L’analogie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don 2/3

« L’analogie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Science et Esprit, 66 (2014) n° 1, p. 85-108.

2) L’analogie à partir de la surabondance

Tout d’abord, l’analogie décrit la surabondance : « L’événement dramatique de la figure défigurée – écrit Schrijver – nous met en face de la surabondance démesurée (excessus) de l’amour crucifié ; il nous affronte au mystère toujours plus grand d’une manifestation tangible de l’amour à travers une figure qui en est le reflet. Et c’est précisément cet excessus jamais apaisé que la formule de l’analogie souligne avec insistance [1] ». Plus précisément, l’analogie est fondée sur un triple excessus inscrit au cœur même de l’être : de la créature à l’égard d’elle-même, de Dieu à l’égard de l’homme, de Dieu vis-à-vis de lui-même, au moins dans l’économie.

L’analogia décrit d’abord l’auto-surplus interne à la créature. De même que, dans la conception néoscolastique de l’analogie, les significations se graduent selon la composition relative et l’éloignement de l’analogué princeps, de même, selon Balthasar, l’analogie prend le sens d’un échelonnement, d’une réalisation progressive de la même réalité dans des êtres divers qui, de ce fait, sont hiérarchisés ou ordonnés (même si ces deux concepts, notamment celui d’ordo, n’appartiennent guère au lexique balthasarien). La section intitulée « L’analogie du péché [Analogie der Sünde] » commence ainsi : « Le fondement d’une telle analogie [Analogie] [du péché] » tient à ce que grâce et révélation « ne sont pas partagées [zuteil wird] par tous avec la même [gleicher] clarté et la même profondeur subjective [2] ».

Ensuite, l’analogie permet à Balthasar de penser à la fois la transcendance de Dieu et son lien avec les créatures ; évitant autant le panthéisme que le dualisme (par exemple gnostique), l’analogie tient l’absolue primauté divine et la consistance positive de toute créature dans la relation fontale autant que terminale qu’elle entretient nécessairement avec elle :

 

« Pour Balthasar comme pour Przywara – remarque Jean-Marie Faux –, le concept de l’analogie de l’être n’est rien d’autre que le symbole direct de la relation de la créature à Dieu qui, ontologiquement, enveloppe l’être comme la pensée de la créature. Il définit une métaphysique de la créature, une philosophie qui se fait à partir de Dieu et manifeste son insaisissabilité : ‘in omni similitudine maior dissimilitudo’ selon la formule du ive Concile de Latran. De nouveau le point de vue de Dieu, avec sa dimension de Mystère inaccessible, établit le philosophe dans un respect dont le théologien comblé par la Révélation, ne pourra se départir [3] ».

 

Enfin, l’excessus divin s’exprime dans les termes de l’analogia : « Mettant la Croix au centre du mystère trinitaire et de la révélation de l’amour de Dieu pour le monde – observe Giovanni Marchesi –, Balthasar recourt à l’analogie comme à un principe gnoséologique mais aussi théologique pour dépasser toute dialectique qui dissoudrait la contraposition entre ‘forme de Dieu’ et ‘forme d’esclave’. Entre celles-ci, ‘dans l’identité de la personne règne l’analogie des natures conforme à la maior dissimilitudo dans la similitudo’ [4] ».

Par conséquent, l’analogie se fonde sur la surabondance au nom même de la logique de l’amour. C’est ce que Balthasar affirme dans le livre qu’il a consacré à la théologie de Grégoire de Nysse qui est intégralement informé par la tension épectatique du surcroît [5] : « Dans une métaphysique chrétienne, le surpoids de l’amor-pondus […] n’est autre chose que l’analogie [6] ».

3) L’analogie à partir de la kénose

Nous venons de voir que Balthasar comprend l’analogie à partir de la dynamique de la surabondance. Il l’éclaire aussi à partir de la kénose.

