Pour la conception moderne de l’histoire, la qualité du passé se consistue, de manière essentielle, à partir d’une rupture entre le passé et nous [10] ».
Saint Irénée de Lyon, notre premier théologien français, disait : « Omnem novitatem attulit, semetipsum afferens ». « Il [le Christ], en s’offrant, en se donnant lui-même, nous a apporté toute nouveauté ». Il n’y a rien de plus neuf que la nouveauté du Christ.
La chair, visibilité du cœur. L’exemple d’Irénée
- a) En positif :
L’intérêt de Balthasar pour Irénée tient à ce que, selon lui, le théologien de l’Adversus Haereses montre que Dieu se donne à travers la figure finie du sensible. Or, l’école platonicienne estime que « le monde divin serait purement spirituel, donc ne pourrait s’exprimer en images sensibles que d’une manière inadéquate et, pour nous hommes, trompeuse [11] ». Donc, la théologie irénéenne controuve le postulat platonicien. Or, la théologie des Pères, « en réaction contre le montanisme », « surtout depuis Augustin, frappe d’une suspicion foncière tout ce qui est sensible et imaginaire dans les expériences mystiques [12] ». Donc, Irénée permet de nous guérir de cette « décision », de cette « fatale option préalable ». D’où la place unique que Balthasar lui accorde : « Par son eschatologie, Irénée forme un important contrepoids aux eschatologies chrétiennes platonisantes, qui fuient le monde et ne prennent pas au sérieux la résurrection de la chair [13] ». Et, selon Balthasar, « il faudra attendre Claudel pour que surgisse de nouveau, dans le christianisme, un semblable langage », à savoir selon lequel « l’homme spirituel l’expérience existentielle est proche de la terre et de la sensibilité [14] ». De manière générale, pour le théologien suisse, « si la résurrection de la chair n’existait pas, la gnose aurait raison, de même que toute forme d’idéalisme jusqu’à Shopenhauer et Hegel, d’après lesquel le fini doit réellement finir pour devenir spirituel et infini. Mais la résurrection de la chair donne raison aux poètes en un sens définitif : le schéma esthétique qui nous fait posséder l’infini dans la figure finie […] est le juste (ist das rechte). C’est pourquoi il faut choisir entre mythe et révélation [15] ».
Balthasar réunit les thèmes dispersés dans l’œuvre d’Irénée relatifs à la « chair [16] ».
Comment l’homme fini peut-il se rapporter à l’infinité de Dieu ? Ne peut-on trouver une mesure commune ? Si : celle de l’amour : « on ne peut connaître Dieu selon sa grandeur, car il est impossible de mesurer le Père, mais on peut le connaître selon son amour [17] ».
« C’est de ces deux choses qu’est fait l’homme vivant (vivens homo) : vivant (vivens) grâce à la participation de l’Esprit, homme (homo) par la substance de la chair [18] ».
Notons toutefois que, chez Balthasar, la chair, le sensible ne dit l’insensible qu’est Dieu, qu’à travers l’exinanition, l’humiliation, la kénose de la chair ; ou plutôt, ce que les sens reçoivent l’humilité de Dieu. Par la mort des sens, ceux-ci laissent Dieu être ce qu’il est.
- b) En négatif
La gnose (de Valentin, des docètes) est à la fois anticosmique (le monde matériel, visible est mauvais), antihistorique (le temps, la cosmogonie est une dégradation progressive) et anticharnelle (le corps est incapable de salut, certes au sens actif, mais aussi au sens passif, c’est-à-dire de recevoir la rédemption).
Une critique essentielle d’Irénée à l’égard de la gnose est sa transgression de la mesure (mensura, to metron), sa démesure, face à l’infinité de Dieu : « Garde donc le rang qui convient à ta science et ne prétends pas, dans ton ignorance des biens, dépasser Dieu lui-même, car il est indépassable […]. Ne va pas comme si tu l’avais mesuré tout entier […] : tu ne découvriras rien [19] ».
F.-M. Sagnard, La gnose valentinienne et le témoignage de Saint Irénée, Paris, Vrin, 1947, en particulier p. 256-265.
Selon les Constitutions Apostoliques, « le Christ, humble serviteur de son Père, porte la législation vétérotestamentaire à la perfection par le moyen de sa propre soumission à toutes les prescriptions de cette loi (VI, 22, 5 ; 23, 4 ; VII, 41, 6 ; VIII, 1, 10). Ce n’est qu’en se soumettant à toute la Loi que le Christ devient lui-même la plénitude de la loi [20] ».
Pascal Ide
[1] Dante Alighieri, Divina Commedia, Paradiso, XII, v. 139-141.
[2] E. Buonaiuti, Gioacchino da Fiore. I tempi, la vita, il messaggio, Roma, 1931, p. 207.
[3] G. Di Napoli, « Teologia e storia in Gioacchino da Fiore », Storia et messagio in Gioacchino da Fiore. Atti del I Congresso internazionale di studi gioachimiti, Centro di Studi gioachimiti, S. Giovanni in Fiore, 1980, p. 96-97.
[4] Pour un dossier allant dans le sens d’une possible béatification, cf. Luigi Intrieri, « Gioacchino da Fiore (1130 c.-1202) », Vivarium. Rivista di scienze teologiche, X-1 (janvier-avril 2002), p. 161-174. Cf. F. Russo, « Gioacchino da Fiore, beato », Bibliotheca Sanctorum, vol. VI, Rome, Città Nuova, 1966, p. 471 s. Antonio Stagliano, « La Trinità vivente nella storia dell’umanità secondo l’Abate Giocchino da Fiore », Vivarium. Rivista di scienze teologiche, 10 (janvier-avril 2002) n° 1, p. 19-50.
[5] Trinità come storia. Saggio sul Dio cristiano, Cinisello Balsamo, Ed. Paoline, 1985, p. 81-84.
[6] Gioacchino da Fiore, Concordia Novi ac Veteris Testamenti, V, col. 112 b-c, cité en F. d’Elia, Gioacchino da Fiore, p. 60-61.
[7] Discours sur l’Incarnation du Verbe, cité in LH, II, p. 1327.
[8] La Maison-Dieu, n° 138 (1979), p. 119.
[9] « ‘Sens spirituel’ », Recherches de sciences religieuses, 36 (1949), p. 557.
[10] Joseph G. Mueller, L’Ancien Testament dans l’ecclésiologie des Pères. Une lecture des Constitutions Apostoliques, coll. « Instrumenta Patristica et Mediaevalia » n° 41, Turnhout, Brepols, 2004, p. 561-563.
[11] GC I, p. 352.
[12] GC I, p. 348.
[13] GC II.1, p. 84.
[14] GC II.1, p. 71.
[15] GC I, p. 130.
[16] GC II.1, p. 55-62.
[17] AH, IV, 20, 1, p.
[18] AH, V, 9, 2, p.
[19] AH, II, 25, 4, p.
[20] Joseph G. Mueller, L’Ancien Testament dans l’ecclésiologie des Pères. Une lecture des Constitutions Apostoliques, coll. « Instrumenta Patristica et Mediaevalia » n° 41, Turnhout, Brepols, 2004, p. 460.