C) Preuve particulière
Mais en quoi consiste cette communauté entre la nature et l’âme, précisément ces forces obscures ? Pour le savoir, il faut descendre dans le détail du Cantique des créatures et interroger chaque strophe.
Il serait bien de reprendre notamment Bachelard et d’analyser en détail les relations entre les éléments et l’homme. Voir par exemple ce qui signifie pour une personne de ne pas aimer un élément cosmique ou de trop l’aimer au détriment des autres.
1) Messire frère Soleil
Comme Messire, le Soleil a une dignité particulière. « Le soleil est plus beau que les autres créatures », disait François d’Assise [1]. Or, dans le Cantique des créatures, cet adjectif, « beau », est utilisé à trois reprises, et chaque fois pour qualifier une réalité cosmique qui rayonne, qui est source de chaleur ou de lumière. Donc, « pour François, la matière belle par excellence, c’est la matière rayonnante [2] ». Or, qui dit rayonnement dit don 3. Du soleil jaillit le jour.
Il reste que le Soleil est « frère » : il ne peut donc prétendre être Dieu ; si respectable et symbolique soit-il, il demeure créature. Plus encore, comme frère, il est proche, consanguin de François. Donc, le soleil exprime une réalité intérieure, anthropologique. Claudel parlait de « tout le soleil qu’il y a en moi [3] ». Laquelle ? Le soleil est le symbole intérieur de la plénitude, une réalité splendide qui coule et pénètre la totalité de l’être : un être solaire est un être plénier. « Les mystiques nous l’ont appris : quand leur recueillement les plonge dans la profondeur de leur être le plus intime, ils trouvent «dans leur propre cœur» l’image du soleil [4] ». Les différentes religions le confirment : les Rois se sont souvent considérés comme fils du soleil, les personnalités d’importance ont toujours estimé qu’elles entretenaient une parenté immédiate avec le dieu solaire ; or, ces personnes sont des élus ; c’est donc que le soleil est le signe de la conscience d’une élection [5].
Plus encore, selon Éloi Leclerc, « le Soleil apparaît ici comme l’image du soi [6] ». Il fait appel ici à l’archétype jungien du soi. Le soi est le l’être total, accompli, totalement ouvert à sa personnalité plénière. « Le soi, explique Jung, est notre totalité psychique, faite de conscience et de l’océan infini de l’âme sur lequel elle flotte ». Or, le moi se limite à ce qui est conscient. Donc, « le soi est infiniment plus vaste que le moi [7] ». En traduction plus systématique, le soi me semble être la personne purement ouverte à la totalité du don 1 : non seulement à son intimité, mais aussi au cosmos et à l’Absolu ou Dieu. Il demeure que le soi est du côté du sujet, non de l’objet. Or, Dieu fait partie des réalités auxquelles le soi est ouvert. Par conséquent, jamais le soi ne pourrait s’identifier à Dieu. Voilà pourquoi on ne peut faire de Jung un (vulgaire) panthéiste, ainsi qu’il le dit de la manière la plus claire : « le soi n’est jamais mis en lieu et place de Dieu, mais il peut être un réceptable pour la grâce divine [8] ». La confusion peut d’autant mieux se comprendre que, très souvent, le soleil fut le symbole de Dieu lui-même ; voilà pourquoi « l’image divine et le soi » peuvent apparaître « comme identiques [9] ». Il demeure que le Soleil est d’abord et avant tout le symbole de l’ouverture réalisée, donc de l’accord profond, de l’harmonie existant entre le soi intérieur, le monde et Dieu. Vuenoilà pourquoi cette image du moi solaire est liée à une expérience de plénitude ; voilà aussi pourquoi François n’a composé le Cantique des créatures qu’au terme de sa vie, de tout un itinéraire intérieure.
2) Sœur Lune et les Etoiles
a) Sœur Lune
Après le grand frère Soleil, les sœurs de l’ombre. Quel est le sens anthropologique de la Lune ? Nous avons vu que, dans le Cantique des créatures, soleil et lune étaient en couple, mais de polarité contraire : comme frère et sœur. Or, le soleil traduit le rayonnement de la vie, c’est-à-dire « les valeurs religieuses de l’autonomie et de la force, de la souveraineté et de l’intelligence [10] ». Donc, la lune représente les valeurs religieuses contraires, contrastées : elle est le symbole de la face nocturne des choses.
