La bioacoustique est une nouvelle discipline au sein de l’éthologie qui a pour objet les communications acoustiques (et humaines). Dans un ouvrage grand public, mais très informé et très référencé, le bio-acousticien Nicolas Mathevon nous fait part des multiples acquis en ce domaine [1].
Un premier intérêt de son travail pourrait paraître anecdotique : chacun des 18 chapitres commence par une description d’une enquête sur le terrain, ce qui nous donne de parcourir le globe entier, sur terre, dans les airs et dans les mers, de l’Antarctique à la jungle amazonienne, et de nous mettre à l’écoute autant des pleurs des bébés crocodiles que des joutes sonores des éléphants de mer ou, plus près de nous, des stridulations du criquet et des zinzinulations de la mésange. Ce faisant, notre explorateur éveille en nous la curiosité et l’émerveillement, attestant in actu exercito cette unité du sujet connaissant et de l’objet connu qui n’est pas encore assez pensée et surtout intégrée in actu signato dans l’épistémologie du chercheur.
Le deuxième intérêt concerne le contenu lui-même. Et celui-ci n’est en rien étranger à la métaphysique de l’amour-don qui nous habite. En effet, ainsi que le suggère le titre, l’animal parle et si, de droit, il demande à être écouté (par les hommes à qui s’adresse cette exhortation), il l’est de fait par l’environnement où il vit. Or, émettre un son, c’est se donner à entendre, et écouter, c’est recevoir ce son. Ainsi, la communication animale en général et la communication sonore en particulier battent selon la pulsation du donner et du recevoir. Et cet échange de dons est un moyen et une modalité de la communion qui tisse les êtres naturels. De plus, l’ouvrage nous rend attentif non seulement aux donateurs et aux receveurs, à leur lien et à la médiation des sons, dans leur richesse et leur diversité, mais aussi à leur support. Il développe donc implicitement une cosmologie intégrale du don.
Un autre intérêt réside bien entendu dans la question fondamentale que, bien que partiellement philosophique, l’ouvrage ose affronter : peut-on parler (sic !) d’un langage animal ou bien faut-il réserver ce concept riche de sens, à savoir le langage, à la seule communication humaine ? D’un côté, il paraît répondre affirmativement, jusque dans le titre. De l’autre, lorsqu’il l’affronte et tente de la résoudre, il souligne tellement la différence qu’il paraît conclure par la négative : « C’est bon de se sentir unique, non [2] ? » Sans entrer dans le détail, résumons l’essentiel de l’argumentation.
Minces, voire nulles sont les différences anatomiques locales. Pour parler, il faut bénéficier d’un larynx (c’est-à-dire d’un organe comportant des cordes vocales) et d’un larynx abaissé [3]. Or, cette propriété est partagée par les hommes et d’autres mammifères [4].
Plus importante est l’hétérogénéité neurologique. Deux différences majeures tracent un fossé entre le cerveau humain et les encéphales non humains : seule notre espèce présente des connexions directes entre le cortex moteur et les muscles commandant la parole ; seule elle a développé un grand nombre de connexions neuronales entre aires audtives (ce que nous entendons) et aires motrices (ce que nous disons).
La conséquence est obligée : même si un chimpanzé comme Ai ou un bonobo comme Kanzi [5] apprennent à associer des objets, des couleurs, des chiffres, des relations comme « pareil » ou « différent » à des mots ou même à proposer des combinaisons inédites [6], ils n’ont jamais au grand jamais produit un son, comme dans le reboot de la Planète des singes, celui qui fait émerger César, le chef de la révolte, à partir d’un « non » retentissant.
Passons de la nature à la culture. Tout dit alors la radicale singularité humaine [7]. Un article célèbre paru dans la revue Science imaginait un Martien débarquant sur la Terre et évaluant les différents systèmes de communication entre les animaux. Or, par cette seule observation, ils auraient pu singulariser les humains. En effet, le langage parlé est unique : seul il est capable de communiquer une quantité quasi infinie d’informations [8]. Comme les capacités d’expression parlées sont très limitées chez les grands singes, notre aptitude langagière est donc unique [9] et nous différencie de tous les animaux [10].
