Le corps est appelé à être donné

Pascal Ide, interview par Luc Adrian, « Le corps est appelé à être donné », Famille chrétienne, n° 1892 (19 juin 2014).

Si « notre culture est devenue celle du corps », selon la formule du sociologue Jean Baudrillard, notre attitude est contrastée à son égard. D’un côté, jamais on ne l’a tant « chouchouté ». De l’autre, ce corps adulé est mal supporté, mal aimé. Le Père Pascal Ide scrute ce paradoxe et replace le corps dans sa finalité : le don.

 

Le corps, selon vous, devient de plus en plus un objet de consommation…

Oui. L’idéologie de la consommation s’est étendue des choses à notre être, et d’abord à notre corps. Or la logique de la consommation se fonde sur trois actes ­fondamentaux : je prends, je consomme, je jette. Appliquée au corps, cette logique éclaire de manière dramatique bien des questions éthiques qui se posent aujourd’hui.

C’est-à-dire ?

Prendre mon corps, c’est maîtriser la vie, notamment les débuts de la vie : avoir un enfant avec qui je veux, dans le cadre que je veux, selon les possibilités que m’offrent aujourd’hui les techniques de procréation médicalement assistée (PMA) ou les lois autour de la gestation pour autrui (GPA). Consommer mon corps, c’est prendre du plaisir quand je veux, comme je veux, avec qui je veux. Vous avez ici les nouveaux ­standards en matière de comportements alimentaire et sexuel.

Enfin, jeter mon corps quand je n’en veux plus, quand je juge telle souffrance insupportable – ici s’éclaire notre attitude à l’égard de la fin de vie et la tentation de l’eutha­nasie. Ou jeter le corps de l’autre que je ­n’attends pas, dans le cas de l’avortement.

Notre « société du corps » exclurait donc paradoxalement le corps ?

Ce « corps-décor » et ce « corps-record » sont les effets du « corps-objet ». Notre société est celle du corps fantasmé ; elle n’est donc pas celle du corps réel. Prenons le cas de l’esthétique. Le corps dont nous rêvons – en bonne santé, sans rides, en forme, bronzé, mince, beau, etc. – n’existe que chez une poignée de top models, et encore, sur des photos retouchées…

On aborde ici la délicate question de la beauté…

Oui. Je distingue la beauté plastique qui est façonnée de l’extérieur et la beauté ­gracieuse qui est façonnée du dedans, autrement dit qui est l’expression d’une vie, précisément d’un amour. Dans le ­premier cas, la personne fait la belle pour soi ; dans le second, elle se rend belle pour l’autre. Être séduisant n’est pas être séducteur.

Ce n’est pas parce qu’on cache ses rides ou ses cheveux blancs qu’on est dans la séduction…

Non, bien sûr. Mais laissez-moi vous ­raconter cette anecdote : une femme, la ­cinquantaine bien passée, se regarde dans la glace et pousse un soupir : « Encore une ride ! » Son mari s’approche et joint son visage au sien : « Cette ride, je l’aime ! » Son épouse fronce les sourcils, interdite : « Mais comment peux-tu aimer ce qui m’enlaidit ? – Parce que cette ride, c’est toi ! En fait, tu ne la remarques que maintenant. Mais, pour une fois, j’ai vu son apparition avant toi. Cette ride est née lors de mon chômage. Je sais le souci qu’il t’a donné, je sais aussi combien tu m’as portée par ta patience, tes encouragements, ta prière. Alors, vois-tu, quand je vois cette ride, j’y lis ton amour, je vois notre histoire. Effacer cette ride, ce serait comme faire disparaître cette période de notre couple où nous nous sommes encore plus rapprochés. Je préfère un « living body » (un corps vivant) à un « lifting body » (un corps lifté) ! »

Le corps est instrumentalisé, mais n’est-il pas également idolâtré ?

Oui, c’est la deuxième tendance que j’appellerais le « corps-totalité ». Face au corps-objet, à la tendance à instrumentaliser le corps pour le soumettre à mon plaisir, il y a ceux qui l’absolutisent : on rencontre cette attitude chez les ayatollahs de la ­diététique ou les tenants d’une idéologie New Age qui cherchent à faire vibrer leur corps en harmonie avec l’énergie cosmique. Dans le premier cas, je maîtrise mon corps, et je le façonne en fonction de mes désirs, jusqu’à le mépriser ; dans le second, je sers la nature jusqu’à m’y asservir. Mais il s’agit de la même logique idolâtrique qui adore tantôt la liberté tantôt le corps.

Nous avons connu cette alternance pendulaire dans notre Histoire : au siècle dit des Lumières qui a magnifié l’esprit humain jusqu’à célébrer la déesse Raison, a succédé le siècle romantique qui a tenté d’identifier Dieu et la nature (le corps). C’est aussi une tension géographique entre l’Occident (dualiste) et l’Orient (non-duel).