C’est ce que confirme le propre de la lune. En effet, la lune meurt à chaque cycle. Elle réconcilie donc l’homme non pas avec la vie mais avec la mort. Mais, de plus, avec ses différentes phases, la lune renaît constamment : « Ce que la lune révèle à l’homme religieux, ce n’est pas seulement que la mort est indissolublement liée à la vie, mais aussi, et surtout, que la mort n’est pas définitive, qu’elle est toujours suivie d’une nouvelle naissance [11] ». A l’instar du soleil qui désigne non pas d’abord la réalité objective mais la capacité qui, en l’homme, l’accueille, ainsi la lune est le symbole non de la mort, mais de l’ouverture de l’être humain aux réalités nocturnes et à leur possible dépassement dans une résurrection.
Une autre réalité montre une nouvelle fois que la portée du Cantique des créatures est anthropologique. François est un être équilibré qui accueille autant la vie que la mort possible ; or, les deux symboles, soleil et lune, sont nécessaires pour qu’une âme soit harmonieuse : il va de soi que l’homme seulement lunaire serait aspiré par le gouffre de la mort. Mais, inversement, la survalorisation du jour, du solaire, est le signe d’une volonté de puissance qui nie la limite, la vulnérabilité, le rêve : « Le symbole de la nuit […] n’est pas moins essentiel que le symbole du jour [12] ». Il est révélateur que Nietzsche, si ébloui par le soleil, soit incapable de changter les étoiles : « Ah ! que ne suis-je combre et ténèbres ? Comme je boirais aux sources de lumière et vous bénirais vous aussi, étoiles, petites étincelles et vers luisants du ciel ! et j’aurais joie à vos présents de lumière ! Mais je vis dans ma lumière à moi, et je résorbe en moi les flammes qui jaillissent de moi [13] ».
b) Les étoiles et leurs qualificatifs
Les étoiles sont dites « claires, précieuses et belles ». Nous avons déjà vu le sens des deux derniers épithètes. Que peut signifier, au plan anthropologique, le premier ? Cela va obliger à approfondir le sens à donner au symbole de la lune et des étoiles. « Clair » symbolise la face nocturne de notre être, certaines forces cachées de l’âme. D’abord, en effet, ce terme ne peut manquer d’évoquer Claire, la jeune femme que François associa si étroitement à sa vocation de pauvre. Les biographes n’ont jamais manqué d’établir, en effet, un lien entre le prénom et le qualificatif : « Claire par le nom, plus claire par sa vie [14] ». D’ailleurs, Celano parle ailleurs de « la perle précieuse de sa virginité [15] » ; et « précieuse » est l’un des attributs associés à « claire ». Or, l’entrée de Claire dans la vie spirituelle de François représente l’entrée de la femme. Mais la femme peut se considérer de deux manières : 1. d’abord comme cause suscitant en l’homme la passion, la libido ; or ; ces affects appartiennent à notre origine instinctive et naissent en nous sans nous ; échappant à la lumière de la conscience et de la pure maîtrise, ils constituent donc la face ombrée de notre humanité ; 2. comme symbole : la femme est à la fois l’être autre et la complémentaire de l’homme, comme l’Anima face à l’Animus ; or, l’équilibre de l’être humain et son évolution spirituelle passe par l’intégration de ce pôle féminin, « par l’expérience vécue de l’Anima, du principe terrestre, qu’il rencontre dans la femme. Son intelligence objective, son monde rationnel des idées, son activité, sont animés par elle et libérés de leur raideur et de leur partialité. C’est seulement lorsque l’homme prend contact avec son eros non rationnel que son Logos devient Esprit vivant [16] ». Donc « claire » évoque toute cette altérité que François et l’homme en général est appelé à domestiquer et spiritualiser. Par conséquent, en qualifiant les astres nocturnes de « claires », le Cantique des créatures, loin d’amputer l’homme, cherche à en intégrer toutes les richesses. On le reverra précisément plus loin.
