Le désir de Dieu, un mouvement en trois temps

L’on connaît la forte objection de Balthasar à toute la thématique du désir de Dieu, omniprésente en Occident et d’abord dans sa source sommitale qu’est saint Augustin [1] : désirer Dieu, c’est le mesurer à l’homme ; il faut donc lui préférer l’obéissance qui, elle, se laisse passivement modeler par Dieu. À la voie anthropologique, voie ascendante d’un désir qui court le risque de projeter notre finitude sur l’infinité divine et de ne le recevoir qu’à la mesure de ce que nous voulons recevoir, Balthasar substitue la voie théo-logique, voie descendante d’une attente qui s’aban-donne à Dieu et le reçoit autant qu’il veut se donner. Résumons en une image : le désir est la main qui saisit, réduit le don à ce que ses doigts peuvent agripper et risque d’en froisser la fleur ; l’obéissance est la paume qui, largement ouverte, accueillera plus qu’il ne sait et attend avec confiance le don du donateur.

Que répondre ? Dans sa pièce sur la « petite » Thérèse, Gilbert Cesbron la fait dialoguer avec sœur Élisabeth :

 

« Sœur Élisabeth, avec amertume. Vous êtes parfaite – et c’est injuste. Dieu vous a comblée : toujours il vous a donné ce que vous désiriez…

Thérèse Martin. – Non : il m’a fait désirer ce qu’il m’a donné [2] ».

 

Avec génie, la petite Thérèse ne nie pas l’objection, mais elle la renverse du tout au tout, et nous introduit au cœur de la spiritualité thérésienne autant que de la dynamique divine du désir. L’objection de sœur Élisabeth, qui est aussi celle du théologien suisse, résume ce processus en deux temps : désir-don. Or, le docteur de la science de l’Amour lui ajoute un temps préliminaire : c’est Dieu lui-même qui suscite en nous ce désir. Dès lors, Dieu n’est plus seulement au terme (cause efficiente), mais au principe (cause efficiente). La dynamique est donc ternaire : don divin du désir – désir humain – don divin comblant le désir.

Or, en dilatant le récipient, Dieu le proportionne à son propre don et conjure ainsi tout risque d’humaine limitation. Il n’y a donc plus à opposer spiritualité augustinienne (dominicaine, carmélitaine, etc.) du désir et spiritualité ignatienne (balthasarienne) de l’obéissance, mais à les composer. Voire, cet étroit entrelacement n’est possible que parce que le désir passe par l’épreuve purifiante du don de soi jusqu’à l’aban-don [3]. Dès lors, le ternaire synchronique devient un ternaire diachronique, c’est-à-dire une évolution en trois temps : désir non-purifié (celui qui fait l’objet de l’attaque balthasarienne) – abandon momentané du désir dans une indifférence qui rime avec obéissance – désir purifié (qui obtient tout). Par conséquent, sainte Thérèse ne nie pas l’érôs, mais l’inscrit dans l’agapè.

Que l’on n’aille toutefois pas s’imaginer que le dramaturge, même inspiré, invente cette valse théologique. Il ne fait que mettre en dialogue une intuition de la sainte carmélitaine que l’on peut résumer en un alexandrin : Dieu nous fait désirer ce qu’il veut nous donner [4]. Bref florilège :

 

« plus vous voulez donner, plus vous faites désirer [5] ».

« jamais Il ne m’a fait désirer quelque chose sans me le donner [6] ».

« Il ne m’inspirerait pas les désirs que je ressens, s’Il ne voulait les combler [7] ».

« Il m’a toujours fait désirer ce qu’il voulait me donner [8] ».

« Le bon Dieu m’a toujours fait désirer ce qu’il voulait me donner [9] ».

Pascal Ide

[1] Cf. la thèse d’Isabelle Bochet, Saint Augustin et le désir de Dieu, Paris, Études augustiniennes, 1982.

[2] Gilbert Cesbron, Briser la statue. Pièces en trois actes et un prologue, Acte I, scène 5, Saint-Affrique, Éd. Fleurines, 2008, p. 35.

[3] Cf. Pascal Ide, L’espérance de Dieu, Paris, DDB, 2025, 2e partie.

[4] Pour le détail, cf. Pascal Ide, « L’amour comme obéissance dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar », Annales Theologici, 22 (2008) n° 1, p. 35-77.

[5] Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, Pri 6 (9 juin 1895), Œuvres complètes (Textes et Dernières Paroles), Le Cerf et DDB, Paris, 1992, p. 963.

[6] Ms A, 71 r° (approximativement octobre 1895), 190. Souligné dans le texte.

[7] Ms A, 84 v° (approximativement décembre 1895), 213.

[8] LT 253 (13 juillet 1897), 608.

[9] DE, CJ 13.7.15 (13 juillet 1897), 1041.

6.6.2025
 

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