Pascal Ide, « L’amour comme obéissance dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar », Annales Theologici, 22 (2008), p. 35-77.
6) Dépassements externes
Balthasar n’a donc pas reconduit l’amour à la seule obéissance, même s’il n’a jamais thématisé la distinction qui vient d’être ébauchée entre ces trois aspects du don de soi. Il demeure la question de fond relative à cette identification, même si on vient de voir qu’elle ne se prétend pas exhaustive. La passivité-réceptivité de l’obéissance rend-elle compte de l’essence de l’amour ? Et comme nous avons vu que Balthasar étendait cette attitude de disponibilité à la connaissance, toute ouverture est-elle reconductible à la seule obéissance ? Pour répondre à ces deux questions, je ferai appel à d’autres auteurs et donc évaluerai la pensée balthasarienne de l’extérieur. Certes, le théologien suisse les connaît, voire il leur a consacré des ouvrages – mais quel penseur chrétien occidental convoquer que Balthasar n’ait pas lu ? –, il n’empêche qu’il les interprète sans en retenir toute l’anthropologie de la réceptivité et de l’amour.
a) Balthasar et Thomas d’Aquin
Commençons par la seconde question. Il est hors de question de comparer ces deux géants de la pensée. Il s’agit simplement ici d’interroger la réduction de toute ouverture radicale à la seule disponibilité obéissante. À côté d’une réflexion sur l’obéissance peut-être plus riche qu’on ne le croit usuellement, l’Aquinate analyse au moins deux réceptivités premières qui lui sont irréductibles.
1’) Convergences inattendues à propos de l’obéissance
Auparavant, il n’est peut-être pas inutile de montrer brièvement que les points de contact entre saint Thomas et Balthasar sur l’obéissance sont peut-être plus nombreux qu’on ne le croit usuellement. Je n’en retiendrai que trois : le primat de l’obéissance, la désappropriation de soi, l’enracinement de l’obéissance économique dans l’attitude éternelle du Fils ou du moins dans sa divinité.
- On sait que, chez Balthasar, l’attitude radicale du Fils incarné est la disponibilité obéissante et réceptive au vouloir du Père. Or, pour Thomas, « l’obéissance est la plus grande de toutes les vertus [Obedientia est maxima virtutum] [1] » – précisons : parmi les vertus morales [2]. En effet, « tout bien, quel qu’il soit, est rendu meilleur [redditur melius] grâce à l’obéissance [3] ». Le rapprochement peut être approfondi. Pour l’auteur de la Trilogie, l’obéissance fait participer la personne à la mission du Christ et donc à l’universel. Or, Thomas a déjà identifié l’obéissance religieuse à l’universel. Il la compare à l’obéissance à laquelle tout le monde est appelée selon Hé 13,17 et affirme que l’obéissance séculière est à l’obéissance religieuse « comme l’universel au particulier [sicut universale ad particulare] ». En effet, ceux qui vivent dans le siècle se réservent quelque chose, et accordent quelque chose à Dieu », alors que « ceux qui vivent dans l’état religieux, se donnent entièrement à Dieu, eux et leurs biens [totaliter se et sua tribuunt Deo]. Aussi leur obéissance est-elle universelle [universalis] [4] ».
- Pour Balthasar, l’obéissance ne se réduit pas à l’acte par laquelle la volonté se laisse mesurer par autre que soi ; elle est aussi un acte en quelque sorte privatif de videment de soi ou de désappropriation kénotique. Or, au terme de la IIa-IIæ, dans son étude de la vie religieuse dont le cœur est constitué par l’obéissance, Thomas affirme à la fois que celle-ci est une discipline en vue de faire grandir dans l’amour ainsi qu’un repos de l’âme dans l’amour du Christ, et qu’elle est « comme un holocauste par lequel quelqu’un s’offre totalement à Dieu, ses biens et soi-même [5] ». Et, de manière inattendue, dans l’opuscule De Perfectione Vitæ Spiritualis, l’Aquinate initie sa discussion relative au vœu d’obéissance par un éloge de l’amour comme perte de soi : « Pour vivre la perfection de la charité, il n’est pas seulement nécessaire que l’homme quitte ce qui est extérieur [exteriora abiciat], mais aussi qu’il se quitte lui-même [se ipsum derelinquat] [6] ».