3) Frère le Vent et Sœur l’Eau
a) Leur lien
La Bible les relie souvent (il est alors parlé du Vent ou d’Esprit) : dès l’origine première, à la création (cf. Gn 1,2) ; lors de la libération d’Israël (cf. Ex 14,21-22) ; lors du don de la loi nouvelle, dans l’Ancien Testament (cf. Ez 36,25-26) et dans le Nouveau Testament (cf. Jn 3,5.8). De même les poètes. Éloi Leclerc cite Claudel : « Et voici le vent qui se lève à son tour sur la terre, le Semeur, le Moissonneur ! Ainsi l’eau continue l’esprit et le supporte et l’alimente [17] ».
b)-c) Symbolique anthropologique
Or, les citations ci-dessus qui symbolisent vent et eau apparaissent dans des contextes qui ne sont pas dénués de signification anthropologique. De même, d’autres poètes montrent le lien profond existant entre le Soi et les éléments dans leur individualité. Éloi Leclerc cite la phrase étonnante de Gœthe : « Destin de l’homme, comme tu ressembles au vent ! » Celle de Shelley disant au Vent : « Ame ardente, Sois mon âme ! Sois moi-même, ô Impétueux [18] ».
Comme toujours, posons-nous la question : la fraternité de l’homme avec cette force cosmique passe par la médiation de quelle force intérieure mystérieuse ? En d’autres termes : quelle est la signification anthropologique ?
b) Symbolique de Frère Vent
1’) L’élément
Le Vent est un élément qui présente différentes caractéristiques : son origine est insaisissable : il survient quand il veut et où il veut ; son terme est immaîtrisable : il disparaît quand il veut et où il veut ; il ignore les barrières. Or, François s’en dit être le frère. C’est donc que, homme du vent, il en accepte la totale liberté. Or, pour le disciple de Jésus, le Vent est l’Esprit. Voilà pourquoi François disait que son suprême désir était de participer à la grande inspiration divine [19]. Ainsi, « tandis que François écoutait la chanson du vent et s’exposait à son souffle fraternel, son âme dénudée aspirait à s’ouvrir toujours plus largement à l’Esprit du Seigneur [20] ».
Confirmation en est que accepter la totale liberté de l’autre, c’est être totalement détaché intérieurement ; il faut donc une âme totalement pauvre pour être frère du Vent. Or, tel est le cas de celui que l’on appelle le Poverello.
2’) Ses manifestations
A notre grand étonnement, frère Vent est le seul élément qui ne soit pas qualifié. En revanche, il est décliné dans ses manifestations, à savoir : « l’air, le nuage, l’azur calme et tous les temps ». Or, tout le monde préfère un temps. La preuve en est l’universalité de la distinction entre beau et mauvais temps ; le jugement de valeur sur lequel tout le monde s’attend est météorologique. Cela signifie donc que François ne choisit pas le temps qu’il aime, ce qui confirme que la fraternisation avec le vent est le signe de l’extrême ouverture et disponibilité de François.
3’) Le symbole théologique
Enfin, François dit du vent et de ses manifestations que, par elles, « tu donnes soutien à tes créatures ». Voilà la raison profonde pour laquelle François chante le Vent. En effet, on sait déjà que le terme vent est identique à celui d’Esprit. Plus encore, le vent est puissant et, sous certains aspects, bienfaisant, vivifiant ; or, tel est le cas du Souffle créateur qui soutient les êtres ; donc, le vent évoque, symbolise la présence créatrice, le Souffle créateur de Dieu.
Mais, là encore, cette symbolisation s’opère dans l’âme, avec le fond obscur sacré qui y est présent. Donc François qui chante frère Vent, fraternise avec la présence au plus profond de lui de ce Souffle créateur. Aimer le vent, c’est accepter la puissance agissante de Dieu en nous. « Cette substance aérienne, dynamique et hiérophanique est l’expression imagée et symbolique de ce que l’âme renferme de plus fort et de plus divin au plus profond de ses énergies obscures, et qui ne cesse de s’offrir à elle : le Souffle créateur lui-même [21] ». Or, la nouveauté créatrice s’oppose à la sécurité du déjà connu. Donc, s’ouvrir au Souffle créateur, comme le fait François, c’est tout sauf revenir à la sécurité fusionnelle avec le sein maternel.
