L’amour conjugal. Chemins de sainteté Chapitre 1.1

Écartons tout de suite trois idées reçues : un saint couple est un couple austère, voire ascétique, qui vit comme frère et sœur ou qui aime tellement le bon Dieu qu’il n’a plus besoin de l’amour humain ; un saint couple est un couple traversé par d’effroyables épreuves, épreuves qui lui méritent la sainteté ; un saint couple remporte la médaille d’or soit en matière de vie mystique (il prie toute la journée), soit en matière de vie apostolique (il se dévoue pour un peuple entier, il fonde une œuvre planétaire), bref vit une charité héroïque.

Bien entendu, nous allons rencontrer des souffrances, des mystiques et des ascétiques. Mais aussi et d’abord des couples amoureux. Autrement dit, l’amour de ces saints époux conjugue éros, philia et agapè, et, parents, la storgè.

1) Éros

Loin de réserver leurs élans d’amour à Dieu ou aux plus démunis, ces « saints » couples sont profondément amoureux l’un de l’autre (a). Cet éros se caractérise par son intensité qui se communique partout et toujours (b et c), sa nécessité qui, paradoxalement, laisse libre (d et e), son incarnation esthétique (f et g), son énergie qui, paradoxalement, se ramasse dans des symboles (h et i).

a) Des couples amoureux

Comme souvent, nous donnerons quelques exemples sans chercher à être exhaustif.

1’) Frédéric et Amélie Ozanam

Le bienheureux Frédéric Ozanam dit toute la folie de son amour pour son épouse : « Il est dit que je serai toujours le plus fou des deux, et je ne m’en repens pas ». En effet : je n’ai pas rougi de t’écrire deux fois le soir même [1] ! » Paroles de jeune amoureux transi, sous le coup de la cécité affective ou hormonale ? Cela fait déjà plus de neuf ans qu’ils sont mariés !

« Ce printemps éternel qu’il a mis dans nos cœurs [2] ». Cette fraîcheur de l’amour n’a jamais cessé entre les deux époux, puisque cet alexandrin jaillit, la veille de Pâques 1951, donc après presque dix années de mariage.

2’) Louis et Zélie Martin

Même si, nous le raconterons plus bas, leur amour semble mal commencer, même si, par la suite, ils semblent nourrir une amitié mutuelle plutôt qu’une véritable passion mutuelle, ne nous trompons pas, leur attachement est profond, tendre, affectueux. En voici quelques attestations. Elles proviennent surtout de Zélie qui a toujours nourri une abondante correspondance, surtout avec sa famille ; mais Louis a aussi laissé quelques témoignages écrits.

  1. Les aveux spontanés à autrui : « C’est un saint homme que mon mari, j’en désire un pareil à toutes les femmes [3] ».
  2. La manière de l’appeler dans la vie quotidienne : Zélie ajoute toujours « mon bon Louis ».
  3. Les mots employés dans les lettres qui, à une époque où les mariages de raison priment les mariages d’amour, sont loin d’être des formules toutes faites. Par exemple : « Ta femme qui t’aime plus que sa vie [4]».
  4. Le vécu lors des séparations. Le plus révélateur est l’immense manque ressenti lorsqu’un des deux époux s’éloigne. « J’ai reçu ce matin ta lettre que j’attendais avec grande impatience », écrit Zélie à Louis qui a dû s’absenter à Paris en voyage d’affaires. Et, un peu plus loin dans la même lettre : Je t’embrasse de tout mon cœur, je suis si heureuse aujourd’hui, à la pensée de te revoir que je ne puis travailler [5]».

En août 1873, Zélie part pour un moment de distraction avec ses plus petites filles, à Trouville. Mais, alors que « les enfants sont ravies », elle peine à être heureuse, loin de « [s]on cher Louis ». Voici ce qu’elle lui écrit dans un touchant élan du cœur :

 

« Mais moi, je suis dure à la détente ! Rien de tout cela ne m’intéresse ! Je suis absolument comme les poissons que tu tires hors de l’eau ; ils ne sont plus dans leur élément, il faut qu’ils périssent ! Cela me ferait le même effet si mon séjour devait se prolonger beaucoup. Je me sens mal à l’aise, je ne suis point dans mon assiette, ce qui influe sur le physique et j’en suis presque malade. Cependant, je me raisonne et tâche de prendre le dessus ; je te suis en esprit toute la journée ; je me dis : ‘Il fait telle chose en ce moment’.

« Il me tarde bien d’être auprès de toi, mon cher Louis ; je t’aime de tout mon cœur, et je sens encore redoubler mon affection par la privation que j’éprouve de ta présence ; il me serait impossible de vivre éloignée de toi. […] Nous revenons mercredi soir, à sept heures et demie. Que cela me paraît long ! […]

« Je t’embrasse comme je t’aime [6] ».

 

Si l’on note que cette lettre est rédigée après quinze année de mariage, nous sommes donc désormais bien éloignés d’une image refroidie de l’amour ! D’ailleurs, les derniers mots que Zélie écrira à Louis ne sont-ils pas : « Toute à toi [7] » ?

Mais, Louis, qui pourtant n’aime guère écrire, n’est pas en reste. Alors qu’il est en voyage d’affaires à Paris, pour le point d’Alençon, il écrit à Zélie :

 

« Chère Amie,

« Je ne pourrai arriver à Alençon que lundi ; le temps me paraît long, il me tarde d’être près de toi.

« Inutile de te dire que ta lettre m’a fait grand plaisir, sauf d’y voir que tu te fatiguais beaucoup trop. Ainsi, je te recommande bien le calme et la modération, dans le travail surtout. J’ai quelques commandes de la Compagnie Lyonnaise ; encore une fois, ne te tourmente pas tant, nous arriverons, Dieu aidant, à faire une bonne petite maison.

« J’ai eu le bonheur de communier à Notre-Dame des Victoires, qui est comme un petit paradis terrestre. J’ai aussi fait brûler un cierge à l’intention de toute la famille.

« Je vous embrasse tous de cœur, en attendant le bonheur de vous être réuni. J’espère que Marie et Pauline sont bien sages !

« Ton mari et vrai ami, qui t’aime pour la vie [8] ».