Selon son acception classique, l’analogia conjugue le même et l’autre. Plus encore, loin d’accoler ces deux aspects, elle les articule en insérant la différence au sein de la similitude et donc en accordant la primauté à celle-ci. Tout au contraire, pour l’auteur de la Trilogie, l’analogie n’affirme jamais tant la ressemblance qu’elle ne souligne encore davantage la différence (la major dissimilitudo, constamment rappelée [7]). L’analogie est alors comprise comme une ressemblance unifiante débordée par une différence supérieure. Par exemple, entre le temps du disciple (de l’Église) et celui du Christ, « la continuité [Kontinuität] […] subsiste à travers une différence plus grande [grössere Differenz] [8] ». En effet, il est nécessaire de conjurer les risques de continuisme ou de transcendantalité qui chercherait à déduire Dieu à partir des attentes de l’esprit créé ou inscrirait l’Absolu au terme d’une échelle montant vers lui. Balthasar n’affirme la continuité entre nature et grâce, raison et foi, métaphysique et théologie, que pour aussitôt souligner la rupture. Ainsi, à propos de la loi métaphysique selon laquelle la figure rayonne de sa propre lumière autant que de la lumière de l’être, il écrit d’abord qu’elle est « accomplie par l’événement unique, dont l’initiative se trouve dans la liberté absolue de Dieu » et ajoute immédiatement qu’elle est « critiquée jusqu’au fond [zum Grund kritisiert] », par l’engloutissement de l’Unique « dans ce qui est absolument contraire [den absoluten Widerspruch] à la grandeur du Seigneur [9] ». Assurément, selon Balthasar, l’analogia est l’instrument qui exprime l’unité insurpassable ; toutefois, il ne peut l’affirmer qu’en réinterprétant le mystère de l’unum qui est désormais considéré non pas comme un point de départ mais comme un résultat se conquérant sur le divers ou du moins sur le multiple [10]. Voilà pourquoi l’analogie rassemblant Dieu et l’homme est relue à partir des schèmes spatiaux de la distance, voire de l’« abîme » [11] : cette reformulation touche autant le partim diversæ de l’analogie – « l’‘abîme’ d’une différence qui ne permet aucune mesure [‘Abgrund’ einer kein gemeinsames Mass[12] » – que le partim non diversæ – « la personne de Jésus-Christ jette un pont sur l’abîme [Abgrund] qui sépare essentiellement et irrévocablement l’une de l’autre [wesenhaft und unaufhebbar voneinander unterscheidet] la nature divine et la nature créée [13] ». Dit autrement, l’analogia permet de tenir ensemble deux réalités en laissant béante leur différence ; elle récuse donc autant la fusion que le concept englobant qui, tout aussi univociste, prétendrait surplomber les deux thèmes. L’analogia est au fond assez proche du concept patristique de symphonia que les Pères aimaient employer « pour exprimer sa perception de la synthèse entre unité et multiplicité » au sein de la foi et de la communauté ecclésiale [14].

Or, diastase, différence, séparation, distance, sont autant de schèmes qui, pour Balthasar, permettent d’exprimer la kénose du Christ [15]. « C’est au Calvaire et dans l’abandon [Verlassenheit] de Jésus sur la Croix que toute la distance [ganze Distanz] entre le Fils et le Père devient pour la première fois tout à fait manifeste [16] ». De fait, la « distance [Distanz] […] est la condition première pour que l’amour soit possible [17] ». Cette conception de l’analogie, largement influencée par Przywara qui lui-même n’a jamais cessé de méditer sur l’« axiome » du quatrième concile du Latran – « Entre le Créateur et la créature on ne peut noter tellement la ressemblance que l’on ne doive noter une dissemblance entre eux grande encore [quia inter creatorem et creaturam non potest tant similitudo notari, quin inter eos maior sit dissimilitudo notanda] [18] », inclut donc la kénose ; plus encore, elle accorde à celle-ci la prééminence, conformément au tropisme kénotique de la théologie balthasarienne [19].

Faire de la kénose l’équivalent christologique de la différence interne à l’analogie (le partim non diversæ) demeure toutefois abstrait, voire paraît succomber à la tentation, constamment écartée par Balthasar, de la transformer en loi métaphysique générale dont l’extranéation christique serait une réalisation privilégiée, mais seulement seconde, ce qui annulerait toute nouveauté et initiative divines. « La kénose forme [Kenosis bildet] le caractère unique [einmaligen Charakter] de l’existence [Daseins] de Jésus, donc un caractère qui ne doit être ramené à rien de connu et d’éclairant [nichts Bekanntes und Erklärendes] [20] ».

Repartons de l’affirmation capitale selon laquelle l’analogie concrète de l’Incarnation est « la mesure de toute autre analogie philosophique et théologique ». Ce que Balthasar nomme « l’analogia entis christologique » intègre la kénose. En effet, le Christ est analogie en ce qu’il est « la vérité » (Jn 14,9) : « Il est lui-même, dans l’être fini, la manifestation, le don et l’expression adéquate de Dieu [er im endlichen Sein die adäquate Anzeige, Hingabe und Aussage Gottes ist] ». Voilà pourquoi « l’analogia entis se personnifie en lui [die analogia entis in ihm personifiziert] [21] ». Et il révèle non seulement le Logos, mais aussi toute la Trinité [22] par son « existence kénotique [kenotische Existenz] [23] » qui est kénose d’amour : « la chair crucifiée de Jésus peut être l’expression suprême et la plus exacte de l’amour du Père [das gekreuzigte Fleisch Jesu der höchste und genaueste Ausdruck der Liebe des Vaters] pour le monde (Jn 3,16) [24] ». Si donc toute analogie abstraite est incluse dans l’analogia du Christ, elle comporte donc un moment en quelque sorte kénotique.

