L’art imite la nature 1/2

« L’art imite la nature [1] ». Énoncé pour la première fois par Aristote dans sa Physique, ce principe, souvent décrié, est d’abord mal interprété. Pour le comprendre de manière ajustée, il nous faut d’abord prendre le terme art dans toute l’extension que lui accordaient les Grecs. Selon eux, la teckhnè était le résultat de la poïésis, la « fabrication » ou le « faire ». Et cette activité transitive de la raison ouvrière englobait autant les techniques, qui sont finalisées par l’utile, que les beaux-arts, dont l’appellation elle-même signale qu’ils sont orientés vers le beau. Le français n’ignore d’ailleurs pas ce double sens qui parle de poésie ou, ce qui est moins… poétique, mais extrêmement utile, d’érythropoïèse (ou « fabrication des globule rouges ») [2].

1) En technique

a) Le fait

La technique imite la nature. C’est ce que montre une discipline qui n’est plus si nouvelle, la bionique, et que développe une discipline, elle inédite, mais non sans idéologie, le biomimétisme [3]. « La bionique est la science qui étudie les systèmes existant chez les êtres vivants, afin de s’en inspirer pour résoudre des problèmes techniques [4] ». Le tract explicatif continuait ainsi : « Cette imitation de la nature (c’est le mot utilisé) se fait à travers une transposition plus ou moins lointaine en raison de l’intervention des matériaux de natures très différentes ou du fait d’un changement d’échelle considérable ». La ressemblance est différemment poussée, de la copie presque conforme jusqu’à l’analogie lointaine ne retenant que le principe (tel est le cas de la découverte d’une technique abondamment employée en génie civil, la terre armée : Henri Vidal l’a inventé lorsqu’il y a vingt ans, en vacances, il glisse machinalement des aiguilles de pin dans de petits tas de sable et constate que ce procédé leur donne une excellente cohésion au point de résister à son propre poids s’il grimpe dessus). Mais à chaque fois, c’est celui-ci qui prédomine et qui est à la source d’un perfectionnement d’une invention humaine.

Certes, « on connaît, en revanche, beaucoup d’exemples où l’analogie a été établie a posteriori, le technicien ayant enfoncé une porte ouverte ». C’est le cas du sonar (des chauve-souris) ou du Gyrotron. Mais, remarque toujours le prospectus, cela n’infirme nullement l’intérêt de la bionique : au contraire, cela doit inciter à davantage creuser cette source inépuisable qu’est la nature ; de plus, elle n’est là que pour inspirer la connaissance des dynamismes élémentaires, non pour se substituer à l’invention humaine qui porte sur la combinaison de ces dynamismes, les ordonnant selon une forme artificieuse.

La bionique peut s’inspirer de la nature :

– autant au plan plus statique des structures (elle imite les causes intrinsèques) : tel est par exemple le cas lorsqu’elle extrapole de l’épaisseur de la coquille d’œuf à celle d’une paroi (les constructions de Le Ricolais on cherché comment la nature alliait le maximum d’efficacité avec le minimum d’investissement).

– qu’au plan plus dynamique des mouvements, des causes extrinsèques. Des projets de ferme sous-marine à accès libre par équlibre de pression entre l’eau et l’air emprisonné (par – 35 mètres) ont été inspirés à Rougerie par des araignées d’eau douce, les Argyronètes.

De ce double point de vue, les dauphins sont au point de convergence de multiples disciplines : propriétés idéalement hydrodynamiques (forme, peau anti-turbulences qui a inspiré certains revêtements de sous-marins, stabilisation par nageoire pectorale, etc.), sonar (portant jusqu’à 350 mètres), le système thermorégulateur diminuant les pertes de chaleur (grâce à des réseaux de veines entourant les artères : c’est ainsi que fonctionnent certaines chaudières), etc.

b) Le sens

L’invention n’est pas une copie de la nature, autrement dit un mimétisme.

1’) Exposé général

Suivons l’analyse que donne Jacques Maritain [5] : « Ce qui est ‘imité’ […] ce ne sont pas les apparences naturelles mais la secrète ou transapparente réalité à travers les apparences naturelles. Aussi bien saint Thomas affirmait-il que l’art imite la nature dans son opération ». Il faut continuer la citation ci-dessus : « ars imitatur naturam in sua operatione ».