3’) Bx Maria Corsini et Luigi Beltrame Quattrocchi

Fiancés, ils s’exprime leur amour, comme on le faisait si souvent à l’époque : par la correspondance. En fait, ne croyons pas le moyen si démodé : l’actuelle exposition au Grand Palais sur l’amour a consacré une salle complète à l’amour ou pluôt à l’expression de l’amour à l’ère du numérique. Or, elle montre combien non seulement les amoureux continuent à s’écrire, mais combien les textos et autres SMS ou MMS sont créatifs, poétiques. Bref, l’amour enfante toujours autant dans et de la beauté. Nous ne sommes jamais autant inventifs et énergiques que lorsque nous sommes amoureux.

a’) L’expression verbale

« Je t’aime tellement, tellement », écrit Maria à Luigi [9].

L’audace de leur formulation est telle que, par un réflexe de pudeur, ils passent à l’anglais : « Kiss me… one million of kiss » ; « I take your hands and put them on my face, on my heart, on my mouth and I kiss them a million of times [Je prends tes mains et je les pose sur mon visage, sur mon cœur, sur ma bouche et je les embrasse un million de fois] [10] ».

b’) L’expression gestuée

Elle est aussi concrète que pudique. Les fiancés s’envoyaient un baiser par la médiation de portraits et de lettres. Ils embrassaient la feuille ou l’image en un point précis, le signalaient à l’aimé et celui-ci pouvait, à son tour, « embrasser encore et encore ». D’ailleurs, l’expression de l’amour s’est poursuivie après le mariage et même après la venue des enfants. C’est ainsi que

 

« Les enfants attestent que les époux se donnent parfois un baiser (non érotique), échangent devant eux quelques signes d’affection, mais toujours avec cette discrétion qui empêche toute supposition déplacée [11] ».

c’) La jonction des deux

Gino : « I have put a kiss so warm as my love : the thought that you shall take it with your adored lips give me a moment of happiness [J’y ai mis un baiser chaud comme mon amour : la pensée que tu le recevras avec tes lèvres adorées me donne un moment de bonheur] [12] ». Maria : « I kissed that flower I keep always with me, and I seemed to kiss your own lips, so great a passion I put in it [J’ai embrassé cette fleur que je porte toujours avec moi et il m’a semblé que j’embrassais tes lèvres, tellement j’y ai mis de passion] [13] » ; « Here I put my most ardent kiss for you [J’ai mis là mon baiser le plus ardent pour toi] [14] ».

L’on relèvera que l’amour est source de grande joie et est d’abord le fruit de la présence constante de l’autre.

4’) Baudouin et Fabiola

Ici se pose l’objection du couple de Baudouin et Fabiola. De prime abord, nous sommes plus en présence d’un mariage de raison, même si c’est de raison supérieure, que de passion. Mais d’abord racontons, même brièvement, cette rencontre qui est un véritable roman sans être une romance. Elle dit aussi quelque chose de la hauteur de l’amour qu’ils ont vécu.

Les Belges sont inquiets de voir leur roi demeurer obstinément célibataires, malgré tous les mariages que, régulièrement, on lui attribue. Voire, sa piété conduit certains journalistes à s’imaginer qu’il va devenir trappiste ou bénédictin. Jusqu’au jour où, en 1959 (Baudouin n’a pas moins de 29 ans), le roi demande au Cardinal Suenens (1904-1996) de venir le voir au Palais royal de Bruxelles, à Laeken [15]. Pendant les deux heures de dialogue à bâtons rompus, le primat de Belgique comprend combien le roi souffre de la solitude, de ses responsabilités écrasantes, de l’acharnement indiscret des journalistes et du reproche adressé à sa permanente tristesse. Le lendemain, le Cardinal Suenens lui écrit : « Je voudrais tant pouvoir vous aider un peu à répondre à l’appel de votre vocation magnifique, au rêve de Dieu sur vous. Car Dieu a un rêve qu’il veut réaliser en vous, avec vous, à travers vous ». Baudouin ne comprend pas tout de suite. Du moins il saisit que le mariage peut être une voie de sainteté. Il revoit le Cardinal quelques semaines plus tard qui lui parle de Lourdes et l’invite y aller. Alors, Baudouin, stupéfait, lui répond qu’il en revient et qu’il a prié à la grotte pour son « problème de mariage ». Enhardi par cette étonnante coïncidence, le Cardinal ose parler de lui en révélant à Baudouin que Lourdes est devenu un lieu de très grande importance depuis qu’il a rencontré sœur Veronica O’Brien (1905-1998). Il parle alors avec enthousiasme de cette religieuse irlandaise qui, en lui faisant découvrir le Renouveau dans l’Esprit, a changé profondément sa vie – au même titre que Franck Duff, le fondateur de la Légion de Marie. Sa joie est si communicative que Baudouin lui adresse une demande : « Je voudrais bien à mon tour rencontrer cette Veronica ». Rien de plus simple : le Cardinal donne au roi son adresse et son numéro de téléphone.

La première fois que Veronica est arrivée au palais de Laeken, elle s’est perdue, car elle ne sait pas lire une carte routière : elle se trompe de direction, fait quelques demi-tours périlleux sur la route et s’engouffre par une porte grillagée interdite au public ! Alors qu’elle se confond en excuses pour son retard, le roi la met tout de suite à l’aise. Ils parleront pas moins de cinq heures ! Avec grande simplicité, Baudouin explique son désarroi : il désire véritablement se marier, mais il ne connaît personne correspondant à son désir, notamment personne partageant son grand désir spirituel. Le lendemain, en même temps qu’elle lui envoie le Traité de la vraie dévotion de saint Louis-Marie Grignion de Montfort, Veronica lui écrit une lettre où elle lui dit notamment : « Marie est immensément plus intéressée à votre avenir que vous-même pourriez l’être. Elle prendra le plein contrôle de tous les pas qui vous conduiront à la rencontre de celle avec laquelle vous aimerez et servirez le mieux le Seigneur [16] ».

