2) Le Combat de l’Église
Nous venons de le voir, les trois suggestions que le diable propose au Christ sont aussi les trois revendications majeures de l’humanité lorsqu’elle se révolte contre son Dieu. En saint Luc, il est dit que le démon a épuisé « toutes les formes de tentation ». En effet, la tentation se fonde sur ce que saint Jean appelle les trois concupiscences : la concupiscence de la chair ou sensualité, l’orgueil de la vie et la concupiscence des yeux (cf. 1 Jn 2,16). Or, la première correspond aux pains, la deuxième au pouvoir et la troisième au refus de l’abandon (voir des miracles au lieu de croire).
Ces trois tentations traversent toute l’Écriture et toute l’histoire des hommes [1]. « Dans les trois épreuves repoussées par le Christ est prédite toute la future histoire de l’humanité – écrit le théologien orthodoxe Nicolas Berdaiev – ; ce sont les trois formes dans lesquelles se réconcilient toutes les contradictions historiques insolubles de la nature humaine sur la terre [2] ».
Dès la Genèse, le fruit défendu présente ces trois qualités : « Le fruit de l’arbre était bon à manger [comme le pain], agréable à voir, et désirable pour avoir l’intelligence [du Bien et du Mal, donc pour tout dominer] ». (Gn 3,6) Autrement dit, dès le péché originel, le démon a employé ces trois tentations.
Dans le désert, le peuple hébreu a succombé à ces trois tentations : la faim, la mise à l’épreuve de Dieu lors du manque d’eau à Massa et l’adoration du veau d’or. Voilà pourquoi Jésus cite trois fois le Deutéronome. Il triomphe donc des tentations auxquelles Israël a succombé et fait sienne les leçons que le Deutéronome a tirées de ces tentations. Nouveau Moïse, Jésus accomplit l’Ancienne Alliance, et c’est lui-même qui, dans son Exode, nous conduit de la terre d’Égypte, symbole de péché, pour nous faire entrer dans la Terre promise.
Selon Confucius, la perfection du sage, c’est-à-dire de celui qui pratique la vertu, consiste dans l’abstention de trois choses qui ne sont pas sans rappeler les trois concupiscences : « Jeune, lorsque son sang et son souffle vital sont encore en effervescence, contre la débauche ; à l’âge mûr, lorsqu’ils sont en pleine vigueur, contre la pugnacité ; au soir de sa vie, lorsqu’ils se sont taris, contre la cupidité [3] ».
De manière prophétique, dans la légende du grand Inquisiteur [4], Dostoïevski montre que celui-ci, qui est la figure du démon sur la Terre (une sorte d’Antichrist), inverse ces trois tentations pour en faire le lieu du bonheur terrestre et de l’apaisement des hommes. Tout au contraire, c’est au nom de la liberté de l’esprit humain – et pas seulement du primat de Dieu – que le Christ a écarté les tentations, ne voulant pas que l’esprit humain fut gagné par le pain, le miracle et le royaume terrestre [5]. D’ailleurs, telles sont les trois promesses de Lénine dans son discours du 3 avril 1927, à Pétrograd… [6]
Enfin, Jean-Paul II a montré que les trois maîtres du soupçon – Freud, Marx et Nietzsche – ont défiguré l’homme en le réduisant à l’une de ces concupiscences : Freud a fait de l’homme l’avatar de sa libido, Marx le jouet des mécanismes économiques, Nietzsche la proie de sa volonté de puissance [7].
3) Le Combat de tout chrétien
Jésus qui est sans péché a été tenté pour nous. Comme le dit saint Augustin : « Le Christ était tenté par le diable ! Dans le Christ, c’est toi qui étais tenté, parce que le Christ tenait de toi […] la tentation, pour te donner la victoire. […] Reconnais que c’est toi qui es tenté en lui ; et alors reconnais que c’est toi qui es vainqueur en lui [8] ».
a) Reconnaître la tentation
Face à la tentation, la tentation (redoublée !) est de la justifier ou de l’excuser, au lieu de la reconnaître et de la nommer. À ce propos, nous avons souvent un péché citadelle, ce que l’on appelle parfois et mal, un « péché mignon », un péché habituel dans lequel nous tombons souvent. Demandons la lumière à Dieu sur notre péché. Voir sa misère est une grâce. Voir la miséricorde de Dieu est la grâce des grâces.
