On définit traditionnellement le courage comme la vertu par laquelle la personne reste ferme dans le bien malgré la peur qui l’invite à fuir. Dans Astérix et les Normands, Goudurix découvrira le courage, en traversant la peur. Et c’est Panoramix qui, à la fin, expliquera en répondant à la question d’Astérix : « Panoramix, notre druide, crois-tu que c’était une bonne idée pour les Normands de vouloir connaître la peur ? – Mais certainement, Astérix ! C’est en connaissant la peur que l’on devient courageux, le vrai courage, c’est de savoir dominer sa peur [1] ! »
Mais cette interprétation n’est que partielle, voire est erronée. Nous souhaiterions défendre la thèse suivante : le courage est la vertu de celui qui domestique sa peur. Loin de réfréner son énergie, il la canalise et l’emploie au service du bien. En effet, comme toute vertu morale, la vaillance est un juste milieu entre deux extrêmes qui sont deux péchés : la lâcheté, mais aussi l’insensibilité. Or, si la lâcheté cède à la crainte et se détourne du bien à accomplir en se détournant du danger, l’insensibilisation, elle, identifie implicitement la peur à un mal. Pourtant, celui-ci réside non pas dans la peur comme telle mais dans sa démesure. Si le mal s’éradique, l’excès doit seulement être reconduite à sa juste mesure. Et c’est le propre de la vertu morale en général de modérer les affects et du courage en particulier de tempérer la crainte. Mais tempérer n’est pas annuler. La bravoure ne dit donc pas : « N’aie pas peur », mais « Ecoute ta peur et canalise-la » [2]. Ainsi, il en est du courage comme de la tempérance. De même que celle-ci n’est pas l’annulation ou la modération du plaisir, mais son intégration dans l’amour [3], de même, le courage n’est pas la négation de la crainte, mais son intégration dans le service du bien.
Un exemple – une histoire vraie – expliquera mieux que des discours généraux la manière dont la force intègre la peur.
« X vient de sauter, il tire sur la poignée de son dorsal et brusquement il se rend compte que celui-ci est en torche. Refusant de penser que la situation est irréversible, il commence à tirer énergiquement sur le harnais, dans l’espoir de lever ce qui ne doit être qu’un petit obstacle empêchant le vent de s’engouffrer à 200 à l’heure dans la voile. Sans point d’appui, dans le vide, il se heurte à des sangles rigides comme des élingues de bateau. Le mouvement qu’il parvient à communiquer aux suspentes est ridiculement faible. Il faut pourtant que ce parachute s’ouvre. Rien à faire, cette fois, pas de doute : la torche est pour lui.
« L’adrénaline, cette merveilleuse hormone de la survie, qui est secrétée lors des grands stress et qui instantanément sélectionne les fonctions vitales de celles qui ne le sont pas, commence à faire son effet. Il se met à penser très vite. En même temps, un ‘autre’ effectue les gestes vitaux. Il faut faire vite […]. Il va falloir se résoudre à actionner le ventral. X n’a pas de couteau, ne peut se débarrasser de cette mortelle torche dans son dos. De toute façon, maintenant il n’y a plus le temps. Il baisse avec peine la main droite vers le ventral, tant le vent relatif ascendant est fort. Il arrache littéralement la seconde poignée. Sa hantise est de voir le ventral s’enrouler autour de la gaine du dorsal, l’entraînant alors vers une mort certaine. Libérés de leurs aiguilles, les rabats du parachute se sont bien effacés sous la robuste traction de leur sandow. La voile devrait sortir rapidement sous la pression du vent. Au lieu de cela, la position de X fait que le vent plaque la voile autour de son cou.