Lorsque leurs conversations s’approfondissent, Veronica demande à Baudouin de noter ses méditations dans un cahier. Malgré ses réticences [17], le roi consentira – ce qui nous permet désormais de savoir comment il a vécu intérieurement, mieux, spirituellement, ce chemin. Dans une rencontre ultérieure, Veronica dit avoir longuement prié et discerné que c’est en Espagne qu’il trouvera son épouse : sa double tradition chrétienne et monarchique l’atteste. Le roi répond qu’il y a déjà pensé, mais qu’il ne sait pas comment faire. Quelques jours plus tard, Veronica lui dit que, toujours mue par une inspiration intérieure, elle est convaincue que c’est à elle de se rendre en Espagne pour trouver la future reine des Belges ! Baudouin lui donne carte blanche. Veronica s’envole pour Madrid avec, pour tout viatique, une lettre de recommandation pour le nonce en Espagne, Son Exc. Antoniotti. Veronica, quant à elle, est toujours l’instrument du bon Dieu, ainsi qu’elle recommande au roi de l’être, dans la missive qu’elle lui envoie avant de partir, le 15 avril 1960 : « Je suis au service d’un enfant très aimé de Dieu, qui est aussi l’enfant de Marie, destiné à faire de grandes choses pour l’Église et pour les âmes, s’il se laisse conduire lui-même par l’Esprit Saint [18] ».

Suit un enchaînement de rencontres providentielles (pas moins de cinq maillons) : si le nonce ne comprend pas ce que veut Veronica (qui ne lui dévoile pas la raison de sa présence), il lui donne le nom d’un diplomate très introduit dans les milieux aristocratiques de la capitale. Le diplomate ne comprend guère plus, mais il communique à la religieuse le nom d’une autre religieuse qui dirige une importante école féminin fréquentée par les milieux de la haute société madrilène. Veronica rencontre la directrice qui ne voit pas, mais pense à une de ses anciennes élèves. À son tour, celle-ci se déclare incompétente, mais, pour ne pas décevoir sa visiteuse, réfléchit longuement et finit par être inspirée : « Je connais une femme remarquable, très chrétienne, qui connaît bien les milieux de votre enquête ». Elle inscrit alors sur un papier, avec l’adresse et le numéro de téléphone, un nom : « Fabiola de Mora y Aragon »…

Aussitôt, Veronica téléphone à Fabiola qui peut la recevoir dès le lendemain. Elle s’y rend avec la directrice. Elle raconte sa visite dans un courrier au roi afin de lui donner ses impressions. Par prudence, elle pseudonymise Fabiola en « Avila ». Laissons-lui la parole. Elle écrit avec une précision toute féminine :

 

« Après avoir beaucoup prié et avoir récipté le chapelet, nous partions (la Supérieure et moi) vers Avila. Appartement très moderne, très joli, fraîchement arrangé, tableaux magnifiques qui valent des millions. Une charmante petite domestique dit qu’Avila a été retardée, mais arrivera. La porte s’ouvre, Avila s’avance et ce fut une bouffée d’air frais. Gande, mince, bien bâtie, visage good looking and striking, pétillante de vie, d’intelligence, d’entrain, de droiture, de clarté. Visage ovale, cheveux touffus châtain clair, beau front. Bouche peinte, généreuse, assez grande.

« À la même seconde quelque chose en moi me dit : ‘C’est elle !’ Mais le bon sens disait : ‘Non c’est impossible en raison de l’âge [Fabiola est de deux ans l’aînée de Baudouin, donc a 32 ans]’. Et puis, était-elle encore libre ? C’était peu probable. Et pourtant une partie profonde de moi-même était convaincue que j’étais devant l’élue de la très sainte Vierge, devant celle qu’Elle avait elle-même longuement préparée. La conversation s’engage. Tout de suite, c’est l’entente cordiale. Chaque mot trouve en moi une résonance et confirme ‘la certitude’.

« Avila raconte sa vie, comme un exemple typique pour comprendre la mentalité de son milieu. Elle s’occupe de malades et de pauvres, a pris un diplôme de Croix-Rouge. Elle parle de ses malades avec tendresse, tout en avouant sa crainte d’assister à des opérations… Elle-même, comme ses amies, dit-elle, n’ont qu’un but : se perfectionner pour leur mari afin de pouvoir donner à Dieu et à l’Espagne des enfants dignes de Dieu et du pays. Avila répétait sans cesse que ses amies valaient mille fois mieux qu’elle, et qu’elle avait hâte que je les rencontre.

« Elle parle de sa famille spécialement de son père qui est mort, dit-elle, le sourire aux lèvres, avec ce mot plaisant d’adieu : ‘Tous mes bagages sont prêts’. Elle parle encore de ses sports favoris. Après quoi on s’installe, autour d’une table abondante, pour le thé ; elle s’excuse de l’abondance, croyant qu’elle allait recevoir tout un groupe de pensionnaires anglaises de quinze ans. Elle avait mal compris au téléphone de quoi il s’agissait… et encore moins de quoi !

« Elle raconte qu’elle a refusé le mariage avec un jeune diplomate en partance pour Washington ‘parce que ma vie s’est enracinée ici’. Osant toutes les questions, je lui demande : ‘Comment se fait-il que vous ayez évité le mariage jusqu’ici ?’ Réponse : ‘Que voulez-vous ; je ne suis jamais tombée amoureuse jusqu’à présent. J’ai mis ma vie entre les mains de Dieu, je m’abandonne à Lui, peut-être que Lui me prépare quelque chose’ […]. C’était bouleversant, car je savais avec certitude ce que Dieu lui préparait ».

 

La suite continue, pleine de suspense et de rebondissement toujours aussi romanesque, mais serait véritablement hors propos, d’autant que nous connaissons le dénouement. Affrontons maintenant l’objection : un tel mariage est sans doute admirable, mais il n’est guére imitable. Ne concède-t-il pas trop à la rationalité et pas assez à l’affectivité ? Ou, de manière plus élevée et plus précise, l’agapè a-t-il immolé l’éros ?