b) Reconnaître la « métatentation » de notre temps
Lorsqu’il a rencontré les évêques de France en 1980, le pape Jean-Paul II a prononcé un discours d’une particulière importance. « Nous vivons une étape de tentation particulière pour l’homme ». Jean-Paul II s’explique sur fond biblique, avec toute l’ampleur voulue : « Nous connaissons différentes étapes de cette tentation, à commencer par la première, au chapitre trois de la Genèse, jusqu’aux tentations si significatives auxquelles a été soumis le Christ lui-même : elles sont comme une synthèse de toutes les tentations nées de la triple concupiscence. La tentation actuelle cependant va plus loin (on pourrait presque dire que c’est une ‘métatentation’) ; elle va au-delà de tout ce qui, au cours de l’histoire, a constitué le thème de la tentation de l’homme, et elle manifeste en même temps, pourrait-on dire, le fond même de toute tentation. L’homme contemporain est soumis à la tentation du refus de Dieu au nom de sa propre humanité ». Or, « l’homme n’a lui-même un sens que comme image et ressemblance de Dieu [9] ». Donc, en perdant le sens de Dieu, l’homme perd tôt ou tard, non pas seulement Dieu, mais son humanité. Ce n’est pas un hasard si, un siècle après le cri de Nietzsche « Dieu est mort », les philosophes de la déconstruction et de l’archéologie, ceux qui ont façonné la pensée de mai 68, proclament la mort de l’homme [10].
« La seule solution », continue le pape, est d’« aimer davantage encore cet homme : ‘aimer’ veut toujours dire d’abord ‘comprendre’ [11] ».
c) Croire que la lutte est possible
Autrement dit, refuser le fatalisme. « Dieu est fidèle ; il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces ; mais, avec la tentation, il vous donnera le moyen d’en sortir et la force de la supporter », affirme saint Paul dans une formidable parole d’espérance (1 Co 10,10-11). Vous remarquerez que le verbe est au futur.
d) Décider de lutter
Une boutade paradoxale souvent reprise d’Oscar Wilde affirme que la meilleure manière de résister à la tentation est d’y succomber. Cette pseudo-solution dissimule un mensonge destructeur : en prétendant nous libérer, cette attitude nous aliène secrètement ; en soulageant sur le coup, elle introduit le germe d’une dépendance (au sens psychiatrique du terme : addiction, drogue).
Elle cache aussi un autre mensonge : celui d’un monde sans tentation. Si Jésus qui est sans péché (cf. He 4,15) fut tenté, si le premier Adam, sans péché ni prise intérieure (ce que le concile de Trente appelle « foyer de concupiscence »), fut tenté, combien plus, l’homme d’après la chute, qui est traversé par la triple convoitise, est-il « tentable » ! Quoi qu’il en soit des questions de traduction de la sixième demande du Notre Père, la signification spirituelle était bien résumée par l’ancienne traduction : « Ne nous laisse pas succomber à la tentation » – ce qui suppose que celle-ci a bien eu lieu. D’ailleurs, les grands auteurs spirituels ont toujours noté que, beaucoup plus inquiétante que la tentation est l’absence de la tentation : c’est le signe le plus assuré que nous sommes déjà dans les griffes du démon… [12]
e) S’appuyer sur Dieu
Souvent, reconnaissons-le, nous sommes impuissants face à la tentation, surtout lorsque la faute est récidivante. Une seule issue : nous appuyer sur Dieu. Ce combat que nous avons à mener n’est pas le nôtre. Et Dieu nous dote de deux armes proprement divines.
La première est le sacrement de la réconciliation et de la Pénitence. Nous confesser, au moins une fois par mois.
La seconde est quotidienne : la parole de Dieu. L’écouter, la méditer et la pratiquer. En effet, cette parole n’est pas simple parole humaine, elle est parole de Dieu. Si je dis : « Que la lumière soit », le soleil n’apparaîtra pas en pleine nuit. Mais la parole divine est créatrice : elle accomplit ce qu’elle dit. Lors de sa tentation dans le désert, Jésus nous a offert l’exemple de la grande arme de ce combat spirituel : opposer aux sussurations perfides du démon la puissance tonitruante de la Parole divine. Dans l’important développement que saint Paul consacre au combat spirituel, il conseille de prendre « le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu ». (Ép 6,17) Qu’est-ce à dire ? Si nous sommes tentés dans notre chair, nous pouvons dire avec Jésus que « l’homme ne vit pas seulement de pain », ou avec saint Paul : « Mon corps est le temple de l’Esprit ». Si le désir de posséder, de conquérir nous tenaille, redisons avec Jésus : « J’adore Dieu seul ». « Ce que tu fais au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que tu le fais ». Si nous sommes aspirés par le désespoir, nous souvenons-nous de la parole de Jésus à Marthe, à propos de la mort de son frère Lazare : « Je te dis que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu » (Jn 11,35).