Comment le comprendre plus précisément ? S’inspirant à nouveau de l’interprétation de Przywara [25], Balthasar distingue au sein de la réalité dynamique qu’est l’analogie trois moments qui sont intimement et vitalement connectés : ana, anô, kata. Le préfixe ana signale le plan horizontal où se réalisent l’équilibre et la proportion ; les deux autres préfixes s’articulent dans le plan vertical selon le double mouvement qui le parcourt, ascendant (anô) et descendant (kata). Or, la christologie, en un premier temps, est horizontale, autrement dit, d’en bas : elle « découvre en l’homme Jésus (ana) la correspondance, l’expression, l’image [die Entsprechung, den Ausdruck, das Bild] » de celui qui est venu dans notre chair et s’est donné à connaître visiblement. Dans un deuxième temps, la christologie « regarde vers le haut [emporblickende] (anô) », car Jésus « ne se laisse pas voir à partir du plain-pied du terrestre [nicht auf der Ebene des Irdischen […] zu ersehen ist] ». Enfin, arrivé à ce point supérieur, le regard de la foi « comprend que cette interprétation [Auslegung] ne peut se faire finalement que du haut vers le bas [von oben nach unten] (kata) »., donc dans une christologie descendante : « Dieu se lit depuis le haut [von oben] et ce n’est pas l’homme Jésus qui explique Dieu du bas vers le haut [von unten nach oben] [26] ». Or, ce mouvement de descente s’identifie à « l’essence du mystère de la kénose du Christ » qui « consiste dans le fait que le Fils de Dieu, bien que prenant la condition d’esclave, ne cesse d’être Dieu [27] ». C’est ce qu’atteste l’hymne aux Philippiens ; c’est ce que préfigure l’abaissement que vivent les prophètes d’Israël, ainsi que l’affirme la phrase programmatique qui ouvre le développement consacré par Alter Bund à « L’obéissance des prophètes » : « En des hommes élus, Dieu veut se construire un escalier [Treppe] qui le fera descendre [hinabführen] jusque dans les ténèbres de l’absence de Dieu [gott-lose Finsternis]. Un escalier fait d’obéissance [Eine Treppe aus Gehorsam] [28] ». Dès lors, l’abaissement kénotique remplit d’un contenu renouvelé le concept d’analogie.

D’ailleurs, cette relecture permet, en passant, un déchiffrage nouveau de la dialectique, souvent irréconciliable, des christologies von unten et von oben [29]. Au dessaisissement de soi du Fils descendant, par obéissance, dans notre chair jusqu’au pâtir extrême de la Croix, correspond la désappropriation de soi de la christologie qui reçoit sa lumière de plus haut que l’intellect et crucifie ses constructions seulement rationnelles. L’exinanition ontologique appelle une exinanition épistémologique comme sa condition de compréhension.

Pascal Ide

[1] Georges de Schrijver, Le merveilleux accord de l’homme et de Dieu, op. cit., p. 257. Cf., sur ce point, Sturmius-M. Wittschier, Kreuz, Trinität, Analogie. Trinitarische Ontologie unter dem Leitbild des Kreuzes, dargestellt als ästhetische Theologie, coll. « Bonner dogmatische Studien » n° 1, Würzburg, Echter, 1987, « Analogie des Je-Mehr. Die Weiterführung einer ästhetischen Theologie und der Entwurf einer trinitarischen Ontologie bei Hans Urs von Balthasar », p. 78-108.

[2] La Dramatique divine. III. L’action, trad. Robert Givord et Camille Dumont, Namur, Culture et Vérité, 1990, p. 148 ; Theodramatik. III. Die Handlung, Einsiedeln, Johannes, 1980, p. 154.

[3] Jean-Marie Faux, « Retour au centre. La théologie de Hans Urs von Balthasar », Catéchistes, 97 (janvier 1994), p. 137-138.

[4] Giovanni Marchesi, La cristologia trinitaria di Hans Urs von Balthasar. Gesù Cristo pienezza della rivelazione e della salvezza, coll. « Biblioteca di teologia contemporanea » n° 94, Brescia, Queriniana, 1997, 22003, p. 531.

[5] Cf. Pascal Ide, « La trilogie patristique de Balthasar (Origène, Grégoire de Nysse et Maxime), une première ébauche de sa théologie de l’amour », Gregorianum, 93/4 (2012), p. 711-744, ici p. 722-735.

[6] Hans Urs von Balthasar, Présence et pensée. Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, Paris, Beauchesne, 1942, p. 94. Souligné par moi.