Mais justement, ce chemin a-t-il oublié d’inviter l’amour ? Après la première rencontre de Baudouin et Fabiola en Belgique, chez Veronica, rue de Suisse, dont nous n’avons nulle relation, ni par les intéressés, ni par les médiateurs (la religieuse ou le Cardinal ), arrive une deuxième rencontre, celle-ci à Lourdes, début juillet 1960. Là, Baudouin relate le rendez-vous dans une lettre au Cardinal Suenens. Et cette lettre ne narre rien moins que l’éveil de l’amour dans le cœur d’un homme. Et cet éveil est véritablement descendant (du haut vers le bas) ou extatique (de l’intérieur vers l’extérieur). En effet, d’emblée, ils partagent leur aspiration commune : grandir ensemble dans la foi, prier ensemble, tout abandonner entre les mains de Dieu ; servir un pays, avec toute la responsabilité que cela comporte. Or, Baudouin sent naître cet amour en lui. Précisons que Veronica accompagne Fabiola qui vient de Madrid dans son Aronde et Baudouin de Bruxelles avec un ami très proche, Paul :

 

« Il est 19 heures lorsque l’Aronde verte apparaît. Après présentation rapide, nous nous engouffrons dans un petit chemin désert, à deux, et pendant près de trois heures, nous ferons le point de la situation en nous racontant tout ce qui s’était passé et pensé depuis la rue de Suisse. Le contact avait été de nouveau immédiat et merveilleux et la confiance réciproque : en quelques minutes, l’amitié dans les deux sens avait déjà grandi et nous comptions tous les deux sur Notre-Dame de Lourdes pour faire en sorte que nous puissions dire oui l’un à l’autre avant la fin du séjour qui était fixé au 10. Après un dîner à quatre dans un charmant restaurant, nous somems allés à la Grotte. Après y avoir prié, nous avons marché sur l’esplanade le long du Gave jusqu’à très tard dans la nuit. C’était vraiment le prolongement de la conversation de la rue de Suisse en nous étudiant l’un et l’autre de l’intérieur. J’aimais chacune de ses remarques et de ses réactions : de plus en plus, j’avais la conviction que Fabiola avait depuis toujours été choisie par la Très Sainte Vierge pour devenir ma femme, et je m’en sentais infiniment reconnaissant à Elle et à son si cher instrument Veronica. […]

« Souvent Fabiola me posait des questions et je me rendais compte que c’était à chaque fois un test, car la réponse qui allait souvent de soi l’intéressait moins que la manière de répondre ; elle est très réfléchie et perspicace ; je l’aime de plus en plus.

« Ce qui me plaît de plus en plus en elle, c’est son humilité, sa confiance en la Très Sainte Vierge et sa transparence [19] ».

 

Tirons-en donc cette conséquence essentielle pour le sentiment amoureux : celui-ci peut naître soit d’en bas, en partant des attraits sensibles (beauté, désirabilité, etc.) ; soit d’en haut, c’est-à-dire des valeurs partagées, éthiques, spirituelles, culturelles. Le sentiment ascendant est de loin le plus fréquent, chez l’homme, mais aussi chez la femme. Ici, le sentiment est descendant et, s’il est plus tardif, il n’est pas moins puissant. Les couples qui ne sont plus attirés par la passion en font l’expérience après un moment de communion intime, de complicité spirituelle, de pardon, etc.

Achevons brièvement l’histoire de cette rencontre aussi bouleversante qu’enseignante. Le 7 juillet, ils continuent donc à échanger très longuement tout en marchant dans la superbe nature autour de Lourdes. Arrive le 8. Ils marchent le long du Gave, vers Argelès. Soudain, Fabiola s’immobilise et lui demande de dire trois Ave Maria pour remercier le Seigneur et la sainte Vierge pour leurs « gentillesses » envers eux deux. Ils reprennent leur marche silencieusement. Ils savent qu’ils sont en train de vivre un moment décisif et sommital ou plutôt fondateur. Après quelques minutes de marche, Fabiola s’arrête et regarde Baudouin dans les yeux en souriant : « Cette fois-ci, c’est oui et je ne peux plus regarder en arrière ». Quand ils retrouvent leurs amis, Veronica et Philippe, au rendez-vous qui a été fixé au bout de la forêt, ils se donnent amoureusement le bras et Fabiola leur annonce, dans un radieux sourire, qu’ils sont fiancés. « Magnificat ! »

Il vaut la peine de s’arrêter et de mesurer ce qui se joue ici. Lorsque Fabiola avait reçu la demande adressée par Veronica et le Cardinal Suenens, elle avait spontanément élevé deux objections : ses racines sont en Espagne ; sa mère est veuve et a besoin d’elle. Épouser Baudouin, c’est perdre beaucoup ; s’attacher au roi des Belges, c’est s’arracher à tout ce qui fait son enracinement. Nouvelle loi de l’amour : se donner, c’est aussi se détacher ; aimer, c’est aussi écarter ce qui est étranger à cet amour.

5’) Conclusion

Amoureux, ces couples sont heureux. C’est ainsi que Franziska et Franz Jägerstätter formaient un couple profondément heureux. Un jour, Franz a confié à sa femme : « Je n’aurais jamais imaginé qu’être marié puisse être aussi merveilleux ». Dans l’une des lettres qu’il a adressées à son épouse alors qu’il faisait ses classes en 1940, il décrit leurs trois années de mariage comme « heureuses et harmonieuses ».

b) Un amour partout… Au-delà de la solitude et des séparations, l’amour est ubiquitaire

La communion d’amour franchit l’espace et poursuit la communion, ou plutôt multiplie les rencontres. « Venez à moi en esprit chaque soi, ma Colombe ». Frédéric Ozanam, qui a dû quitter Amélie habitant à Lyon, pour se rendre à Paris, en octobre 1843 (deux ans et demi de mariage), se fait même encore plus concret, tout en demeurant discret : « Toi, quand le soir, tu remonteras seule dans ta petite chambre, tu y trouveras mon souvenir qui te visitera et tu sentiras passer sur tes lèvres le souffle le plus doux et le plus ardent de mon amour [20] ».

Celui qui aime aime se représente ce que l’autre fait et se rend présent, au-delà de la séparation, malgré l’éloignement. Jusqu’à ressentir ce que vit l’autre : « Je t’ai suivi tout le jour et il me semble que tu était un peu triste mais calme [21] ».

L’empathie, jointe à l’intuition, se joue des distances. Pour autant, cette impression intime n’est en rien une illusion fantasmatique. Pour employer le lexique lacanien, elle ne relève pas du registre de l’imaginaire, mais du symbolique. En effet, aussitôt après, Amélie reconnaît non seulement la séparation, mais l’effet émotionnel de celle-ci : « Après t’avoir quitté je n’ai pu fermer l’œil j’avais le cœur gros de te voir partir quoique e soit pour peu de temps. Une séparation est toujours triste, surtout quand on s’aime comme nous, mon bien-aimé [22] ».