- Chez Balthasar, l’obéissance du Fils incarné trouve son fondement et sa condition de possibilité dans l’attitude d’absolu accueil du Fils éternel, dans la vie intratrinitaire. De prime abord, pour le théologien médiéval, l’obéissance semble caractériser la seule attitude du Christ en son humanité [7]. Pour autant, certains passages de cette œuvre de maturité qu’est le commentaire sur Jean attribuent l’attitude d’obéissance autant à la divinité qu’à l’humanité [8]. Je ne retiendrai qu’un seul passage, significatif. Commentant « je ne puis rien faire de moi-même » (Jn 5,19), Thomas estime que cette parole a trait à « l’origine de son pouvoir [9] ». Suivant saint Augustin, il distingue deux interprétations : la première rapporte l’origine au Fils de l’homme, autrement dit à l’humanité du Christ [10], la seconde au Fils de Dieu, autrement dit à la divinité du Christ [11]. Or, selon cette seconde ligne herméneutique, le Christ rapporte son pouvoir à son Père. Voici comment Thomas argumente : « En effet, son agir et son pouvoir sont son être [nam suum facere, et suum posse, est suum esse] ; or, son être lui est [donné] par un autre [esse autem est ei ab alio], à savoir son Père ; et donc, de même qu’il n’est pas par lui-même, de même il ne peut rien faire [facere] par lui-même ; aussi [dit-il] : ‘Je ne fais rien par moi-même’ (Jn 8,28) [12] ». Thomas souligne donc une double continuité : entre humanité et divinité du Christ ; entre dépendance opérative de la volonté du Fils à l’égard de celle du Père et dépendance entitative de la Personne du Fils à l’égard de celle du Père.
2’) Divergences à propos de la connaissance
Quoi qu’il en soit de l’importance, voire de la primauté (relative) de l’obéissance, celle-ci demeure toujours seconde pour le Docteur angélique, car elle est subordonnée à des ouvertures foncières qui lui sont antérieures. La première est l’apérité de l’intelligence à l’être et à la vérité. La thèse est bien connue et d’ailleurs aussi partagée par Balthasar. Il importe simplement de souligner deux points.
Tout d’abord, cette ouverture au verum se présente non seulement comme une réceptivité mais comme une orientation, un attrait, autrement dit, d’une manière active, dynamique : « on trouve dans l’homme une inclination [inclinatio] vers le bien conforme à sa nature d’être raisonnable, qui lui est propre ; ainsi a-t-il une inclination naturelle [naturalem inclinationem] à connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société [13] ». Voilà pourquoi Thomas parle d’un desiderium veritatis ; c’est d’ailleurs, pour lui, l’un des principaux moteurs de notre recherche de Dieu ; voilà aussi pourquoi, selon « une trouvaille du génie de S. Thomas [14] », ce désir a pour objet ultime la vision divine [15]. On ne saurait donc réduire l’ouverture à la vérité à la seule réceptivité obéissante et biffer la dimension proprement désidérative. Ce point est d’autant plus significatif que Thomas, lecteur attentif de l’évangile selon saint Jean, à l’instar de Balthasar, l’aborde souvent dans son commentaire johannique [16].
Ensuite, cette ouverture à l’être qui hantait Heidegger s’inscrit dans un cadre plus général, celui de la connaissance. Balthasar estimait insuffisante l’approche classique de la connaissance fondée sur la seule intentionnalité et se trouve conduit à la définir comme obéissance, c’est-à-dire disponibilité totale du sujet au service de l’objet. Toutefois, l’argument pourrait se retourner contre lui. Son explication, en effet, ne rend pas compte de la prime ouverture de la capacité de connaissance à la réalité qui s’offre à elle ; tout au contraire, elle la présuppose. À juste titre, Balthasar insiste sur le renoncement kénotique à son propre savoir et sur le creusement intérieur permettant au sujet d’entendre la voix divine. En termes techniques, comment rendre compte de la détermination de la puissance cognitive par l’acte qui est lui-même spécifié par son objet ? En termes triviaux, comment, avant même de répondre « me voici », l’homme qui obéit entend-il la voix qui l’appelle et reconnaît-il que le son fait sens ? Par conséquent, en-deçà de tout acte d’obéissance et constituant sa condition de possibilité, il demeure une très humble adaptation – et plus encore adéquation – du connaissant au connu, relation si humble qu’elle demeure souvent invue et à laquelle Balthasar n’a pas prêté attention.
