Le Ciel, élevé, immense et bleu (Ascension, 29 mai 2025)
  1. Aujourd’hui, Jésus monte au ciel. Bien évidemment, la signification de cette ascension physique est avant tout symbolique. « Nous ne serions pas plus près du ciel évangélique en montant dans le soleil ou dans Sirius, qu’en restant sur la terre [1]». Pour autant, nous ne pouvons pas nous passer de cette symbolique de l’ascension. Un exégète allemand fameux, Rudolf Bultmann, a voulu débarrasser les Saintes Écritures et les contenus traditionnels et dogmatiques de la foi de ce qu’il pensait être les traces d’une mentalité archaïque et mythologique, indigne de l’époque moderne, rationnelle et adulte. Bref, arrêter de prier : « Notre Père qui es aux cieux», de professer dans le Credo : « Il descendit du ciel » et « il monta au ciel », etc. Mais, cette tentative de « démythologisation » est en réalité une tentation de déshumanisation, précisément, de désincarnation. Nous avons besoin de ces mots, de ces images qui sont tellement parlantes. Toutes les cultures le comprennent, les adultes comme les enfants le comprennent : le ciel, c’est ce qui est au-dessus de la terre ; or, la terre, c’est le lieu préparé pour les hommes. Donc, lever les yeux, c’est secrètement affirmer que quelque chose nous dépasse, ou plutôt que Quelqu’un nous transcende. Infiniment.

Ce n’est pas seulement une question de mots. C’est aussi une question de corps. Dans la rue, l’on croise quatre sortes de personnes. Celles qui regardent leurs pieds, plongées dans leurs pensées, parfois dans leurs ruminations. Celles qui, de plus en plus nombreuses, sont tout simplement ailleurs, parce qu’elles sont hypnotisées par leurs écrans. Moins fréquentes, celles qui regardent autour d’elles, attentives à ce qui se passe ; il arrive même que l’on puisse les saluer ou qu’elles vous sourient. Enfin, encore plus rares, celles qui contemplent, au moins un moment, le ciel. Or, j’en fais l’expérience, quand mes yeux s’élèvent, mon âme s’élève aussi. Avez-vous déjà regardé, de l’intérieur, la coupole de notre église Saint-François-Xavier ? Bien entendu que Dieu est partout et qu’il est plus grand que tout. Mais, de tous les animaux, il nous a fait vertical et, en ce sens, plus végétal qu’animal ; or, le végétal se hisse vers le haut, parce qu’il est aspiré par la lumière. Nous, c’est notre esprit qui aspire à « Dieu qui est lumière » (1 Jn 1,5).

Qu’est donc le ciel qui accueille Jésus au jour de l’Ascension ? Un autre théologien allemand, au nom italien, Romano Guardini, en offre une belle image : « le ciel est l’intimité sacrée de Dieu ». Chacun de nous, nous avons des lieux publics et des lieux privés. Nous avons besoin des premiers pour rencontrer autrui et besoin des seconds pour entrer dans notre intimité, nous recueillir (et d’ailleurs cesser d’y inviter nos portables qui sont des voleurs d’intériorité autant que d’attention). « Cet espace intérieur est d’autant plus inaccessible que l’homme est plus grand […], que sa vie connaît des décisions plus puissantes. Mais que sera-ce, quand il ne s’agira plus d’un homme, mais de Dieu, incommensurable, infini, simple, de la vérité et de la sainteté substantielles ? Cette intimité est absolue. Rien n’y pénètre », sauf Celui qui est Dieu, le Christ ressuscité. C’est cette « lumière inaccessible » dont parle saint Paul (1 Tm 6,16). Or, « cette intimité de Dieu est le ciel. C’est en elle que le Seigneur ressuscité a été accueilli, tout entier, dans sa réalité vivante [2] ».

Nous avons l’habitude de nous représenter le ciel comme un lieu ouvert. C’est en partie erroné et en partie vrai. Le Ciel – entendu au sens symbolique – est d’abord le lieu de Dieu, le lieu le plus intime qui soit. Mais Jésus y est entré avec sa divinité et son humanité. Donc, il nous a introduit auprès de son Père : « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les réalités d’en haut : c’est là qu’est le Christ, assis à la droite de Dieu. Pensez aux réalités d’en hautc, non à celles de la terre. En effet, vous êtes passés par la mort, et votre vie reste cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3,1-3).