Une confirmation est donnée par la comparaison expérimentale avec les autres espèces, en l’occurrence les singes. Ainsi qu’on le sait, de nombreuses tentatives d’apprendre à leur parler furent tentées lors de la seconde moitié du xxe siècle [11]. Bien qu’elles seraient aujourd’hui critiquées pour des raisons éthiques, elles ont donné lieu à des résultats significatifs. En l’occurrence, ces expériences furent globalement des échecs. Par exemple, dans les années 1950, des pionniers, Cathy et Keith Hayes ont élevé une chimpanzé comme une de leurs filles. Or, après six années d’entraînement, Vicki ne prononçait correctement, mais péniblement que quatre mots [12]. Allen et Beatrix Gardner usèrent d’une autre méthode, le langage des signes avec une femelle chimpanzé, Washoe. Or, après vingt-deux mois, celle-ci produisait une trentaine de mots [13]. Et l’on pourrait continuer avec David Premack, Dunae Rumbaugh, etc.
Mais il y a plus : les humains influençaient involontairement les singes. Herbert Terrace, un professeur de l’université de Columbia, à New York, éleva Nim, un chimpanzé, de sorte que, après de nombreuses et longues séances d’entraînement, il réussit à nommer plus d’une centaine d’objets. Or, en visualisant les vidéos, Terrace constata (et reconnut très honnêtement) que le coach de Nim lui fournissait des indices presque à chaque coup : espérant être récompensé, le singe imitait son entraîneur [14]. Il confirma sa conclusion en visualisant d’autres films tournés par des chercheurs tentant d’apprendre à parler à des singes [15].
Alors, l’animal parle-t-il ? Assurément, les bêtes communiquent, incessamment et vitalement. Peut-être même faut-il parler d’un certain langage, au moins analogique. Toutefois, leur communication et leur langage est si différent du nôtre, d’une différence de nature et pas seulement de degré, qu’il convient de la signifier, justement par les mots : si l’animal a un langage, seul l’homme est doué de parole. Pour reprendre le néologisme suggestif de Lacan, il est un parlêtre.
Pascal Ide
[1] Cf. Nicolas Mathevon, Les animaux parlent. Sachons les écouter, Paris, humenSciences/Humensis, 2021.
[2] Ibid., p. 437.
[3] Cf. Phillip H. Lieberman, Dennis H. Klatt & William H. Wilson, « Vocal tract limitations on the vowel repertoires of rhesus monkey and other nonhuman primates », Science, 164 (1969) n° 3884, p. 1185-1187.
[4] Cf. W. Tecumseh Fitch et al., « Monkey vocal tracts are speech-ready », Science Advances, 2 (9 décembre 2016) n° 12, e1600723
[5] Certaines expériences ont impliqué un orang-outan ou un gorille (cf. Sara J. Shettleworth, Cognition, Evolution and Behavior, Oxford, Oxford University Press, 2010).
[6] Cf. Tetsuro Matsuzawa, « Use of numbers by a chimpanzee », Nature, 315 (1985) n° 6014, p. 57-59.
[7] Pour le détail, cf. la série de 6 cours en ligne de Stanislas Dehaene au Collège de France : « Origine du langage et singularité humaine », lundi 8 janvier au lundi 12 février 2018 : https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/cours/origines-du-langage-et-singularite-de-espece-humaine
[8] Cf. l’article cité plus de 7 600 fois de Marc D. Hauser, Noam Chomsky & W. Tecumseh Fitch, « The faculty of language. What is it, who has it, and how did it evolve ? », Science, 298 (2002) n° 5598, p. 1569-1579.
[9] Cf. W. Tecumseh Fitch et al., « Animal cognition and the evolution of human language. Why we cannot focus solely on communication », Philosophical Transactions of the Royal Society of London. Biological Sciences, 375 (2019), 20190046.
[10] Cf. Philippe Schlenker, Emmanuel Chemla & Klaus Zuberbühler, « What do monkey calls mean? », Trends in Cognitive Sciences, 20 (2016) n° 12, p. 894-904.
[11] Cf. Heidi Lyn, « » Apes and the evolution of language: Taking stock of 40 years of research », Jennifer Vonk & Todd K. Shackelford (éds.), The Oxford Handbook Of Comparative Evolutionary Psychology, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 356–378.
[12] Cf. Keith J. Hayes & Catherine Hayes, « The intellectual development of a home-raised chimpanzee », Proceedings of the American Philosophical Society, 95 (1951) n° 2, p. 105-109.
[13] Cf. Allen R. Gardner & Beatrix T. Gardner, « Teaching sign language to a chimpanzee », Science, 165 (1969) n° 3894, p. 664-672.
[14] Cf. Herbert S. Terrace, Why Chimpanzees Can’t Learn Language and only Humans Can, New York, Columbia University Press, 2019.
[15] Cf. Id., « Can an ape create a sentence? », Science, 206 (1979) n° 4421, p. 891-902.