Ecoutons Yves-Marie Congar : « L’Esprit est souffle. Le vent chante dans les arbres. Nous voudrions, nous, humblement, être une lyre dont le souffle de Dieu fera vibrer et chanter les cordes. Tendons et ajustons ces cordes : ce sera l’austère travail de la recherche. Et que l’Esprit leur fasse rendre un chant harmonieux de prière et de vie [22]! »
c) Symbolique de Sœur l’Eau
1’) L’élément
L’eau est un symbole dont la poétique est davantage centrée sur l’intimité, explique Bachelard. De fait, François ne l’associe à aucun verbe d’action.
Mais cette signification n’est-elle pas source d’ambiguïté ? D’abord, il y a l’eau-miroir qui ne fait que renvoyer à soi-même. On lui opposera l’eau profonde ; mais celle-ci est aussi ambivalente : car elle peut signifier la plongée en soi-même qui est la nostalgie du ventre maternel, le regret d’une vie protégée et irresponsable. A chaque fois, l’eau est fermeture à la nouveauté, à autrui, donc symbole de mort. Or, tout le Cantique des créatures chante la vie, l’ouverture à l’autre et non pas à soi. Comment un tel symbole peut-il dire l’unification et plus encore le sacré ?
C’est là qu’il est au plus haut point capital de considérer chaque strophe non pas isolément, mais dans son ordre au tout. C’est là d’ailleurs une règle herméneutique. Or, justement, François associe l’eau au vent ; plus encore, il fait précéder la strophe sur l’eau par celle sur le vent. Mais le vent est à l’eau ce que le dynamisme est à la réceptivité (l’eau comme réceptacle), ce que l’immensité est à l’intériorité, ce que l’action est à l’être ou à la substance. Or, il s’agit là, de manière générale, des valeurs de la virilité et de la féminité (au-delà du genre masculin et féminin). C’est donc que l’eau est là pour signifier la part féminine de l’être, ainsi que l’analyse des épithètes va le confirmer et le préciser.
Notons que l’on aurait pu faire la même objection au vent qu’à l’eau. Que François puisse conjuguer cette double fraternité dit encore combien en son âme s’épousent ces différentes richesses.
2’) Ses épithètes
François qualifie quadruplement sa sœur l’eau. Ces quatre épithètes, dont Éloi Leclerc nous dit qu’ils relèvent d’une louange « d’une délicatesse infinie », qu’il faut craindre de déflorer, vont permettre de préciser quelle réalité anthropologique signifie l’eau notre sœur.
L’eau est utile. Or, utilité évoque d’abord l’utilisation matérielle : sans eau, le vivant meurt ; mais elle évoque encore davantage le service et la serviabilité : en effet, on doit comprendre ce qualificatif en relation aux autres ; or, ceux-ci sont d’ordre intérieur, moral et non pas pragmatique.
L’eau est humble. Or, l’humilité caractérise la réalité apaisée d’où toute violence, tout caractère menaçant, angoissant est éliminé. François voit donc en l’eau non pas les eaux dormantes, furieuses et orgueilleuses dont l’homme (le marin) fait parfois l’expérience et dont l’Écriture fait mention (cf. Ps 59,2-3 ; Ps 88,17-18), mais l’eau apaisante, sécurisante.
L’eau est précieuse. Or, on l’a vu, précieux, évoque pour François, non pas d’abord les substances matérielles de valeur comme les diamants, mais les réalités sacrées, précisément les très saints mystères du Corps et du Sang du Seigneur. Cette eau précieuse évoque aussi, selon Bachelard, la vitalité, la capacité d’engendrer : « Si l’eau devient précieuse, elle devient séminale. […] L’eau ainsi dynamisée est un germe ; elle donne à la vie un sort inépuisable [23] ». Dès lors, l’eau précieuse est l’eau vive que connaît aussi bien l’Écriture (par exemple : Ez 47,1 ; Jn 4,11).
L’eau est chaste. Or, la chasteté caractérise ce qui est intouché, virginal. Mais le propre d’une source est de laisser jaillir une eau venant d’un lieu plus profond encore intact, secret. L’eau chaste évoque donc encore l’eau vive, mais en sa source jaillissante, en sa profondeur inviolée.