On peut le dire d’une autre manière. L’acte d’obéissance laisse et requiert entre deux êtres une distance, voire la maintient béante pour éviter toute fusion-confusion. Mais la connaissance demande beaucoup plus. L’un des très grands mérites de la noétique thomasienne [17] est d’avoir résolu la difficile question de la nature de la connaissance dans la doctrine justement fameuse de l’unité du connaissant et du connu [18]. Ce faisant, Thomas reprenait le cœur même de l’épistémologie aristotélicienne : « L’acte du sensible et celui du sens sont un seul et même acte, mais leur quiddité n’est pas la même [19] ». Tout au contraire, la réinterprétation de la définition scolastique de la connaissance comme fieri aliud inquantum aliud [20] – « devenir l’autre en tant qu’autre » – dans un sens non plus intentionnel mais extatique, desserre le nœud sujet-objet, rendant obscure l’unité nouvelle et intime permise par la connaissance [21]. Au fond, Balthasar reconduit l’unité de la connaissance à l’unité des volontés, et la réceptivité propre au connaître à la soumission non-aliénante à une volonté étrangère à la sienne. Or, justement Thomas hiérarchisait verum et bonum [22], ainsi que l’intelligence et la volonté [23] au nom de la plus profonde simplicité, autrement dit de la plus grande unité de la puissance ou de l’acte avec son objectum [24].
3’) Divergences à propos de l’amour [25]
L’unité et la réceptivité obéissante ne s’étayent pas seulement sur l’unité plus radicale opérée par la connaissance et sur l’inclination plus originaire au vrai, mais elles présupposent, sans faire nombre, l’attirance du bien qui suscite l’amour. Là encore, il s’agit à la fois d’une nouvelle ouverture, irréductible à l’obéissance, et d’un attrait.
L’amour est, pour Balthasar, don de soi et le don de soi réceptivité, obéissance la plus abandonnée possible au vouloir divin. Mais comment être assuré que cet arrachement à soi ne fait pas violence, que cette théonomie n’est pas aliénante, que le vouloir différent, étranger ainsi hébergé n’est pas une destruction de la puissance volitive et amative en son être même ? A trop souligner la rupture entre les deux volontés, divine et humaine, à n’accorder d’initiative qu’à la condescendance de la première, on manque la nécessaire continuité qui met la seconde en mouvement.
Or, telle est la réponse que Thomas apporte à la question de l’essence de l’amour. Comme toute passion [26], il est passivité et cette passivité dit une précédence de l’objet – en ce sens, il se trouve ici un point commun trop inaperçu avec Balthasar ; mais l’Aquinate va plus loin en montrant que l’objet n’émeut et donc ne meut qu’à raison du bien qu’il présente à la puissance affective, au sujet aimant – ce qui introduit une continuité dynamique. Et à celui qui objecterait que si tout amour est recherche de bien, donc de son bien, il doit être suspecté d’égoïsme, rappelons – sans pour autant entrer dans la vaste querelle de l’amour pur – que Thomas à la fois oppose amor concupiscentiæ (qui correspond à l’amour égoïste ou captatif) et amor amicitiæ (qui correspond à l’amour oblatif) tout en honorant la mêmeté, puisqu’il fonde son propos sur la métaphysique de l’acte et de la puissance [27] : le premier type d’amour est relation de puissance à acte – donc instrumentalise l’autre en en faisant un moyen d’achèvement personnel – et le second relation d’acte à acte – qui porte donc le sujet aimant constitué dans son intégrité achevée vers l’autre pour l’autre. Ce qui est vrai de l’amour-passion l’est aussi de l’amour-volonté, ce dont il a déjà été question et ce qui va apparaître encore davantage désormais.
De même, une analyse de l’amour opérée exclusivement à partir du don de soi ne rend pas compte de ce présupposé selon lequel le sujet spirituel choisit de se donner plus que de se garder. Avant même toute spécification par une volonté autre, l’exercice même de la liberté qui décide de se donner doit, d’une manière ou d’une autre, y avoir discerné quelque bien. A l’instar de la connaissance, quoique différemment, la volonté ne peut s’ébranler que si elle est déjà ouverte à ce qui l’attire. Si angoissante soit la volonté du Père, le Christ ne marcherait pas vers son Heure, s’il n’en faisait pas sa nourriture et ses délices depuis son entrée dans le monde. Or, l’analyse thomasienne de souligne cette nécessaire continuité entre la volonté et ce qu’elle reçoit, en l’occurrence sous forme d’attrait d’un bien. Celui-ci se présente non seulement comme ce à quoi je suis ouvert, mais ce vers quoi je suis incliné. En effet, suivant, là encore, la leçon d’Aristote – « Le bien est ce à quoi toutes choses tendent », est-il dit au seuil de l’Éthique à Nicomaque [28] –, Thomas d’Aquin montre que bonum dit perfectum et, à ce titre, est désirable [29]. Quoi qu’il en soit de l’hétérogénéité de ce que l’obéissance commande à la volonté, elle s’inscrit toujours sur un fond minimal de bonté désirable et achevante. C’est ainsi que Jean-Louis Souletie critique l’identification balthasarienne de l’amour et de la kénose, au nom même de la conception thomasienne de l’amour : « L’amour n’est-il que don de soi et désappropriation ? La réflexion thomasienne articule cette dimension de l’amour avec une autre qui est le mouvement d’un être vers son bien, vers la joie, la plénitude et le bonheur. L’une complète l’autre [30] ».
