Il y a un paradoxe qui n’est pas près d’être levé. D’un côté, on n’a jamais autant accusé l’Église catholique de mépriser le corps, de multiplier les interdits en matière de sexualité, d’ignorer l’évolution des mœurs et des mentalités. De l’autre, cette même Église, notamment par la bouche du pape Jean-Paul II, n’a jamais autant parlé du corps, de la sexualité, et cela, de manière aussi positive et aussi novatrice. Un seul fait suffira à l’attester : le pape a consacré, dès le début de son pontificat, chaque mercredi, une catéchèse d’environ vingt minutes sur le corps humain, et cela pendant cinq années (avec des interruptions, notamment après l’attentat) : au total, pas moins de 128 catéchèses, soit plus de 800 pages ! Le plus long enseignement, et de loin, sur un sujet donné. En réalité, les médias et les conversations parlent de l’Église, du pape, mais ils ne le lisent pas. Même un ouvrage courageux comme la Tyrannie du plaisir de Jean-Claude Guillebaud (Paris, Seuil, 1998) qui note la faillite de la révolution sexuelle de mai 68 et revalorise le message de la foi chrétienne sur l’amour et la sexualité, est critique contre l’Église récente, mais semble tout ignorer de ces catéchèses. Il n’existe pas une seule étude de fond en français sur cet enseignement du Souverain Pontife, profond et même révolutionnaire.
Le corps sponsal
Allons tout de suite au cœur. Jean-Paul II ne dit au fond qu’une chose : le corps humain est doué d’une signification et cette signification, c’est le don. Pour l’exprimer, il parle de « signification sponsale du corps (significato sponsale del corpo) ». Le mot italien sponsale qui signifie conjugale ou nuptiale ne doit pas tromper. Certes, le don du corps atteint son sommet dans le cadre du mariage : par l’acte conjugal, le corps humain exprime au mieux le double don d’une part de l’amour entre les personnes, d’autre part de la vie. Mais le pape ne veut nullement réduire le sens du corps au cadre du mariage. Ce corps est appelé à vivre du don, quel que soit l’état de vie : chez le jeune, le célibataire, le consacré, etc. Voilà pourquoi je préfère introduire le néologisme sponsal.
Il ne faudrait pas trop vite identifier ce don au don de soi. Le don comporte deux faces (au moins) : recevoir et donner, recevoir pour donner. De même, le sens du corps humain est d’être accueilli afin d’être offert. Il est d’abord appelé à être reçu comme un don. Déjà, il est reçu de nos parents, mais il est plus encore reçu de Dieu. C’est ce que nous dit la Genèse. Dieu a comme amoureusement façonné le corps humain à partir de la glaise du sol (Gn 2,7).
Ensuite, le corps humain est appelé au don de soi. Si l’on passe du second au premier chapitre de la Genèse, on y lit que tout l’homme, corps et âme, et tout être humain, homme et femme, est fait à l’image de Dieu (Gn 1,26) ; or, Dieu est amour, n’est qu’amour, c’est-à-dire pure et généreuse effusion de soi (cf. 1 Jn 4,8-16) ; voilà pourquoi le corps est appelé à exprimer ce don de soi.
C’est ce que Jean-Paul II affirme dans un paragraphe difficile mais splendide : « La réalité du don et de l’acte de donner que les premiers chapitres de la Genèse nous présentent comme élément constitutif du mystère de la création confirme que le rayonnement de l’Amour est partie intégrante de ce mystère même. L’Amour seul crée le bien et lui seul peut, en définitive, être perçu dans toutes ses dimensions et sous tous ses profils dans les choses créées et surtout dans l’homme. […] La félicité originelle, le « commencement » béatifique de l’être humain que Dieu « créa homme et femme » (Gn 1,27), la signification sponsale du corps dans sa nudité originelle : tout cela exprime l’enracinement dans l’Amour. » (30 janvier 1980)
La réflexion de Jean-Paul II sur le corps humain est toute entière inspirée par une profonde méditation de l’Écriture, Ancien et Nouveau Testament. Elle est aussi toute imprégnée de cette phrase du concile, peut-être la plus citée par le pape : « l’homme, seule créature sur terre que Dieu veut pour elle-même, ne se trouve que dans le don sincère de soi. » (Gaudium et spes, n. 24) On y retrouve les deux pôles du don : voulu pour lui-même, l’homme reçoit son être de Dieu comme un don ; mais il ne se trouve, c’est-à-dire il n’accomplit le don qui lui a été fait, qu’en se donnant à son tour. Cela vaut tout particulièrement pour le corps humain. Et les deux pôles sont liés : plus j’aimerai mon corps comme un don, plus je le donnerai avec amour.