Ces deux conceptions sont-elles totalement erronées ?

Non, le « corps-objet » et le « corps-totalité » comportent chacun une part de vérité : la transcendance de l’esprit sur le corps, d’un côté ; la sagesse du corps, de l’autre. Mais pour les réconcilier, pour éviter de réduire l’homme soit à son désir tout-puissant, soit à son corps lui aussi conçu comme tout-puissant, et ainsi sortir de l’oscillation ­mortelle, une médiation – ou plutôt un médiateur – est nécessaire : le Dieu de Jésus Christ, qui a pris chair de notre chair. Entre l’athéisme (tentation de l’Occident) et le panthéisme (tentation de l’Orient), la seule issue est le monothéisme chrétien.

C’est ce que les catholiques sont en train de redécouvrir ?

Grâce à Jean-Paul II notamment ! Ses catéchèses sur le corps et l’amour humain qu’il a prononcées pendant plus de quatre ans au début de son pontificat sont un trésor inestimable et trop méconnu.

Notre corps ne nous est-il pas donné pour nous-mêmes, seulement pour nous sentir « bien dans notre peau » ?

En effet, être bien dans son corps procure de la sérénité, mais donner son corps introduit dans la joie. L’intuition centrale des catéchèses de Jean-Paul II se résume dans cette expression : « la signification sponsale du corps ». « Sponsal » ne renvoie pas au mariage, mais au don de soi. « L’homme ne se trouve que dans le don sincère de lui-même. » Et ce don passe par le corps. Ce qui ne va pas, parfois, sans fatigue, sans cette bonne fatigue qui conduit Jésus, le Dieu inlassable, à prendre du repos au milieu du jour (cf. Jn 4, 6).

Le corps est l’instrument du don de soi ?

Oui. Ou plutôt, selon un terme audacieux du pape polonais, « sacrement » (c’est-à-dire « expression et cause ») du don de soi. À la fin d’une conférence sur le corps humain, une dame d’un certain âge m’a dit : « Il y a quelques jours, mon petit-fils m’a adressé ce que je considère comme le plus beau compliment de ma vie : ‘« Mamie, tu as les rides dans le bon sens ! » » Je me prends à regarder plus attentivement mon interlocutrice dont les rides, circulaires, évoquaient les ondes qu’aurait laissées un caillou tombé au milieu de son visage. ­Comment cela était-il possible ? Une seule explication : cette femme avait dû passer sa vie à sourire ! Donc à donner de la joie. Si l’on prend soin de son corps pour le ­donner, celui-ci devient partie intégrante de notre personne. L’anglais ne fait-il pas rimer de manière suggestive body (corps) et somebody (quelqu’un) ?

Le Christ montre la voie pour se donner avec notre corps ?

L’affirmation centrale de la foi chrétienne est : « Le Verbe s’est fait chair » (Jn 1,14). Pour saint Jean, « chair » désigne la totalité humaine : le Verbe s’est fait corps et âme. Pourquoi, si ce n’est par amour ? Car l’amour s’approche. Dieu a voulu être tout près de nous, tout contre nous, afin que nous puissions Le toucher. Le corps de Jésus est le corps humain par excellence. Or le corps humain est à la fois reçu – le premier don que Dieu fait à l’homme est le corps – et appelé à être donné. Et rien ne nous est donné que par le corps : notre propre corps et le corps du Verbe fait chair. « De la Crèche au Crucifiement », comme le dit le cantique, le corps de Jésus accomplit la vocation du corps comme « corps de don ».

Ce don culmine dans la Croix. Par l’élar­gissement et l’élongation qu’elle impose, la Croix dessine le don gratuit du Cru­cifié de ­Nazareth ; le corps qui aime, écarte les bras et en épouse la forme. Désormais et pour l’éternité, la Croix est l’expression et la plus haute réalisation du corps humain.

À ce propos, vous citez ­fréquemment sainte Thérèse d’Avila dans votre ouvrage Le Corps à cœur ?…

La Madre passe son temps à proclamer que, même arrivé au sommet de la contemplation, l’homme n’a pas d’autre route que l’humanité de Jésus, pas d’autre porte d’entrée que la chair du Fils de l’homme. Thérèse noue avec une force incomparable l’incorporation de l’homme et l’incarnation du Fils de Dieu : « Nous ne sommes pas des anges, mais nous avons un corps. V­ouloir faire l’ange pendant que nous sommes sur terre […] c’est de la folie ! » Un vrai ­chemin spirituel passe nécessai­rement par ­l’acceptation du corps et par l’incarnation. On peut même affirmer, avec Péguy, que plus une personne est authentiquement spirituelle, plus elle est incarnée.

7.11.2017
 

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