b) Balthasar et la « petite Thérèse [31] »
Après avoir fondé l’ouverture de l’obéissance sur celles du vrai et du bien et, ce faisant, élargi la réceptivité fontale de l’homme, il nous faut interroger la conception-même de l’obéissance , en l’occurrence, la disjonction introduite par Balthasar entre celle-ci et le désir-dynamisme. En vue de réconcilier les deux attitudes, je ferai appel à la théologie spirituelle proposée par le Docteur de l’église Thérèse de Lisieux.
1’) Une spiritualité de l’obéissance
De prime abord, l’accord entre le théologien Balthasar et la mystique carmélitaine est total : l’écrit fameux que le premier a consacré à la seconde – ouvrage qui a d’ailleurs beaucoup favorisé la reconnaissance de la place que Thérèse pouvait et devait tenir dans la réflexion théologique – a longuement souligné la place de l’obéissance dans la vie puis dans la mission doctrinale de la Carmélite [32] et son identification à l’amour : « l’obéissance et l’amour […] sont […] un [33] » ; « pauvreté, obéissance, virginité […], plus encore que des voies et des moyens, sont pour Thérèse l’amour lui-même, sa pure expression, et sa présentation vivante et parfaite [34] ». En effet, à l’instar d’Ignace ou de Balthasar, Thérèse souligne l’importance essentielle de la disponibilité obéissante dans l’attitude d’amour. Quelques notes suffiront car ce point est bien connu.
D’abord, de manière générale, la vie de la carmélite Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face se caractérise par une profonde soumission obéissante. De nombreux témoignages des deux Procès l’attestent. Cette obéissance s’exerce non seulement vis-à-vis de la Mère Supérieure – voire des autres sœurs –, mais encore, d’une manière de plus en plus profonde et permanente, à l’égard de l’Esprit-Saint. La science spirituelle de Thérèse de l’Enfant-Jésus peut même s’interpréter, selon un de ses lecteurs les plus autorisés, comme « une science d’utilisation des dons du Saint Esprit. On ne saurait l’oublier en étudiant leurs écrits sans en méconnaître le but et en fausser les perspectives [35] ». Or, Thérèse voit dans cette docilité habituelle le cœur et la perfection même de l’amour. L’obéissance est soumission amoureuse à l’autorité.
Par ailleurs, cette attitude d’obéissance s’inscrit dans le cadre plus général d’une attitude de suprême réceptivité – ou, dans les termes de Thérèse, de « totale pauvreté ». Loin d’être latérale, cette réceptivité constitue l’essence du mouvement d’abandon. Deux images la résument. La première est la parabole du petit oiseau développée par le Ms B [36]. La seconde est celle, tout aussi connue, des « mains vides ». Résumons la seconde : « Au soir de cette vie – écrit-elle dans l’Acte d’offrande à l’Amour Miséricordieux –, je paraîtrai devant vous les mains vides [37] ». Or, cet acte d’offrande est un mouvement d’amour qui couvre même les actes les plus simples : « Tout ce que je fais, les mouvements, les regards, tout, depuis mon offrande, c’est par amour [38] ». Et le moyen de cette réceptivité réside dans le consentement paisible à la petitesse. Thérèse joint même un moment les trois qualités essentielles qui sont de quasi-synonymes lorsqu’elle qualifie le petit oiseau de « pauvre petit être faible [39] ». Petitesse, faiblesse et pauvreté sont, pour et chez Thérèse, de vraies qualités, des vertus évangéliques, car elles creusent la capacité à pouvoir accueillir davantage le don de Dieu, en l’occurrence l’amour qu’il veut déverser dans l’âme.