L’amour configure la totalité de l’espace en fonction de l’aimé. De même que, cousin de l’aevum, le temps amatif enjambe le temps et saute d’un kairos avec l’aimé à un autre kairos, de même, cousin de l’ubiquité, l’espace amatif opère des « trous de vers » et joint les aimants au-delà des mers et des galaxies.

c) … et toujours. Du commencement jusqu’au terme, l’amour ne s’affadit jamais

Être amoureux les premières années, ce n’est pas seulement habituel, mais naturel ; ce n’est pas seulement normal, c’est hormonal (oui !). Il n’en est pas de même après plusieurs décennies, voire un demi-siècle ! Voici le témoignage que Raoul Follereau rend à celle qu’il a rencontrée et toute de suite aimée alors qu’il n’avait pas quinze ans :

 

« La plus grande chance de ma vie, ce fut ma femme. Lorsque nous décidâmes de nous marier, nous avions trente ans à nous deux ; nos parents furent sages qui en sourirent. Plus de cinquante ans ont passé ; c’est nous qui sourions aujourd’hui. Jamais je ne fis un seul voyage sans elle. Elle m’a accompagné dans toutes les léproseries du monde ; elle fut mon soutien, toujours [23] ».

 

De fait, ceux que l’on a surmonté « les Vagabonds de la charité », ont accompli ensemble l’équivalent de 30 tours du monde ensemble : « Durant trente années, en avion, par le train, en jeep, en pirogue, voire à dos de chameau, j’ai parcouru 1 200 000 kilomètres. Une route qui ferait trente fois le tour du monde [24] ». Or, il a accompli cet incroyable périple littéralement au bras de son épouse : « Quand ce bras est avec vous et vous est tendu depuis un demi-siècle, croyez-moi, il est très doux de le prendre et on y trouve et on y puise une grande force [25] ». De fait, atteint d’une arthrite douloureuse due à la goutte.

Il est frappant – et consolant – de voir que, durant leurs longues épousailles (de 1905 à 1951 : presque 46 ans), les Quattrocchi n’ont cessé de s’aimer passionnément et tendrement. « Malgré les années qui passent, l’amour entre Luigi et Maria ne donne aucun signe de fatigue. Au contraire, la vieillesse apporte avec elle une autre finesse de relation, une joie renouvelée et plus intense [26] ». Une attestation se trouve dans le testament que Luigi a mis à jour le 1er novembre 1951. Voici ce qu’il y écrit avant ses dispositions testamentaires :

 

« J’attends le moment où je devrai laisser cette vie terrestre et me présenter au tribunal de 181 Dieu avec une âme tremblante mais pourtant avec une grande confiance en son infinie miséricorde, sûr qu’il voudra pardonner mes péchés, mes manques, mes négligences, mes infidélités et m’admettre, quand sera accomplie ma purification, parmi ses élus. J’espère qu’il voudra m’accorder la grâce de la persévérance finale en cette foi que je ressens si vive aujourd’hui, et que j’essaye de conserver avec cohérence dans mes pensées et mes actes, comme je le sais et comme je le peux. J’attends la mort dans la douleur de devoir me séparer de ma Maria bien-aimée, à laquelle je suis immensément et éternellement reconnaissant pour tout le bien, moral et matériel qu’elle m’a fait, et de mes enfants adorés ; mais avec l’espoir que nous nous retrouverons tous, quand Dieu voudra, réunis au ciel dans l’éternelle glorification de son nom. J’invoque sur tous l’assistance de Jésus, de la Madone, des saints, pour qu’ils les préservent dans leur sanctification. À tous, et spécialement à ma compagne si aimante et fidèle, je demande pardon pour toutes les peines que je lui ai procurées et qui ne venaient pas d’une volonté mauvaise mais des déficiences de mon caractère et de toutes mes imperfections [27] ».

d) Un attachement jusqu’au besoin…

Celui qui aime a besoin de l’être aimé. « Mon âme a besoin de ton âme pour vivre », écrit Maria à Luigi en 1905.

Les Quattrocchi expriment spontanément ce besoin en convoquant les métaphores physiologiques: la nourriture – « La lettre d’hier te servira de nourriture pour celle d’aujourd’hui, même si elle est vide et stupide [28] » –, la boisson – « Mon bel amour, je te remercie infiniment pour le bien que tu as fait à mon âme et je voudrais que tu puisses boire tout entière cette âme par le baiser ardent que je te mets ici [29] » ; « J’ai toujours tellement soif de tes paroles et elles font tant de bien à mon âme [30] » –, la respiration – « Nous conserverons ce parfum toujours pur et vivant, même dans les années lointaines, quand une affection plus calme, mais non moins intense et durable, aura pris la place de la passion qui nous agite aujourd’hui, n’est-ce pas mon amour ? Et le respirer nous sera toujours d’un grand réconfort : il nous incitera à vivre pour notre bien et celui de nos enfants, si Dieu nous en donne [31] ». Or, ces actes végétatifs correspondent à des besoins vitaux.

L’amour a confiance dans l’autre jusqu’à en avoir besoin. Par exemple, lorsqu’elle tombera malade en 1905, Maria demande à Luigi de prier pour elle. Et la raison en est qu’elle est certaine que la demande de son époux sera exaucée : « Ma santé ne dépend que de cela […], ton amour me rendra la vie ». Voici ce qu’elle écrit :

 

« J’ai surtout confiance que je guérirai, dès que ta pensée se tournera avec foi et dévotion vers la Madone sainte que je n’ai pas su prier pour moi-même à Pompéi, certaine que tu le ferais avec tant de ferveur que tu ne pourrais qu’être exaucé. Tu lui adresseras une pensée et une prière mentale par amour pour moi, n’est-ce pas mon âme ? Ne serait-ce que par reconnaissance envers la Vierge qui a toujours été pour moi une mère affectueuse et prodigue en grâces, ne serait-ce que parce qu’elle a été la seule à me réconforter quand j’étais accablée par la douleur de ta maladie. Elle qui t’a gardé pour moi, exauçant mes prières qui, quoique certainement indignes, ne pouvaient pas être plus ardentes ni plus ferventes […] ne voudra-t-elle pas me garder pour toi, mon bien adoré, si tu la pries avec autant de ferveur [32] ? »

e) … et pourtant libre

Une objection pourrait naître : l’amour émane librement du cœur. Qui souhaiterait être aimé de quelqu’un qui se sentirait obligé de nous aimer ? Il est significatif que le terme anglais free joint la double signification de gratuit et de libre. Or, nous venons d’affirmer que l’amour de l’autre (aimer et être aimé par son époux) est un besoin, que le lien entre les époux Quattrocchi est tellement fort qu’il est une nécessité vitale.