Or, ces différentes caractéristiques, certes, renvoient à la réalité de l’eau baptismale, mais, plus encore, à une réalité anthropologique : ce sont tous des attributs de la féminité, des valeurs féminines qui représentent la part « précieuse et chaste » de notre être tourné vers l’intimité. Or, Jung a montré qu’il existe en tout homme une part féminine, un principe féminin qu’il a appelé anima. C’est donc que François parle ici de l’anima présent en lui ; or, il l’accueille au même titre que l’animus que représente le dynamisme du vent.
On pourrait objecter que l’anima est un archétype, un centre de force, une expression du désir humain en ce qu’il a de plus archaïque ; or, tout désir est ambivalent : il peut conduire au progrès ou à la régression. Mais nous voyons qu’ici l’anima dont il est question est ouverte au sacré de l’intérieur : la part féminine est ici disposée pour que la personne recueille en elle le Très Haut. Donc, là encore, c’est l’homme réconcilié que chante François. Le Cantique des créatures nous dit la mystérieuse et très réelle métamorphose qui s’est opérée en lui.
Mais ne pourrait-on pas encore préciser ce que dit Éloi Leclerc ? En effet, l’eau, comme la lune et bientôt la terre, disent toutes trois l’anima. Mais ne le font-elles pas sous des angles différents ? L’eau dit l’intimité et bientôt la terre la réceptivité. Quant à la lune, même si elle exprime la part féminine n’est-elle pas mieux placer à exprimer notre part plus cachée, plus difficultueuse, ce que Jung appelle l’Ombre ?
4) Frère Feu
François a une grande dévotion pour Frère Feu, un amour constant (cf. plus bas). Mais, comme toujours, cette fraternité ne va pas d’abord à sa signification cosmologique ou théologique, estime Éloi Leclerc, mais à sa dimension anthropologique.
a) Signification du symbole
Que signifie le feu ? Pour François, le feu présente une signification théologique : « il voyait en toute flamme le symbole de la Lumière éternelle [24] ». En effet, de Dieu, le feu a la splendeur et le dynamisme exubérant. De plus, il a la primauté : « Mon frère le Feu, le Très-Haut t’a revêtu d’une splendeur que t’envient les autres créatures [25] ».
Mais, là encore, le feu n’est appelé frère et n’est grandement aimé que parce qu’il représente aussi une réalité anthropologique, qu’il reflète quelque chose de la vie profonde de l’âme. Déjà, le feu n’a jamais été seulement une réalité physique. Ne parle-t-on pas d’une « âme de feu », d’un « feu intérieur », d’ »ardeur », etc. ? Mais que symbolise le feu ?
Il dit le commencement : « Au commencement, dit Teilhard de Chardin, il n’y avait pas le froid et les ténèbres ; il y avait le Feu [26] ». La poésie du feu est un retour à la « primitivité [27] ». En effet, on sait que les débuts de l’humanité furent liés à cette fraternisation vitale avec le feu (on songe à la Guerre du feu de Rosny aîné), « le passé des premiers feux du monde », comme dit Bachelard [28].
Il dit aussi la transcendance. Le feu primordial « illustre toutes les transcendances [29] ». D’abord l’Absolu dans son extériorité. Les diverses religions ont représentés « le père visible du monde », comme « le soleil », ainsi qu’on l’a vu en traitant de frère Soleil ; or, celui-ci est « le feu céleste [30] ». Souvent l’Écriture rapproche Dieu et le feu : que celui-ci soit un effet de sa présence (cf. Ps 29,7), le représente (le Buisson Ardent en Ex 3), voire soit envoyé par lui, comme à la Pentecôte. Mais le feu exprime plus encore l’intériorité de la présence divine. Et c’est là où il rejoint la symbolique des commencements et que nous retrouvons la dimension anthropologique de la symbolique. Jésus lui-même n’a-t-il pas dit qu’il venait répndre le feu sur la terre (cf. Lc 12,49) ? Or, ce feu, tout intérieur, est celui de la grâce. Les mystiques ont souvent exprimé la présence de Dieu dans leur âme par le feu. Pascal commence son Mémorial par le mot « Feu ». Aux langues de feu de la Pentecôte répond l’expérience intérieure d’une irradiation et d’une chaleur (S. Philippe Néri, Marthe Robin, etc.).