 

  1. Mais, pour l’instant, continuon à contempler le Ciel comme la demeure intime de Dieu. Dans la première des Quatre aventures de Reinette et Mirabelle intitulée L’heure bleue, le cinéaste Éric Rohmer met en scène une jeune femme, Mirabelle, qui vit à la campagne et est en attente de l’heure bleue – qu’il vaudrait mieux appeler « minute bleue », car elle dure quelques dizaines de secondes –, ce moment magique juste avant que la nuit le cède au jour, moment où il règne un absolu silence. Or, ce moment est longuement attendu ; il y a même une ratée qui met Mirabelle au désespoir. Enfin, arrive l’heure bleue qui constitue la dernière scène de l’épisode. Moment de ravissement intense, de pur bonheur, que magnifie la photographie. Soudain, éclôt un chant d’oiseau qui annonce l’aurore toute proche. Il est d’ailleurs significatif que ce temps de bonheur est vécu non dans la solitude, mais dans l’intimité de l’amitié avec Reinette. C’est l’attente ensemble, dans l’amitié, qui rend ce moment si bienheureux et si désirable. « C’est donc seulement dans la profondeur de la relation, d’amour ou d’amitié que la joie, semble dire Rohmer, est possible [3] ».

Les chercheurs ont montré que la simple vision du bleu est bénéfique pour le psychisme : elle apaise, elle stimule les performances cognitives comme la mémoire ou l’attention. En effet, quand nous regardons cette couleur, ou quand notre peau est exposée à une lumière bleutée, diminue sa conductivité électrique, donc l’activité des glandes sudoripares. Or, à l’inverse, le stress l’accroît. Donc, le bleu produit en nous un effet relaxant [4]. Voire, de toutes les couleurs, le vert y compris, le bleu est la plus bienfaisante. C’est ainsi que les personnes qui ont subi un traumatisme crânien récupèrent plus vite lorsqu’elles sont exposées à une source de lumière bleue trente minutes par jour. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail des mécanismes !

Les peintres l’ont appris avant les chercheurs. C’est ainsi que le peintre français Yves Klein, qui est né à Nice, s’est rendu célèbre par ses monochromes et notamment son bleu outremer. On sait moins qu’il a fait l’expérience de cette couleur non de l’azur du ciel provençal ou de la mer Méditerranée, mais des ciels qu’a peints Giotto sur les murs de la basilique Saint-François à Assise [5].

Que le ciel soit bleu – et aujourd’hui, il l’est sur presque toute la France – n’est donc pas plus insignifiant que le fait qu’il soit supérieur. Qu’il est symbolique que Jésus s’élève dans ce ciel que je ne peux qu’imaginer intensément bleu, comme au matin de Pâques ! Rappelez-vous ce passage du livre de l’Exode où Moïse gravit la montagne avec son frère Aaron et 70 Anciens d’Israël : « Ils virent le Dieu d’Israël : il avait sous les pieds comme un pavement de saphir, limpide comme le fond du ciel » (Ex 24,10). Certains traduisent : « c’était comme un ouvrage de lapis-lazuli étincelant, comme le ciel lui-même dans sa pureté ». Cette bleuité, couleur divine, couleur royale, me parle de l’infinie douceur de Dieu, de sa présence bienfaisante et comme paternelle.

 

  1. Nous pourrions aussi contempler l’immensité du ciel. C’est elle que le peintre romantique Carl David Friedrich représente dans un tableau célèbre, Le moine au bord de la mer où, de manière inédite, il brouille la limite entre l’océan et le ciel ; et si infinis qu’ils soient, si petit que soit le religieux, il se tient debout et les contemple. Pourquoi donc est-ce que je vous parle de ces propriétés du ciel, élevé, bleu, immense ? Pour que vous vous émerveillez de ce don qui nous est fait.