Pour être nécessaire, ce besoin de l’autre ne nie pas la liberté des époux. Il jaillit comme un appel encore plus profond que les besoins physiologiques. Pour être un besoin, cet amour n’est pas pour autant contraint. Sans entrer dans le détail philosophique de la réponse, disons simplement que l’amour peut joindre la liberté et la nécessité quand il jaillit du plus profond du cœur. C’est ce que Maria exprime avec une solennité singulière :

 

« Jure-moi sur ce que tu as de plus cher au monde que jamais tu ne m’écriras contraint et forcé […]. Si je reçois une lettre, même une seule, fais que je puisse en profiter complètement, la dévorer comme étant l’émanation sincère et spontanée de ton âme, comme la conséquence d’un désir, d’un besoin que tu as éprouvé, et non comme celle d’un sacrifice pieux et gentil […] ce qui me ferait trop souffrir [33] ».

f) Un amour incarné…

L’éros embrasse et embrase tout l’être, corps et esprit. Tout en demeurant discret, l’amour des « saints » couples n’en est pas pour autant secret et s’avère concret. Certes, au xixe siècle et encore une bonne partie du siècle suivant, la sexualité est un tabou et la pudeur confondue avec la pudibonderie. Nous lirons plus bas comment s’est déroulé les premiers mois du couple Martin.

Toutefois, ces couples forment bien « une seule chair ». Leur amour est esthétique au sens étymologique du terme, c’est-à-dire convoque l’aisthésis, « la sensibilité ». Nous verrons plus loin, notamment avec les Quattrocchi, combien il passe par des gestes concrets. Nous lirons aussi combien il s’exprime dans sa douce incarnation à travers les poèmes des époux amoureux. Relevons ici deux attestations parmi beaucoup.

Amélie affirme à son époux : « Il y a un baiser pour toi dans ma lettre [34] ».

Jeune marié, Raoul écrit un long poème à son épouse Madeleine :

 

« Si tu veux, nous nous en irons où la mer est bleue,

Profonde et pensive

Comme ton regard

 

Nous aurons des caresses inconnues

Tout un vocabulaire puéril et tendre

Que nous parlerons avec nos yeux

Nous aurons des heures graves et des moments joyeux

Nous nous redirons de tendres aveux

Nous nous raconterons des choses

Inutiles

Et puis, nous nous embrasserons

Si tu veux nous nous en irons

Vers le doux pays où la mer est bleue [35] ».

g) … qui s’exprime poétiquement

Notre prime expérience de la beauté passant par les sens, le vocable esthétique est devenu synonyme de beauté. Or, Platon l’avait déjà noté, l’amour enfante la beauté. Généralisons : tous les amoureux sont des poètes dans l’âme. Certains le sont même dans le corps, c’est-à-dire l’incarnent par le vêtement ou par l’écrit. Dans les exemples que nous suivons, il se trouve que les femmes privilégient la première médiation et les hommes la seconde.

1’) Madeleine, Élisabeth, Fabiola

Madeleine Follereau a le souci d’être élégante pour son époux autant que pour les personnes démunies qu’ils rencontrent – souci d’ailleurs partagé par Raoul. De même, Élisabeth Leseur fait honneur à son mari en revêtant de belles robes. La famille Mora, donc de Fabiola, est habillée par le couturier espagnol Balenciaga.

2’) Frédéric Ozanam

Tel est le cas de Frédéric Ozanam, dont on a édité les poèmes écrits à sa fiancée puis à son épouse. D’ailleurs, elle-même les a retranscrit après sa mort et les a collés sur un album soigneusement garni. Loin de se concentrer sur les premières saisons de l’amour, ces poèmes couvrent la totalité du temps où ils furent unis sur terre. C’est ainsi que, au moins six anniversaires de mariage (qui fut célébré le 23 juin 1841) ont été salués par un poème. Certains sont offerts lors des grandes fêtes (par exemple, sept poèmes sont datés au jour de Pâques), d’autres dans l’intimité du couple.

Certes, il y a, au xixe siècle, une tradition du « compliment » et donc du poème de circonstance qui est lu lors d’une réunion familiale, mais Frédéric n’en et n’y livre pas moins le cœur de son cœur qui est son immense amour pour Amélie.

Par exemple, après trois ans de mariage, pour la première fois, ils sont séparés : Amélie quitte Paris en chemin de fer, puis par diligence pour Dieppe afin de prendre des bains de mer. Frédéric remet ce « billet » à son épouse le jour du départ avec la consigne de ne le lire que le lendemain. Nous y retrouvons notamment ce thème de la transcendance de l’amour à l’égard du temps et de l’espace :

 

« Sache qu’on n’est point seul alors qu’on est aimé.

L’amour ne laisse pas dénouer ce qu’il lie. […]

Non je ne suis pas loin. Ni le temps ni l’espace

Ne peuvent contre nous ce que Dieu ne veut pas [36] ».

 

Certains accents ne sont pas sans rappeler le Cantique des Cantiques. Voici ce que Frédéric écrit à Amélie probablement à Naples, où ils séjournent entre le 23 septembre et le 9 octobre, après un peu plus de deux mois de mariage :

 

« Quand tu penches vers moi, riante de plaisir

Ce front que mon regard fait encore rougir,

Tes yeux brillent cachés sous leur longue paupière,

Comme dans sa corolle une fleur printanière :

Tes cheveux partagés descendent en bandeaux,

Ainsi que la liane en verdoyants rideaux ;

Seule une boucle d’or que le hasard dénoue

Mêle son ombre errante aux couleurs de ta joue ;

Ta bouche épanouit son calice vermeil,

Comme une jeune rose aux rayons du soleil

Et laisse de sa coupe encore hier fermée

S’échapper doucement son son haleine embaumée ;

Quand ta tête s’incline à demi sur ton sein

Dont un divin compas a tracé le dessin,

Et que l’épaule blanche, à l’ombre de la robe,

Craintive, tour à tour se montre ou se dérobe ;

Ton souffle fait mouvoir l’étoofe aux légers plis,

Tandis que des deux bras, mollement assouplis,

S’arrondissent, pareils aux deux anses jumelles

D’une urne destinée aux fêtes solennelles :