Mais, plus précisément, que signifie le feu au plan anthropologique ? Le feu dit le commencement et la source transcendante intériorisée. Or, ce qui est au centre, au cœur de l’homme, c’est la vie. Donc, le feu symbolise cette vie : « Depuis Héraclite, la vie a été symbolisée par un «pyraeizôn», un feu éternellement vivant [31] ». Voilà pourquoi les épithètes accompagnant Frère Feu expriment sa splendeur, sa vigueur et son débordement, en un mot sa vie : « beau et joyeux, indomptable et fort ». [32] Mais cette puissance de vie, cette plénitude qui surélève l’homme, c’est la puissance d’aimer, qu’on appelle aussi libido ou éros. Ainsi le feu est la grande image de cette énergie amoureuse qui brûle en nous. D’ailleurs, ne symbolise-t-on pas parfois l’amour comme un feu ?
Or, il ne nous appartient pas de maîtriser l’origine, mais seulement d’y consentir. Si donc le feu est là dès l’origine, « il n’appartient pas à l’homme d’éteindre ce feu fondamental et vivant » ; il ne peut que « consentir à la puissance intime et mystérieuse qui lui parle dans l’image mythique du feu [33] ». Et le feu qui brûle sans se consumer exprime particulièrement cette origine immaîtrisée.
b) Application à François
Or, chez Frère François, cette énergie amoureuse était exceptionnelle : « A celui qui veut caractériser, ne fût-ce que superficiellement, la vie de François d’Assise, elle apparaît dès le premier regard comme une vie d’amour, ce mot devant être pris dans son sens le plus sacré et le plus fort, le plus pur et le plus primitif, en un mot, le plus divin. Elle apparaît comme un long amour ou plutôt comme une prodigieuse capacité d’aimer, […] comme une communion fervente, cordiale, spontanée avec toute créature et avec l’auteur de toute créature [34] ». De fait, avant même d’être surnaturel, de charité, l’amour était le milieu où avait grandi François. On oublie souvent combien son imagination fut imprégné par des images d’amour : il fut nourri des Chansons de geste et des Chansons d’amour. Or, explique le père Damien Vorreux, « la Chanson des Chétifs, la Quête du Saint Graal, Tristan et Iseult sont pour la vie de saint François bien plus qu’une toile de fond ou un accompagnement poétique : ces œuvres ont inoculé à tout le xiiie siècle une ferveur et un style dont le Poverello fut un digne représentant. A ses yeux, chacune de ses communautés devait être à la fois une «cour d’amour» où l’on enseigne et pratique la charité la plus haute, et une «table ronde» où de preux chevaliers organisent leurs futures conquêtes pour l’honneur de Dieu et l’amour de son peuple [35] ». Après tout, saint Bernard n’a-t-il pas fait de même en appelant Marie Notre Dame, à l’image des chevaliers prenant dame ?
Par conséquent, chanter frère feu, c’est, pour lui et en soi, chanter la réconciliation de l’homme avec la vie débordante et plus encore la puissance d’aimer qui l’habite. Le feu symbolise alors l’amour comme don de soi, mais précisément comme don de soi jaillissant par débordement du don originaire : « Vivre pour lui, continue Lippert, c’était s’écouler et déborder [36] ».
Un signe en est la différence existant entre Frère Soleil et Frère Feu. Tous deux sont des symboles masculins d’irradiation, de lumière et de chaleur versus les symboles plus féminins d’intimité. Mais ils diffèrent en ce que « le soleil est célébré comme la lumière du jour, le feu comme la lumière de la nuit [37] ». En effet, François met explicitement le Feu en relation avec la nuit : « par lui tu illumines la nuit ». Or, la nuit, c’est le lieu de l’obscurité, symboliquement la part obscure et intérieure de l’âme. Mais l’amour ne devient vraiment pur qu’à travers une purification qui est une traversée nocturne : François priait Dieu de « bien vouloir le purifier […] par le feu de l’Esprit Saint [38] ». Et Lippert note que l’amour de François ne répandait une telle douce lumière au-dessus de lui que parce qu’ »il venait du fond grave et sombre de son âme ; il venait de pensées austères et tremblantes, ayant pour objet Dieu, le monde, le péché, le jugement, le temps et l’éternité [39] ».
c) Confirmation par la vie de François
François aime le feu, vivant dans une profonde intimité avec frère Feu, ainsi que je le dirai plus loin. Or, le feu représente nos forces vitales, affectives profondes. De fait, la vie de François nous montre qu’il a non pas simplement maîtrisé son éros, mais qu’il l’a pleinement intégré, sans rien en perdre qu’il s’est réconcilié avec toutes les obscures forces de l’amour qui l’habitent. Trois anecdotes le montrent dont les deux premiers, comme par hasard, unissent le désir de la femme et la symbolique de la flamme.