Enfin, Thérèse semble situer l’obéissance plus haut que le désir. Décisive, à ce sujet, est la lettre que Thérèse rédige pour sa marraine le 17 septembre 1896. Sœur Marie du Sacré Cœur vient de lire le Manuscrit B et, dans un billet, elle écrit qu’elle éprouve de la tristesse face aux « désirs extraordinaires du martyre » qui soulèvent Thérèse. La lettre de celle-ci constitue une mise au point importante, distinguant entre d’un côté ses « désirs du martyre » eut de l’autre, sa « confiance illimitée », son « espérance aveugle » en « sa miséricorde » ; or, ce ne sont pas les désirs, si grands soient-ils qui « me donnent la confiance illimitée que je sens en mon cœur », mais « aimer ma petitesse et ma pauvreté ». Voilà pourquoi Thérèse peut conclure que ces désirs « ne sont rien » et, plus exactement « sont une consolation » alors que l’abandon confiant est son « seul trésor [40] ». Un peu plus loin, Thérèse ajoute même que moins l’on a de désir – « plus on est faible, sans désirs, ni vertus » – et mieux cela dispose à la confiance : « C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour [41] ».
2’) Une intégration de l’obéissance dans le désir
Si Thérèse fonde sa vie sur l’obéissance, elle n’en nie pas pour autant la place du désir. Plus encore, elle accorde à celui-ci une place tout aussi centrale. On peut même affirmer qu’elle vit – et met en mots – leur intime connexion.
- Tout d’abord, de manière générale et quantitative [42], donc encore extérieure, le vocabulaire de l’attrait prend une place importante chez la sainte de Lisieux. Il présente même une richesse inattendue [43]. Tout proche du champ du désir se trouve celui de la demande qui, lui non plus, ne manque pas de générosité [44]. En regard, le lexique de l’obéissance est singulièrement pauvre [45]. Enfin, mais comment s’en étonner ?, le vocabulaire de l’amour est richement représenté, qualitativement et, plus encore, quantitativement [46].
- Passant au contenu de sens, on constate que Thérèse corrèle étroitement le désir qui l’habite et l’accueil obéissant de la volonté divine. S’inscrivant dans le sillage de la grande tradition carmélitaine tout en faisant appel à son expérience, elle énonce cette relation de la manière suivante : Dieu fait précéder ses dons d’un désir de la personne. Cette assertion se retrouve à pas moins de dix reprises [47]. Malgré la constance de leur contenu, les formulations principales évoluent légèrement et significativement. La première mention – dans l’Offrance comme Victime d’Holocauste à l’Amour Miséricordieux – est générale : « plus vous voulez donner, plus vous faites désirer [48] ». Les trois mentions suivantes, tirées du Manuscrit A, approprient cette formule universelle, soit à titre personnel – « jamais Il ne m’a fait désirer quelque chose sans me le donner [49] » ; « Il ne m’inspirerait pas les désirs que je ressens, s’Il ne voulait les combler [50] » – soit à une personne à qui elle s’adresse – « le Bon Dieu ne vous donnerait pas le désir d’être possédée de Lui, de son Amour Miséricordieux s’il ne vous réservait cette faveur… ou plutôt il vous l’a déjà faite [51] ». Puis, après une formule là encore neutre – « les plus petits événements de notre vie sont conduits par Dieu, c’est Lui qui nous fait désirer et qui comble nos désirs [52]… » –, Thérèse précise l’expression en notant que le désir, s’il demeure, vient de Dieu même : « toujours il m’a donné ce que j’ai désiré ou plutôt il m’a fait désirer ce qu’il voulait me donner [53] ». On aura noté ce fait étonnant : Thérèse elle-même se corrige ou plutôt se précise devant son lecteur. Les deux formulations suivantes, presque identiques et rédigées le même jour, s’inscrivent dans le prolongement des précédentes : « Il m’a toujours fait désirer ce qu’il voulait me donner [54] » ; « Le bon Dieu m’a toujours fait désirer ce qu’il voulait me donner [55] ». Enfin les deux derniers énoncés, elles aussi contemporaines, appliquent la formulation à un objet particulier, en l’occurrence eschatologique : « Le bon Dieu ne me donnerait pas ce désir de faire du bien sur la terre après ma mort, s’il ne voulait pas le réaliser [56] » ; « Oh ! quand je serai au Ciel, je ferai beaucoup de choses, de grandes choses… il est impossible que ce ne soit pas le bon Dieu qui me donne lui-même ce désir, je suis sûre qu’il m’exaucera [57]! » Cette dernière formulation conjugue les deux thèmes ci-dessus : l’objet déterminé et la source divine du désir [58].