La ceinture te presse et semble avec amour

De ta taille élégante arrêter le contour :

Enfin, quand j’ai longtemps contemplé cette image,

Que mon cœur ne peut pas y tenir davantage,

Et qu’enivré de toi, palpitant, ébloui,

Sans comprendre les mots qui s’échappent d’eux-mêmes,

Je te demande encore en tremblant si tu m’aimes,

Et que ta douce voix me vient répondre : Oui

Il me semble qu’alors, dans un vas d’albâtre,

Sculpté par un ciseau saintement idolâtre,

On a su réunir les trésors du printemps,

Qu’une colombe, oiseau d’amour et de mystère,

S’y cache sous les fleurs comme en un sanctuaire,

Et que c’est elle que j’entends [37] … »

3’) Raoul Follereau

Comme Ozanam, Follereau est un homme de lettres. Il écrit à sa fiancée des vers où il exprime toute la profondeur de son amour :

 

« Depuis une très longue année,

Je vous aime, ma douce amie.

Nos souvenances endormies

Dans le soir pur se sont donné

Un mystérieux rendez-vous ;

Et je les entends à genoux

Chanter l’hymne à la bien-aimée

Car c’est toute ma destinée

D’adorer ce qui va vers vous…

 

… Écoutez – la nuit est câline,

Le soir verse en passant ses parfums attiédis.

Écourtez, mon amor, chanter en ma poitrine

Et monter dans la nuit divine

Les mots secrets que je n’ai jamais dits

Tous les mots chers, simples et tendres

Aux couleurs chandes des émaux,

Qu’on a compris sans les entendre

Et les mots, tous les mots qui restent tremblants sur nos lèvres

Sans oser, sans jamais oser,timides oiseaux, se poser…

 

Parce que vous êtes la meilleure et la plus douce

Et la plus belle

De toutes les femmes et de tous les êtres,

Je vous aime…

 

… Parce que rien jamais, jamais

Pas même la mort,

Ne saurait de vous m’arracher

Parce que vous êtes la paix totale et le bonheur suprême

Et que je passerai ma vie à vous chercher.

Je vous aime.

 

Et je vous ai remis

Ô vous, mon tout, mon bien, toute ma vie

Les clefs d’or de ma destinée

Depuis cette très douce année

Que je vous aime, mon amie [38]… ».

h) Un amour qui donne de l’énergie…

L’éros se présente aussi comme une extraordinaire énergie, comme un élan inépuisable. Tous les couples expérimentent que l’amour leur donne une force démesurée.

Alors qu’ils sont séparés (elle est à Reims et il est à Paris), Amélie écrit à Frédéric toute l’intense énergie qui lui fait accomplir un long et fatigant voyage : « Je me prépare à t’aller trouver demain comme tu le désires et comme je le désire aussi puisque j’aurai le bonheur de te retrouver. Je t’assure que sans cela la plus belle cathédrale de France ne me ferait pas faire un voyage de 7 heures toute seule, mais tu es au bout et j’en ferais bien d’autres [39] ». Parole de fiancés ou de jeunes mariés encore grisés par la passion ? L’épouse qui parle ainsi est mariée depuis plus de 9 années !

L’amour rend la vie supportable, écrit Luigi à la future Maria Quattrocchi : « Je pense à ce que l’existence aurait d’écœurant, d’odieux, d’insupportable, si le parfum de l’amour, des affections les plus saintes ne purifiait l’atmosphère dans laquelle nous vivons [40] ».

Notamment, il puise dans la patience de Maria la persévérance pour supporter la souffrance, ainsi qu’il l’écrit de Catane :

 

« Mon amour, combien cette lettre va te causer de la peine. Espérons que le bon Dieu exauce nos prières et mette un terme à ces souffrances qui deviennent d’heure en heure plus intolérables. J’essaie de m’armer de courage : donne-moi encore un peu de forces, sinon on n’avance pas. J’attends ta lettre d’aujourd’hui avec effroi, parce qu’elle me parlera de ton angoisse, mon trésor, que je ne sens pas moindre que la mienne. Je t’invoque, mon amour, comme la Madone ; j’ai un besoin infini de t’avoir auprès de moi. Je serais si bon si tu étais ici avec moi [41] ! ».

i) … et se symbolise

Si l’amour diffuse, se communique, ainsi que nous venons de le dire, il se contracte aussi. C’est une loi méconnue du don d’amour : dans la partie, se rencontre le tout, dans le don, le donateur. En effet, faute de pouvoir s’immoler, le soi aimant se médiatise ou se symbolise dans le don, l’objet, le bien, le langage de l’amour qu’il offre à l’aimé. Frédéric Ozanam écrit à son épouse : « Ta bonne lettre m’arrive, et je serre tendrement contre mon cœur ces lignes où je trouve quelque chose du tien [42] ».

Si le don symbolise l’aimant, il est eucharistique. Par le don, c’est le donateur lui-même qui se donne en nourriture. C’est ainsi que Maria dit à Luigi qu’elle « mange » ses paroles, voire les « dévore » [43]. Même après 17 ans de mariage : « Cela suffit pour aujourd’hui. La lettre d’hier te servira de nourriture pour celle d’aujourd’hui, même si elle est vide et stupide [44] ». En retour, l’époux écrit à l’épouse : « J’ai toujours tellement soif de tes paroles et elles font tant de bien à mon âme [45] ».

Loin d’être désincarné, une nouvelle fois, le fait de se nourrir de l’autre passe par la médiation des gestes même de l’amour. Parlant de son premier désir de baiser sur la bouche – il est si mportant qu’il est daté : le 19 juillet 1905 –, Luigi l’interprète comme une façon de « boire l’âme » de l’aimée. Et comme le sujet engage l’intimité, il l’exprime une nouvelle fois en anglais :

 

« What did happen the nineteenth of July ? And how shall I be able to forget that moment of divine happenings. You perhaps did not feel, but I was trembling for the emotion : and I told you, after, that I would have kissed you on the mouth, but that I had not dared : if I should have put my lips on yours, I should have drinked your soul, and you should have drinked mine [Que s’est-il passé le 19 juillet ? Et comment pourrais-je oublier ces moments divins ? Peut-être ne l’as-tu pas senti, mais je tremblais d’émotion, et je t’ai dit ensuite que j’aurais voulu baiser ta bouche, mais que je n’avais pas osé. Si j’avais pu poser mes lèvres sur les tiennes, j’aurais bu ton âme et tu aurais bu la mienne] [46] ».