En effet, de toutes les fêtes du Seigneur, l’Ascension est la plus gratuite. Quand Jésus s’incarne, c’est « pour nous et notre salut » (Credo) ; quand Jésus meurt, c’est « pour nos péchés » (1 Co 15,3). Bien évidemment, le Christ a dit : « il vaut mieux pour vous que je m’en aille, car, si je ne m’en vais pas, le Défenseur [l’Esprit-Saint] ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » (Jn 16,7). De tout cela, nous parlerons dimanche prochain, dans quatre jours. Mais, pour l’instant, apprenons de l’Ascension à nous réjouir du bonheur du Christ qui, en rejoignant le Ciel, entre dans l’intimité de son Père. Le grand shabbat. Nous réjouir gratuitement, pour le Christ.

En effet, pourquoi venons-nous ? Pourquoi prions-nous ? Peut-être venons-nous par devoir (l’Ascension est une fête d’obligation). Plus souvent, nous venons par utilité (nous avons des choses à demander au Bon Dieu). Nous venons aussi parfois parce que cela nous fait du bien de venir dans une église, nous nous sentons plus paisible de nous adresser à Dieu. Ces trois motivations ont leur sens et même leur valeur. Mais imaginez que votre conjoint, un ami, etc. ne vous rencontre que par devoir, parce qu’il a besoin de vous ou parce que cela lui fait du bien ! Ce qui touche avant tout le Cœur de Jésus, c’est la personne qui le rencontre pour lui-même, pour « lui faire plaisir », comme aimait dire la petite Thérèse.

Rappelez-vous cette scène qui, après les Rameaux, ouvre la Semaine Sainte (Jn 12,1-8). D’un côté, vous avez Marie qui a pris une livre d’un nard, c’est-à-dire un parfum, très pur et de très grande valeur qu’elle verse sur les pieds de Jésus. De l’autre, vous avez Judas Iscariote qui se lamente de ce geste insensé, prétextant qu’on aurait pu le donner à des pauvres, alors que, avare, il voulait le voler. D’un côté, vous avez le geste le plus gratuit qui soit, accompli pour rien, pour rien d’autre qu’aimer. De l’autre, vous avez cet Harpagon qui recroqueville sa main et tout son être sur sa bourse, qui prend tout, retient tout et ne donne rien. Or, ajoute l’évangile, « la maison fut remplie de l’odeur du parfum » (v. 3). La maison, c’est l’Église. « Amen, je vous le dis : partout où cet Évangile sera proclamé – dans le monde entier –, on racontera aussi, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire. » (Mt 26,13).

Ce que Jésus cherche, ce sont des amis qui l’aiment pour lui-même, gratuitement. Même nous, les prêtres pouvons être tentés de transformer le temps de prière en temps de préparation de l’homélie. Alors, que répondrons-nous ? Et si, pendant cette neuvaine préparatoire à la Pentecôte, nous décidions (pas seulement, nous désirions, car ce qui nous transforme, ce sont nos décisions) de donner chaque jour un temps à Dieu pour Dieu. Et une durée précise, pas floue : tant de minutes. Décidons-la aussi.

Pascal Ide

[1] Romano Guardini, Le Seigneur. Méditations sur la personne et la vie de Jésus-Christ, trad. Pierre Lorson, Paris, Alsatia, 1945, 2 vol., tome 2, p. 144. Cf. tout le paragraphe : « ’Je m’en vais et je reviens vers vous’ », p. 142-146.

[2] Ibid., p. 144-145.

[3] Maria Vittoria Gatti, « Rohmer e Kusturica: due modi di raccontare la gioia », La gioia. Communio, 195 (2004), p. 68-71, ici p. 70.

[4] Cf. Keith W. Jacobs & Frank E. Hustmyer, Jr., « Effects of four psychological primary colors on GSR, heart rate and respiration rate », Perceptual and Motor Skills, 38 (1974) n° 3, Pt. 1, 763-766.

[5] « Toutes les couleurs amènent des associations d’idées concrètes, matérielles et tangibles, tandis que le bleu rappelle tout au plus la mer et le ciel, ce qu’il y a de plus abstrait dans la nature tangible et visible » (Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, 2019).

29.5.2025
 

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