Focalisons-nous sur la seule question de la relation et, plus encore, de la proportion entre don divin et désir. Thérèse évite une double erreur d’interprétation. La première estime que le don divin n’est préparé ni anticipé par aucun désir (telle est la position que défend Balthasar) ; or, cet effacement de toute aspiration est contraire à l’expérience constante de Thérèse. Symétriquement, la seconde herméneutique affirme que le désir précède toujours le don (c’est la posture que condamne Balthasar) ; mais Thérèse sait tout autant que le désir humain ne peut mesurer le don de Dieu qui est constante surprise [59]. Comment conjure-t-elle ces deux erreurs ? Puisque le premier schème est à un temps (le don divin sans le désir humain) et le second à deux temps (le désir humain avant le don divin), la seule solution est d’introduire un troisième temps : le don de Dieu (qui fait désirer) ; le désir humain ; le don de Dieu (qui est désiré). Le premier moment répond à l’accusation d’offusquer la nouveauté, le second à celle d’irriter la nature humaine, le troisième correspond à l’intention, à la mission transcendante. Mais comment différencier le premier don (qui est aussi le premier moment) du second (qui constitue le troisième moment) ? Si la cause est chaque fois divine, la finalité diffère : le premier don permet à l’âme de s’y préparer, donc se situe du côté de la réceptivité et de l’origine, le second don, lui se tient du côté de l’émissivité et de la finalité : le premier don est la condition de possibilité du second, alors que le second est la raison d’être du premier. Dès lors, alpha et oméga, principe et terme, Dieu divinise de part en part l’œuvre de l’homme tout en respectant, plus, en rehaussant, son autonomie. Et ici, la consistance humaine n’est pas d’abord celle de la liberté ou de la raison, mais celle de l’affectivité, en l’occurrence désirante. En (se) « faisant désirer », Jésus divinise le désir lui-même, le sanctifie et ôte tout risque de réduction de la nouveauté. Pour autant, le désir s’étend, s’élargit jusqu’à l’irruption de la plus inouïe des nouveautés, celle concernant la vie éternelle – précisément, le « désir de faire du bien sur la terre après ma mort » [60].
On peut encore préciser. Les moments du même et du différent ne s’équiparent pas. Dieu comble et achève le désir de Thérèse et celle-ci ne se trompe pas en Le désirant, ni Dieu en lui faisant désirer ce qu’il veut lui donner. Mais Dieu n’est pas seulement le terme (au sens de causa finalis) du désir, il est aussi la cause (au sens de causa efficiens) de sa concrétisation, de sorte qu’il lui appartient à lui et à lui seul de mener le desiderium à son terme. Donc, l’âme expérimente une continuité au point de départ, et le hiatus s’introduit dans la tension vers le point d’achèvement. Dit autrement, le moment de la rupture s’inscrit sur fond de continuité. Dans les termes de l’analogie chers à Balthasar (qui, rappelons-le, envisage toujours l’analogia realis comme similitude d’éléments réels par ailleurs dissembables), il existe une analogia desiderii entre le désir maîtrisé des dons créés, même s’ils sont gratuits et surprenants, et le désir des dons incréés qui, lui, échappe à toute mesure humaine.
Il est donc possible, à partir des propos de Thérèse, d’intégrer le concept balthasarien d’obéissance sans pour autant nier le primat du désir. Reprenons l’exemple de l’entrée au Carmel. On souligne souvent et à juste titre, combien Thérèse la désire ardemment et le plus tôt possible. Pour autant, aperçoit-on assez combien, pendant cette période, elle multiplie les actes d’obéissance : suivant l’avis de sa sœur Pauline, Mère Agnès de Jésus, elle écrit « aussitôt » à l’évêque ; puis elle renonce à écrire lorsque cette même sœur lui conseille de ne plus envoyer de lettre à Mgr. Hugonin, évêque de Bayeux : « J’obéis aussitôt, car j’étais sûre que c’était le meilleur moyen de ne pas me tromper ». De plus, intérieurement, Thérèse vit cette période dans une attitude de total abandon : « Je m’abandonnai totalement [61] », c’est-à-dire d’espérance qui, dans son vocabulaire, est souvent équivalente à la foi. En effet, elle ne cesse d’affirmer que l’ajournement sine die de l’autorisation fut une épreuve de la foi : « chaque matin amenant une nouvelle déception qui cependant n’ébranlait pas [ma] foi » ; « cette épreuve fut bien grande pour ma foi » ; il « me fait comprendre qu’à ceux dont la foi égale un grain de sénevé, il accorde des miracles » ; « il ne fait pas de miracles avant d’avoir éprouvé leur foi [62] ». Enfin, si Thérèse ne se révolte en rien, elle ne vit pas non plus cette période d’attente passivement. Au contraire, « je demandais à Jésus de briser mes liens » ; or, les liens sont autant d’attaches aux créatures détournant du seul Bien, donc empêchant l’obéissance. Tout indique que Thérèse vécut ce moment de renoncement dans une attitude de profonde soumission. La doctrine thérésienne du désir est donc étroitement entrelacée à celle de l’obéissance, réintégrant le hiatus introduit par celle-ci dans l’élan continuiste de celui-là.