« Cette fois, il se sent fichu. Les deux parachutes coincés, il n’a plus aucune chance… L’avantage de cette mort sur les autres, c’est qu’elle est instantanée, donc indolore. L’inconvénient, c’est qu’elle ne fait pas un beau cadavre, et qu’il n’a pas le droit d’imposer ce drame à ses pauvres parents (il a vingt ans). Pour eux, il faut que ce foutu ventral s’ouvre. Des clichés morbides affluent dans sa tête. Il s’imagine charpie sanguinolente, éclatée dans un arbre ou sur du goudron. Mais, à aucun moment, il n’est paralysé par la peur. L’instinct de survie lui fait accomplir les gestes qu’il faut pour tenter de sortir la voile du sac. Il voit maintenant le sol monter. Cette impression visuelle signifie qu’il n’en a plus que pour quelques secondes. Il continue de tirer sur tous les morceaux de toile que ses doigts peuvent agripper. Le sol arrive, les arbres s’écartent sur le fond vert d’un herbage. Dans trois secondes, il sera pulvérisé. Cette fois, il ferme les yeux, n’attendant plus rien.
« Soudain, un grand choc. Sur la poitrine, et l’impression de remonter d’où il vient. Il ouvre les yeux. Il devrait être mort. Non ! Le ventral s’est ouvert in extremis, les deux haubans se torsadant déjà, réduisant la voile. Il est à la hauteur du sommet des hêtres, à 30 mètres de haut, oscillant au bout de son parachute. Il y a deux secondes encore, il fonçait vers la mort à 75 mètres par seconde. Il réalise bien que c’est un miracle. Il a envie de hurler de soulagement, mais réalise qu’il fonce droit sur le toit d’une ferme hérissée de cheminées et d’antennes de télévision. Impossible de se diriger avec le ventral, dont les deux haubans s’entortillent et ne forment déjà plus qu’un cordon ombilical ingouvernable. Ce serait vraiment trop bête de se tuer maintenant sur cette ferme. Il se statufie dans la position d’atterrissage tant de fois répétée à l’armée et attend le choc final. Il passe à un mètre des gouttières. Le dorsal qui pend s’est déjà accroché sur le faîte du toit. Il prend contact très brutalement avec le sol empierré, qui sert de perron à la ferme. Groggy, il réalise qu’il n’est pas mort, qu’il est sur le fameux plancher des vaches, qu’il ne ressent pas de douleurs intolérables. Il se relève, hébété, les mains tétanisées sous les deux poignées de ses parachutes, incapable de parler au paysan qui l’assiste. Il en est quitte pour une légère jaunisse le lendemain, due aux décharges d’adrénaline.
« Etudiant en médecine, il analysera quelques années plus tard le pourquoi de ses réactions étonnamment adaptées à la situation, dégagées de toute panique, même si la peur le tenaillait. Il avait contre lui une expérience, handicap qu’il compensera cependant par une bonne dose de sang-froid, acquise au travers de l’exercice d’autres disciplines dangereuses [4] ».
Cette histoire est riche d’enseignements. Limitons-nous à ce qui concerne la peur.
Tout d’abord, les quatre aspects constitutifs de tout affect sont bien présents. L’organisme est à ce point mobilisé que le parachutiste fera un léger ictère réactif. Pendant sa chute, le sportif ne cesse d’être tenaillé par la crainte. Celle-ci lui signale le danger extrême qu’il court et lui donne de l’affronter.
Ensuite, la peur apparaît comme une ressource très précieuse, ainsi qu’un parcours, autrement organisé, des quatre aspects le manifeste. D’une part, elle alarme le parachutiste que le plus grand des dangers le menace : la mort. D’autre part, elle mobilise ses énergies et le conduit à poser les gestes adéquats, physiques mais aussi intérieurs (« Il se met à penser très vite »), qui lui sauveront l’existence. Or, cette double mission d’information et de motion opère par la médiation du ressenti affectif et des fonctions organiques, notamment l’adrénaline.