Précisons : l’art « n’imite pas les apparences naturelles, mais les voies par lesquelles la nature elle-même opère ». Appliquons ce principe à l’art en général et d’abord à la technique : c’est ainsi que l’architecte va se fonder sur les lois de la gravitation et, plus s’en servir, à ses fins pour édifier telle maison. La grande astuce qui est à la naissance de l’art gothique vient de l’utilisation d’une loi naturelle pour des fins qui transcendent la nature. La libération de la nature à laquelle technique et art aspirent concernent la finalité non les causes efficentes élémentaires qui en sont au contraire le matériau.

Pour bien le comprendre, il faudrait étudier le concept de philosophie de la nature qu’est la nature. Celle-ci est d’autant plus difficile à saisir que la vision hégélienne relayée par le marxisme et la technophobie dominanre (notamment d’obédience heideggérienne) ont dialectisé la relation nature-art : la technique ne s’inscrit pas dans le prolongement de la nature, mais elle s’y substitue : elle fait ce que la nature, défaillante ne peut faire. Tel est le cas de la procréation médicalement assistée. La dynamique de la nature et la secrète intelligibilité qui la commande sont occultées par la rationalité technicienne qui s’autonomise. Si bien que l’esprit est aujourd’hui devenu imperméable à la définition qu’Aristote donne de la nature, qui est pourtant le ressort et le fond du débat.

La technique humaine n’a jamais « créé » un nouveau dynamisme naturel, elle ne fait qu’exploiter celui-ci avec une ingéniosité plus ou moins astucieuse et sophistiquée. L’architecture ne nie pas la pesanteur – elle serait d’ailleurs bien incapable de nier la loi d’attraction universelle – mais l’exploite au maximum. Pas davantage, la technique n’invente de nouvelles lois naturelles : elle ne va pas mettre en place un autre type d’attraction que celles décrites par les quatre forces fondamentales. L’ingénieur chimiste utilise les lois d’attraction électriques des composés. En conséquence, la technique ni ne crée, ni n’anéantit les processus naturels, elle ne les les transforme pas plus, mais elle s’y soumet et les exploite.

2’) Illustration

L’invention de l’avion est exemplaire à cet égard. Clément Ader n’a pas inventé l’avion. « Ni son propotype, ni les engins qu’il construisit par la suite n’étaient viables ». Or, la raison en est que ses schémas mentaux collaient trop à la nature : son « image de départ » était celle d’un oiseau. « Son avion s’appelait Eole, ce qui « nous dit déjà le contexte mythologique ». Or, « il s’agissait de la reproduction en bambou et en toile d’un volatile, d’une chauve-souris, semble-t-il ». Clément Ader a étudié la chauve-souris dans les moindres détails du pliage, de la couture, etc. pour construire son avion III : par exemple son squelette alaire est arqué comme les os du mammifère volant. Bref, « la combinaison oiseau-moteur à vapeur n’avait pas d’avenir, c’était une recomposition sans originalité, conclut l’auteur ».

En regard, qu’ont fait les frères Wright ?

 

« Ils travaillaient en mécaniciens, les mains dans le cambouis, à quelque chose de tout à fait nouveau. L’oiseau ne les intéressait pas. Ils firent beaucoup plus lourd qu’Adler, mais ils ajoutèrent un moteur à essence, dont la puissance était importante pour l’époque. […] Le 17 décembre 1903, Wilbur et Orville Wright ne réalisaient pas un ‘saut de puce’ de quelques secondes, mais quatre vols successifs, quittant la terre, montant à une certaine altitude, atterrissant. Il sont considérés, à juste raison, comme les inventeurs de l’aviation [6] ».

Pascal Ide

[1] Aristote, Physique, L. II, 2, 194 a 21, trad. Henri Carteron, coll. des Universités de France, Paris, Les Belles Lettres, 1990, 2 vol., tome 1, p. 63.

[2] Ce texte fut rédigé voici 25 ans, en marge du cours de métaphysique, comme illustration de l’analogie réelle.

[3] Pour une première détermination critique, cf. Pascal Ide, Les quatre sens de la nature. De l’émerveillement à l’espérance. Pour une écologie enracinée dans la grande histoire de la création, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2020, p. 92-93.

[4] Définition donnée sur le prospectus accompagnant la visite d’une exposition relative à la bionique qui eut lieu au Jardin des Plantes, en 1985.

[5] Jacques Maritain, L’intuition créatrice dans l’art et dans la poésie, Paris, DDB, 1966, p. 211-215.

[6] Guy Bechtel, Gutenberg et l’invention de l’imprimerie. Une enquête, Paris, Fayard, 1992, p. 113-114.

3.8.2021
 

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