Demandons à Dieu la parole qui pourra nous aider dans nos combats. De même que nos tentations nous sont propres, de même Dieu nous donnera la Parole dont nous avons besoin. Remarquez d’ailleurs que Jésus ne discute pas avec le démon ; il se réfugie en Dieu. On ne discute pas avec le Tentateur, on fuit la tentation, et on se tourne aussitôt vers notre Sauveur fidèle.
f) Pratiquer la vertu
Enfin, Dieu qui nous a créés sans nous ne nous sauvera pas sans la coopération de notre liberté. Autrement dit, Dieu nous offre le germe du salut dans la grâce. Mais il nous demande de le faire fructifier par la vertu.
Quelles vertus ? Celles mêmes que nous avons entendu dans l’Évangile du Mercredi des cendres (cf. Mt 6,1-8.16-18). Il est programmatique de tout le Carême. Or, comme par hasard, chacun des conseils de Jésus s’oppose, point par point, aux tentations : le jeûne à la concupiscence de la chair ; l’aumône à la convoitise du pouvoir qui est toujours une tentation de posséder l’autre comme une chose ; la prière à la tentation de la désespérance ou de l’autodivinisation. Et combien, face à la guerre russo-ukrainienne et ses conséquences dramatiques pour le monde, notamment européen, nous sommes aujourd’hui tentés par la désespérance.
4) Conclusion
Souvent, nous réduisons le Carême à un temps pénible de privation et d’effort. Si le Carême se réduisait à cela, il nous découragerait tôt ou tard et risquerait fort de n’être qu’une parenthèse dans l’année, alors que ce temps privilégié où Dieu fait grâce est en réalité comme une mise en orbite où, retrouvant espérance, nous adoptons de bonnes habitudes pour le restant de l’année…
Relisons maintenant, en esprit de foi profonde, ce que disait la seconde lecture : « Tous ceux qui invoqueront le nom du Seigneur seront sauvés ».
Pascal Ide
[1] La Tradition a multiplié les parallèles suggestifs. Elle note par exemple que les trois tentations sont conjurées par les trois vœux, pauvreté, chasteté et obéissance. Celles-ci épousent aussi les trois temps de la conversion selon saint Augustin (extérieur, intérieur, supérieur) ou les trois ordres de Pascal (les corps, l’esprit, la charité).
[2] Nicolas Berdiaev, L’esprit de Dostoïevski, trad. Alexis Nerville, Paris, Stock, 1946, 1974, p. 245.
[3] Confucius, Entretiens, L. XVI, 7, trad. Anne Cheng, Paris, Seuil, 1981, p. 131.
[4] Cf. Fiodor Dostoïevski, Les frères Karamazov, trad. Henri Mongault, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 91, Paris, Gallimard, 1952, p. 267-287.
[5] Pour le détail, cf. site pascalide.fr : « L’enracinement de la liberté en Dieu. Une interprétation de la Légende du Grand Inquisiteur ».
[6] Cf. Pierre Chasles, Vie de Lénine, Paris, Plon, 1929, p. 125.
[7] Cf. Jean-Paul II, Catéchèse, mercredi 29 octobre 1980.
[8] S. Augustin, Ennar. in Psalmos 60, 3. Cité par la Liturgie des Heures, 1er Dimanche de Carême, Paris, Le Cerf et al., 1980, p. 153.
[9] Jean-Paul II, « Réunion avec les évêques de France », n. 3, France que fais-tu de ton baptême ?, Les textes prononcés par le pape au cours de son voyage en France du 30 mai au 2 juin 1980, Paris, Le Centurion, 1980, p. 155. Souligné dans le texte.
[10] Pour le détail de ce mouvement, cf. Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68. Essai sur l’antihumanisme contemporain, coll. « Le Monde actuel » n° 5, Paris, Gallimard, 1985 : coll. « Folio essais » n° 101, Paris, Gallimard, 1988 ; Id., 68-86. Itinéraires de l’individu, coll. « Le monde actuel », Paris, Gallimard, 1987.
[11] Jean-Paul II, « Réunion avec les évêques de France », n. 4, p. 155.
[12] Pour le détail, cf. site pascalide.fr : « La sécurité, sommet du risque ».