[7] Une des premières occurrences se trouve en GC I, p. 389 ; H I, p. 443.

[8] La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. III. Théologie. 2. Nouvelle Alliance, trad. Robert Givord, coll. « Théologie » n° 83, Paris, Aubier, 1975 (désormais GC III.2), p. 171 ; Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik. III. 2. Theologie. II. Neuer Bund, Einsiedeln, Johannes, 1969 (désormais H III.2.II), p. 183.

[9] Ibid., p. 14 ; p. 12.

[10] Cf. Pascal Ide, Une théo-logique du don, op. cit., p. 671-677.

[11] Cf. Ibid., p. 89 et s.

[12] DD II.2, p. 179 ; TD II.2, p. 205.

[13] Ibid., p. 176 ; p. 202.

[14] Joseph Ratzinger, « Le pluralisme : problème posé à l’Église et à la théologie », Studia Moralia, 24 (1986), p. 299-318, ici p. 307. Il s’agit de la traduction française de l’original allemand. Ce texte fut primitivement l’occasion d’une conférence prononcée en italien à l’Académie pontificale « Alphonsanium », à Rome, le 21 mai 1985. Dans le texte, Ratzinger décline la symphonie selon quatre registres.

[15] Cf. Pascal Ide, Une théo-logique du don, op. cit., p. 82-98.

[16] DD III, p. 296 ; TD III, p. 297.

[17] La Dramatique divine. IV. Le dénouement, trad. inconnue, série « Ouvertures » n° 9, Namur, Culture et Vérité, 1993, p. 91 ; Theodramatik. IV. Das Endspiel, Einsiedeln, Johannes, 1983, p. 92-93.

[18] 4ème Concile du Latran, 11-30 novembre 1215, chap. 2, Dz, n° 806, p. 295. Traduction corrigé). Ce point est développé longuement dans Analogia entis : « Przywara était à la recherche surtout d’un fondement au rapport entre le conditionné et l’inconditionné, sa recherche le porta à réaliser que cette ressemblance n’était possible qu’au sein d’une dissemblance plus grande » (Paolo Volonte, préface d’Erich Przywara, Analogia entis, trad. Paolo Volonte, Milano, Vita e Pensiero, 1995, p. xvii).

[19] Cette relecture résout l’opposition entre le discontinuisme du principe de bipolarité qui avive les oppositions et multiplie les sauts (cf. Pascal Ide, Une théologie de l’amour, op. cit., p. 137-156) et le continuisme de l’analogie : celle-ci héberge celle-là. Ne permet-elle pas aussi de dépasser opposition parfois simpliste entre analogie et dialectique ?

[20] GC III.2, 190 ; H III.2.II, 204. C’est moi qui souligne. Balthasar montre longuement ce point essentiel dans une section qui lui est consacrée (GC III.2 : V.2 ; H III.2.II : I.5.b).

[21] Épilogue, trad. Camille Dumont, série « Ouvertures » n° 20, Bruxelles, Culture et Vérité, 1997, p. 63 ; Epilog, Einsiedeln, Johannes, 1987, p. 69. L’on retrouve dans ces trois caractéristiques (« Anzeige, Hingabe und Aussage »), les trois transcendantaux : le beau (qui est un « se montrer », donc une manifestation), le bon (qui est un « se donner », par conséquent un don) et le vrai (qui est un « se dire », donc une expression) : c’est à partir de ces trois verbes sous forme pronominale (« sich-zeigen », « sich-geben », « sich-sagen ») qu’Epilog notifie les transcendantaux (cf. Epilog : II.5-7).

[22] Cf. T II : V.B.2.a.

[23] GC III.2, p. 187 ; H III.2.II, p. 201. Cf. la démonstration dans la sous-section de Neuer Bund intitulée « Kénose » (Ibid. : 1ère partie, V.2 ; I.5.a).

[24] TL II, p. 349 ; T II, p. 287.

[25] Cf. Erich Przywara, Analogia entis, op. cit., p. 100, cité ici Ibid., 348, n. 76 ; 285, n. 3.

[26] TL II, 347-349 ; T II, 285-286.

[27] Giovanni Marchesi, La cristologia trinitaria di Hans Urs von Balthasar, op. cit., p. 531.

[28] La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. III. Théologie. 1. Ancienne Alliance, trad. Robert Givord, coll. « Théologie » n° 82, Paris, Aubier, 1974, 193 Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik. III. 2. Theologie. I. Alter Bund, Einsiedeln, Johannes, 1966, 206-207.

[29] Cf. Pascal Ide, Une théologie de l’amour, op. cit., p. 138-142 ; Une théo-logique du don, op. cit., p. 36-38.

26.5.2018
 

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