- Le premier épisode se déroule lors du voyage de François en Orient en vue de rencontrer le sultan Malek el-Khamil :
« A son arrivée dans le pays, François entra dans une auberge pour se reposer. Or il y avait là une femme très belle de corps, mais d’une âme sordide, et cete femme maudite incita François à pécher. Saint François lui dit : ‘J’accepte, allons au lit’ ; et elle le mena dans sa chambre. Saint François dit : ‘Viens avec moi, je te mènerai à un lit beaucoup plus beau.’ Et il la mena à un très grand feu qui se faisait dans cette maison ; et, en ferveur d’esprit, il se dépouilla tout nu et se jeta sur le foyer embrasé ; et il invita cette femme à se dépouiller et à aller s’étendre avec lui sur ce beau lit de plumes. Et comme il demeura longtemps ainsi, le visage joyeux, ne brûlant pas, ne noircissant nullement, cete femme, épouvantée par ce miracle et saisie de regret dans son cœur, non seulement se repentit de son péché et de son intention perverse, mais se convertit même parfaitement à la foi du Christ, et devint d’une telle sainteté que par elle beaucoup d’âmes se sauvèrent dans ce pays [40] ».
Cet épisode est passionnant à deux points de vue. D’abord, il montre que, à aucun moment, François ne moralise au sens étroit du terme : c’est-à-dire il ne dénonce pas la passion de la femme, ni ne la refoule, ni ne s’en effraie ; mais il prend en considération l’éros dans son état sauvage et même pécheur pour le purifier et le tourner vers l’Absolu : « puisqu’elle désire s’unir à lui, il l’invite à le rejoindre, là où il vit lui-même [41] » et où son désir le plus profond de communion pourra seul se réaliser. Alors, c’est dans cette lumière qu’elle prend conscience de son péché et c’est du profond de son cœur, non de quelque culpabilité extérieure, que le repentir jaillit.
Ensuite, l’épisode se passe à la lumière du feu. Or, on a vu qu’il symbolise la passion. C’est donc que, pour François, le « très grand feu » représente et même concrétise, la vie affective non pas seulement animale, mais unie à la ferveur de l’esprit. Dans l’âme de François, éros et agapè sont réconciliés. N’a-t-on pas vu ci-dessus que François a assumé son imaginaire amoureux, celui qui remonte aux Contes de son enfance ?
- Le second épisode, aussi raconté par les Fioretti, est celui de l’incendie du couvent de Sainte-Marie-des-Anges. François se met à parler de Dieu de si suave façon que tout le monde fut ravi en Dieu. Mais, « pendant qu’ils étaient ainsi ravis, les yeux et les mains levés au ciel, les gens d’Assise et de Bettona et ceux de la contrée environnante voyaient que Sainte-Marie-des-Anges et tout le couvent, et le bois qui étaient alors à côté du couvent, étaient en train de brûler complètement ». Mais, se précipitant pour éteindre le feu, les gens d’Assise se rendirent compte que « c’était là un feu divin et non matériel ». Or, ce feu était voulu par Dieu « pour montrer et représenter le feu du divin amour dont brûlaient les âmes de ces saints frères et saintes moniales [42] ». Or, ici encore, il s’agit d’une relation de François à la femme ; d’ailleurs, Claire a aussi un « extrême désir » de rencontrer François et de manger avec lui. Donc, là encore, ce qui est signifié par le feu qui brûle sans se consumer, c’est non pas un amour seulement spirituel, mais un amour pulsionnel, sensible totalement purifié et intégré dans l’amour divin qui les unit [43].