Applications éthiques
C’est à cette lumière que peuvent se comprendre les différentes prises de position éthique de l’Église sur la vie et la sexualité. Ma responsabilité, l’exercice de ma liberté, c’est d’accueillir mon corps comme un don afin d’en faire un don pour les autres. On fait souvent remonter le décalage entre l’Église et le monde, et même entre le Magistère et un certain nombre de chrétiens en matière de morale sexuelle à l’encyclique de Paul VI Humanae Vitae (1968). Or, comme les catéchèses de Jean-Paul II l’ont montré, cette encyclique est toute entière éclairée par la dynamique du corps donné et offert. Il en est de même pour l’encyclique Evangelium Vitæ, du 25 mars 1995 ou pour d’autres documents du Saint-Siège comme le texte important et peu compris de la Congrégation pour la Doctrine de la foi au titre pourtant si évocateur : Donum vitæ, Le don de la vie (22 février 1987).
C’est parce que le corps est un don reçu que l’on ne peut pas en disposer comme d’un matériau et encore moins le faire disparaître comme si nous étions la source de l’être, notamment dès la conception, par l’avortement, en fin de vie, par l’euthanasie, et en cours d’existence, par le suicide.
C’est parce que le corps humain est destiné à se donner, que le pape encourage le don de sang, les dons d’organe. C’est parce que la signification profonde du corps est notamment de donner la vie dans un acte d’amour que les techniques qui dissocient amour et vie sont contraires à l’Évangile : qu’il s’agisse de l’amour sans la vie (dans la contraception) ou de la vie sans l’amour (dans la procréation médicalement assistée). Alors, pourquoi applaudit-on lorsque le pape dit que le don du sang est un acte d’amour et le condamne-t-on lorsqu’il montre la logique déshumanisante d’une certaine procréatique ? Je me demande parfois si le monde résiste à la pensée de l’Église sur le corps et sur la sexualité non pas parce qu’elle les méprise, mais au contraire parce qu’elle les valorise trop !
On le voit, c’est le corps sponsal dans sa double dimension de corps reçu comme un don (datum) appelé à être offert comme un don (donum) qui éclaire les normes éthiques prescrites par les documents du Magistère.
Le témoignage de Jean-Paul II
Ce que le pape dit, il le vit ; ce que ses discours développent depuis plus de vingt ans, son existence en témoigne. Et cela vaut pour les deux pôles du corps sponsal.
D’une part, Jean-Paul II reçoit son corps comme un don, il en prend soin. Il avait appris sa nomination comme évêque alors qu’il faisait du kayak ! Une fois élu pape, il a continué à faire du ski. Il a fait construire une piscine à Castel Gandolfo, répondant à ses détracteurs en souriant : « C’est moins cher qu’un Synode ! » On sait combien son rythme de vie est régulier. C’est parce que le pape a toujours eu le soin de sa santé qu’il a pu surmonter tant de fatigues, réaliser tant de voyages de par le monde en ignorant le décalage horaire, recevoir tant de personnes avec une telle présence à chacun.
D’autre part, le Saint-Père reçoit ce corps non pour le garder, mais pour le donner. Innombrables sont les témoignages de personnes qui ont été touchées de sa proximité, de sa tendresse, de son incarnation. On me rapportait récemment qu’à l’issue d’une rencontre de Jean-Paul II avec deux personnes dont une religieuse, on prend la photo traditionnelle. Le photographe, pour le cadrage, demande aux personnes de se rapprocher du Saint-Père ; mais la religieuse, intimidée, ne se déplace que d’un millimètre. Le photographe s’impatiente. Alors, contre toute attente, le pape, avec douceur, prend la religieuse par l’épaule et la rapproche de lui…
Mais c’est encore plus maintenant, alors qu’il est malade, vieilli, affaibli, que le corps du pape montre sa sponsalité, c’est-à-dire que Jean-Paul II se donne tout entier, avec et par son corps. Pour la première fois, il a lui-même tenu à ouvrir et passer, au début du Grand Jubilé, les Portes Saintes des quatre Basiliques majeures au cours de cérémonies longues et éprouvantes. Alors qu’il était prévu, le 15 août, aux JMJ, qu’il arrive après la présentation des différents pays, afin d’éviter une trop grande fatigue, il se ravise et décide d’arriver trois quarts d’heures avant pour accueillir tous ces jeunes qui viennent de si loin.
Nicolas Buttet, fondateur de la communauté Eucharistein, dans le Valais, faisait remarquer que l’on s’étonne de voir le pape avancer, en tremblant et avec difficulté. Mais n’est-ce pas ainsi que Jésus devait être lorsqu’il montait au Golgotha ? Or, c’est sur la Croix que le Christ donne tout, corps et âme, « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1). Son Vicaire ne nous montre-t-il pas ainsi le chemin et l’exemple de ce don total, jusque dans ce corps qu’il livre par amour (Ga 2,20) ?
Pascal Ide