 

L’un de nos versificateurs les plus romantiques l’avait déjà dit : « Un baiser, à tout prendre qu’est-ce ? […] Une manière d’un peu se respirer au bord des lèvres, l’âme »…

Et n’allons pas croire à une expression un peu audacieuse de l’éros masculin, puisque Maria écrit aussi : « Mon bel amour, je te remercie infiniment pour le bien que tu as fait à mon âme et je voudrais que tu puisses boire tout entière cette âme par le baiser ardent que je te mets ici [47] ».

Pascal Ide

[1] Frédéric, Lettre à Amélie, 1er août 1850, Correspondance Frédéric Ozanam et Amélie Soulacroix, p. 741.

[2] Frédéric, poème du 19 avril 1851, Correspondance Frédéric Ozanam et Amélie Soulacroix, p. 801.

[3] Zélie Martin, À Isidore Guérin, 1er janvier 1863, Correspondance familiale (1863-1885), Paris, Le Cerf, 2004, Lettre 1, désormais abrégé : CF suivie du numéro de la lettre.

[4] Zélie Martin, À M. Martin, en voyage d’affaires (1869), CF 46.

[5] Zélie Martin, À M. Martin, en voyage d’affaires (1869), CF 46.

[6] À M. Martin, 31 août 1873, CF 108.

[7] Zélie Martin, À Monsieur Martin Angers, juin 1877, CF 208.

[8] Louis Martin, À Mme Martin 8 octobre 1863, CF 2 bis.

[9] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 25 août 1905.

[10] Filippo (Tarcisio) Beltrame Quattrocchi, Mémoires assermentés de la servante de Dieu Maria Corsini Beltrame Quattrocchi, pièce 
annexe au procès de béatification, correspondance. Cité par Attilio Danese et Giulia Paolo Di Nicola, Une auréole pour deux, p. 155.

[11] Attilio Danese et Giulia Paolo Di Nicola, Une auréole pour deux, p. 156.

[12] Luigi Beltrame Quattrocchi, Lettre à Maria, 27 juillet 1905.

[13] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 2 août 1905.

[14] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 29 juillet 1905.

[15] Le détail est raconté par et dans Cardinal Léon Joseph Suenens, Le Roi Baudouin. Une vie qui nous parle, Ertvelde, Fraternity international apostolic team, Éd. Fiat, 1995.

[16] Ibid., p. 26.

[17] « Jésus, tu sais que je n’aime pas beaucoup écrire dans ce carnet » (cité par Cardinal Léon Joseph Suenens, Le Roi Baudouin, p. 110).

[18] Ibid., p. 39.

[19] Ibid., p. . Cité par Bernadette Chovelon, Baudouin et Fabiola, p. 76-78.

[20] Frédéric, Lettre à Amélie, 8 octobre 1843, Léonard de Corbiac, en coll. avec Magdeleine Houssay, Correspondance Frédéric Ozanam et Amélie Soulacroix. Poèmes, prières et notes intimes, Paris-Perpignan, Groupe Elidia et DDB, 2018, p. 842.

[21] Amélie, Lettre à Frédéric, 8-9 octobre 1843, Léonard de Corbiac, en coll. avec Magdeleine Houssay, Correspondance Frédéric Ozanam et Amélie Soulacroix. Poèmes, prières et notes intimes, Paris-Perpignan, Groupe Elidia et DDB, 2018, p. 843.

[22] Amélie, Lettre à Frédéric, 8-9 octobre 1843, Léonard de Corbiac, en coll. avec Magdeleine Houssay, Correspondance Frédéric Ozanam et Amélie Soulacroix. Poèmes, prières et notes intimes, Paris-Perpignan, Groupe Elidia et DDB, 2018, p. 843.

[23] Raoul Follereau, La seule vérité, c’est de s’aimer, Paris, Flammarion, 3 tomes, 1966, vol. 1, p. 34.

[24] Raoul Follereau, Trente fois le tour du monde, Paris, Flammarion, 1961, p. 1.

[25] Cité par Bernadette Chovelon, Raoul et Madeleine Follereau. L’itinéraire spirituel d’un couple, Perpignan, Éd. Artège, 2019, p. 167.

[26] Attilio Danese et Giulia Paolo Di Nicola, Une auréole pour deux, p. 176-177.

[27] PLQ, don P. Beltrame Quattrocchi, ad 19, q

[28] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 28 juillet 22.

[29] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 5 août 1905.

[30] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 1 août 1905.

[31] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 30 juillet 1905, 3.

[32] Citée par Attilio Danese et Giulia Paolo Di Nicola, Une auréole pour deux, p. 158.

[33] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 3 juillet 1906.

[34] Amélie, Lettre à Frédéric, 24 juillet 1844, Correspondance Frédéric Ozanam et Amélie Soulacroix, p. 613.

[35] Raoul Follereau Rédemption, La Jeune Académie, 1928, p. 64.

[36] Frédéric, poème du 16 juillet 1844 (postdaté d’un jour), Correspondance Frédéric Ozanam et Amélie Soulacroix, p. 784.

[37] Correspondance Frédéric Ozanam et Amélie Soulacroix, p. 769 et 770.

[38] Raoul Follereau Rédemption, La Jeune Académie, 1928, p. 75. Cité par Bernadette Chovelon, Raoul et Madeleine Follereau, p. 31 et 32.

[39] Amélie, Lettre à Frédéric, 1er août 1850, Correspondance Frédéric Ozanam et Amélie Soulacroix, p. 746.

[40] Luigi Beltrame Quattrocchi, Lettre à Maria, 20 juillet 1905, 3.

[41] Luigi Beltrame Quattrocchi, Lettre à Maria, 28 août 09.

[42] Frédéric, Lettre à Amélie, 1er août 1850, Correspondance Frédéric Ozanam et Amélie Soulacroix, p. 741.

[43] Cf. Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 3 juillet 1906.

[44] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 28 juillet 1922.

[45] Luigi Beltrame Quattrocchi, Lettre à Maria, 1er août 1905.

[46] Luigi Beltrame Quattrocchi, Lettre à Maria, 2 août 1905.

[47] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 5 août 1905.

12.2.2020
 

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