- Reprenons le surprenant épisode du char de feu qui fut cité au début dont on a vu que les frères l’identifièrent, dans une forte intuition spirituelle qui les dépassait, à « l’âme de leur père ». Or, cette vision présente une forte portée symbolique : les chevaux tirant le char dans l’obscurité de la nuit représentent les forces sauvages et animales ; le feu, ainsi que la montée céleste manifeste l’élément lumineux et divin. C’est donc que cette image que voit les frères « est un des symboles de la réconciliation de la vie et de l’esprit, de nos origines les plus obscures et de notre vocation divine [44] ».
[1] Speculum, 119.
[2] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 70.
[3] Paul Claudel, Œuvre poétique, coll. « Bibliotèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1957, p. 244.
[4] Carl Gustav Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, trad. Yves Le Lay, Genève, Ed. de l’Université, 1967, p. 224.
[5] Cf. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1964, p. 123-126.
[6] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 81.
[7] Carl Gustav Jung, L’homme à la découverte de son âme, trad. Cahen, Paris, 1963, p. 335.
[8] Carl Gustav Jung, Gut und Böse in der Psychotherapie, Stuttgart, 1959, p. 37.
[9] Charles Baudouin, L’œuvre de Jung, Paris, Payot, 1963, p. 228.
[10] Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, op. cit., p. 162.
[11] Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, p. 133-134. Cf. Saint Augustin, Sermon 361 sur la Résurrection, PL 39, 1605.
[12] C’est ce que montre Charles Baudouin dans Psychanalyse du symbole religieux, Paris, Fayard, 1957, p. 153. « La suprématie absolue, conçue d’une manière unilatérale et simpliste, des hiérarchies solaires aboutit aux excès de ces sectes ascétiques indiennes dont les membres ne cessent pas de fixer le soleil jusqu’à la cécité totale. C’est le cas de parler ici de la «sécheresse» et de la «stérilité» d’un régime exclusivement solaire, c’est-à-dire d’un rationalisme limité et excessif ». (Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, op. cit., p. 133)
[13] « Chant de la nuit », in Zarathoustra, trad. Lasne.
[14] Thomas de Celano, Vita, I, 18.
[15] Vie de sainte Claire d’Assise, trad. D. Vorreux, Paris, 1953, p. 30.
[16] Ania Teillard, Le symbolisme du rêve, Paris, Stock, 1944, p. 202.
[17] Paul Claudel, Œuvre poétique, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1957, p. 241.
[18] Ode au vent d’ouest, trad. Chevrillon, Etudes anglaises, 1901, p. 108.
[19] Cf. 2 Reg., 10.
[20] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 106.
[21] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 109.
[22] Yves-Marie Congar, Je crois en l’Esprit-Saint, Paris, Le Cerf, 1995, p. 11.
[23] Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 13-14.
[24] Thomas de Celano, Vita, II, 166.
[25] Ibid.
[26] Pierre Teilhard de Chardin, La messe sur le monde, in Hymne de l’Univers, Paris, Seuil, 1961, p. 27.
[27] Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 68.
[28] Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle, Paris, PUF, 31964, p. 3.
[29] Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle, p. 59.
[30] Carl Gustav Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, op. cit., p. 173.
[31] Carl Gustav Jung, Psychologie et religion, trad. Bernson et Cahen, Paris, Buchet-Chastel, 1958, p. 78.
[32] A noter qu’Éloi Leclerc n’analyse pas les attributs de Frère Feu (seul développement p. 126).
[33] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 131.
[34] Peter Lippert, Bonté, op. cit., p. 108.
[35] Saint François d’Assise, Paris, Bloud et Gay, 1964, p. 15.
[36] Ibid., p. 113.
[37] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 141.
[38] 3 Let.
[39] Peter Lippert, Bonté, op. cit., p. 110.
[40] Fioretti, 24.
[41] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 138.
[42] Fioretti, 25.
[43] En ce sens, Georges Keith Chesterton a raison de dire que le « rouge halo sur la colline » est « une image saisissante » de la « passion totalement pure » de François et Claire, mais non de la qualifier de « désincarnée » (Saint François d’Assise, trad. Isabelle Rivière, Paris, Plon, 1925, p. 169)
[44] Éloi Leclerc, Le cantique des créatures, p. 143.