3’) Une fondation de l’obéissance dans la contemplation
Enfin, l’attitude thérésienne de réceptivité obéissante est précédée par la contemplation. L’on sait combien le charisme carmélitain place celle-ci au cœur de la vie spirituelle [63] ; en ce sens, Thérèse s’inscrit dans cette tradition [64]. La parabole du petit oiseau évoquée ci-dessus souligne aussi l’importance de la vision : s’il « n’est pas en son petit pouvoir » de « s’envoler », « il veut rester à fixer son Divin Soleil ». Et quand il se « trouve assailli par la tempête », son « bonheur [est] pour lui de rester là quand même, de fixer l’invisible lumière qui se dérobe à sa foi [65] !!! »
Mais il est ici affirmé autre chose. Nous retrouvons l’intuition thomasienne selon laquelle la connaissance précède l’appétit, la réceptivité du sens et de l’intelligence fonde la réceptivité de l’affectivité sensible et volontaire. Bien évidemment, la Carmélite de Lisieux n’emploie pas ce vocabulaire ; mais elle déchiffre les relations entre obéissance et contemplation à partir de la dynamique donation-réception. Précisément, Thérèse adopte cette attitude de réceptivité parce qu’elle a d’abord contemplé en Dieu celui dont toute la joie est de donner et de se donner. Plus encore, Thérèse comprend que la plus grande tristesse de Dieu est de ne pas être reçu autant qu’il voudrait se donner. Or, cette prise de conscience surgit avec une force singulière à deux moments clés de sa vie. Le premier épisode, bien que se déroulant en juillet 1887 selon les Novissima verba, est consécutif à la grâce de Noël 1886 et raconté juste après celle-ci. Thérèse tombe sur une image du Christ en Croix : « Je fus frappée par le sang qui tombait d’une de ses mains Divines, j’éprouvai une grande peine en pensant que ce sang tombait à terre sans que personne ne s’empresse de le recueillir, et je résolus de me tenir en esprit au pied de la Croix pour recevoir la Divine rosée [66] ». Le second est formulé dans l’Acte d’Offrande du 9 juin 1895 : « O mon Dieu ! votre Amour méprisé va-t-il rester en votre Cœur ? […] il me semble que vous seriez heureux de ne point comprimer les flots d’infinies tendresses qui sont en vous [67] ». De fait, c’est parce qu’elle contemple Jésus en acte d’aimer que Thérèse rend « Amour pour Amour [68] ».
Par conséquent, l’attitude thérésienne de réceptivité obéissante se trouve incluse avec un rare équilibre dans une anthropologie qui prend en compte l’ouverture cognitive et l’émissivité désidérative ou affective.
7) Conclusion
On pourrait objecter à ces dernières critiques leur extériorité : si Balthasar aime et admire Thomas d’Aquin et Thérèse, sa pensée et sa spiritualité se construisent à partir d’un tout autre lieu que la théologie du premier et la mystique de la seconde. Or, Hegel nous a appris que la seule critique pertinente est celle qui fait de l’autre un moment de l’identité ; tant que l’altérité est repoussée à l’extérieur comme erronée, elle corrode (elle altère, au sens propre) l’unité et lui oppose sa part de vérité impensée.
Je répondrai à cette objection en revenant à la question fondamentale et par certains côtés unique que se pose Balthasar : face à Dieu qui se donne totalement, quel sera le récepteur créaturel véritablement adéquat ? Autrement dit, quelle attitude d’amour adaptera l’homme au don incommensurable de Celui qui est semper major ? Le théologien est donc en quête de l’attitude de réceptivité maximale. Pour Balthasar, on l’a vu, elle s’identifie à l’obéissance elle-même comprise comme désappropriation kénotique de soi, ce creusement étant opéré par l’Esprit : Dieu nous adapte à lui-même, requérant de notre part un état qui est celui de la materia prima à l’égard de la forme [69].