Enfin, la peur se présente ici comme une richesse parce qu’elle est vertueuse. Xavier Maniguet propose différentes interprétations de l’événement : la puissance de sélection de « l’adrénaline » ; « l’instinct de survie » ; « le sang-froid ». Toutes donnent pleinement la place à l’émotion. Mais la dernière s’approche le plus de la vérité. Plusieurs signes accréditent la présence du courage : 1. Comme toute vertu, celui-ci s’acquiert par répétition consciente de petits actes, autrement dit l’exercice, ici l’affrontement à des dangers progressifs (le « sang-froid acquis au travers de l’exercice d’autres disciplines dangereuses ») et la mise en place des gestes ajustés (« la position d’atterrissage tant de fois répétée à l’armée »). 2. Comme toute vertu, elle est disposition à agir promptement et de manière ajustée (« ses réactions [sont] étonnamment adaptées à la situation »). 3. Comme toute vertu morale, la force est intégration et non pas désintégration de l’affect, ici la crainte : « ses réactions » sont « dégagées de toute panique, même si la peur le tenaillait ». 4. Comme toute vertu morale, la bravoure se tient donc dans un juste milieu, ici entre l’insensibilité (l’anesthésie) et la panique (« à aucun moment, il n’est paralysé par la peur »). De même, le courage n’empêche pas l’imagination (par exemple celle de se voir mort, en charpie), mais il la cadre et utilise même cette image pour se motiver encore davantage. Et, selon le principe de hiérarchie de l’aspect matériel (organique) et de l’aspect formel (psychique), si l’adrénaline « sélectionne les fonctions vitales de celles qui ne le sont pas », cela tient à l’entraînement vertueux. 5. Enfin, la vertu ne se comprend pas seulement à partir de sa source (l’entraînement) ou de la disposition stable et joyeuse, mais de sa finalité : la tension vers une fin qui se présente comme un bien. Autrement dit, et nous le comprendrons mieux plus loin, la peur s’enracine dans l’amour et celui-ci s’incarne dans le courage. De fait, l’amour de ses parents fut déterminant dans l’attitude du jeune homme.
Cet exemple montre donc combien le courageux n’est pas celui qui est dénué de peur, mais celui qui la ressent, sans toutefois jamais s’identifier à elle. Assurément, on l’a dit, le ressenti émotionnel de la crainte est déplaisant et même, quand celle-ci devient angoisse, difficilement supportable. Pour autant, il faut refuser de qualifier ces sentiments de négatifs. Cette épithète emporte une connotation morale, en tout cas excluante, qui n’en honore pas toute la richesse. L’homme brave doit éprouver l’anxiété, l’accueillir en quelque sorte, l’héberger comme son amie, et ainsi lui permettre de porter son double fruit, cognitif et moteur : la crainte fait connaître et fait agir. Dans le film de guerre de Ridley Scott La chute du faucon noir (2002), l’un des membres de l’arme d’élite s’entend dire avant une attaque : « Tout le monde ressent la même chose que toi, Thomas. C’est votre comportement dans le feu de l’action qui fait la différence ». De même qu’un avocat qui fait taire sa colère manquera de flamme, voire sera moins convaincant dans sa plaidoirie et se privera d’une heureuse ressource, de même le soldat – et tout homme – qui se coupe du ressenti désagréable de la peur, mais aussi du dynamisme qu’elle comporte, le paiera en déficit de perception du danger et d’énergie. La devise du chevalier Bayard n’est donc qu’à moitié vraie : s’il doit être sans reproche, le brave ne doit surtout pas être sans peur.
Pascal Ide
[1] Goscinny et Uderzo, Les aventures d’Astérix le Gaulois. 9. Astérix et les Normands, Paris, Dargaud, 1966, p. 48.
[2] Sur le courage, multiples sont les exposés. Je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Construire sa personnalité, Paris, Fayard, 1991, chap. 4.
[3] Cf. Pascal Ide, « La vertu de chasteté au risque de sept déplacements », Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 123 (2022), à paraître.
[4] Xavier Maniguet, Survivre. Comment Vaincre en Milieu Hostile ?, Paris, Albin Michel, 1988, p. 155-158.