Or, si l’on systématise les évaluations critiques faites dans la dernière section de l’article, elles partent justement de cette interrogation et l’élargissent de l’intérieur. En effet, là où Balthasar réduit toute passivité réceptive à la seule figure de l’obéissance, Thomas d’Aquin et Thérèse de Lisieux distinguent non pas une mais trois passivités qui sont autant de réceptivités originaires (et donc de sources de l’action pleinement divinisée) : réceptivité de lumière, réceptivité d’attrait et réceptivité d’obéissance. Et cette tripartition peut s’expliciter soit à partir de l’objet – respectivement : vérité, bien, volonté (au sens objectif) d’autrui – soit à partir des facultés du sujet – respectivement : intelligence, volonté (au sens subjectif) et liberté –, de sorte que l’on est conduit à distinguer la réceptivité de l’intelligence à l’égard de l’être (verum), celle de la volonté à l’égard du bonum, celle de la liberté à l’égard d’un vouloir supérieur. Enfin, l’on peut analyser la nature même de cette réceptivité et ainsi la diversifier, voire la graduer, précisément en fonction de la pondération du poids en son sein des éléments d’activité (élan, inclination) et de passivité (soumission, disponibilité) – l’élément d’activité domine dans la réceptivité d’attraction et l’élément de passivité dans la réceptivité d’obéissance – ou en fonction de la capacité à concrétiser une unité entre donateur et donataire au sein même de la faculté – l’unum domine ici dans la réceptivité de lumière et va décroissant jusqu’à la réceptivité d’obéissance – ou en fonction de l’intégration de la totalité de la personne – auquel cas le dernier ordre s’inverse. Il va de soi que ces remarques, qui requerraient de longs développements, ne sont qu’apéritives.
Abstract
Cet article a pour objet l’un des thèmes centraux de la théologie de Hans-Urs von Balthasar : l’identification de l’amour (divin et humain) et de l’obéissance. Il présente d’abord l’origine existentielle de cette doctrine (dans la vie du théologien) et sa base spéculative (dans les différents domaines de la théologie). Puis, il en expose le contenu théologique (Dieu comme autodonation, la proportion entre réception et donation, l’obéissance comme seule proportion adéquate entre don et réception) et les attendus philosophiques (la connaissance comme amour et comme obéissance, jusqu’à l’extrême). Enfin, il en propose un double type de dépassement critique, interne (à partir de Balthasar même : l’amour comme fécondité et enveloppement) et externe (à partir de Thomas d’Aquin et de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : la triple réceptivité irréductible de lumière, d’attrait et d’obéissance).
Pascal Ide
[1] II Sent., d. 44, q. 2, a. 1, s. c. 2.
[2] En effet, les vertus théologales la dépassent en raison de leur objet (cf. Summa Theologiæ, IIa-IIæ, q. 104, a. 3).
[3] Super Phil., cap. 2, lect. 3, n° 74. Dans le même sens et appliqué autant à la vie active qu’à la vie contemplative Super Ioan., cap. 11, lect. 1, n° 1473.
[4] Summa Theologiæ, IIa-IIæ, q. 186, a. 5, ad 1um.
[5] Ibid., a. 7, c.
[6] De Perfectione Vitæ Spiritualis, cap. 11, lignes 1-28, numérotation de la Léonine.
[7] Cf. le texte le plus explicite sur le sujet : Summa Theologiæ, IIIa, q. 30, a. 2. Cf. aussi le commentaire de Ph 2,8 (Super ad Phil., cap. 2, l. 2, n° 65).
[8] Le professeur Waldstein propose un constat de départ significatif : si l’évangéliste n’utilise jamais de termes appartenant au champ lexical, à la sphère sémantique de l’obéissance (contrairement à Paul), en revanche, Thomas emploie les termes obedire, obedientia et obediens cent-quarante fois dans son commentaire (cf. M. Waldstein, “The Analogy of Mission and Obedience. A Central Point in the Relation between Theologia and Oikonomia in St. Thomas Aquinas’s Commentary on John,” in Reading John with St. Thomas Aquinas, edited by M. Dauphinais and M. Levering, Catholic University of America Press, Washington (DC), 2005, 92-112).
[9] Super Ioan., cap. 5, l. 5, n° 794, trad. sous la dir. Marie-Dominique Philippe, Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’Évangile de saint Jean. Tome 1. Le Prologue. La vie apostolique du Christ, Le Cerf, Paris, 1998, 351.
[10] Cf. Ibid., n° 795-796.
[11] Cf. Ibid., n° 797-798.
[12] Ibid., n° 797, trad. modifiée, 352.
[13] Summa Theologiæ, Ia-IIæ, q. 94, a. 2.
[14] S. Pinckaers, Le désir naturel de voir Dieu, “Nova et Vetera”, 51 (1976), 256-273, ici 260.
[15] Cf. par exemple, Summa contre Gentiles, L. III, ch. 57, n° 2334.
[16] Cf. P.-Y. Maillard, La vision de Dieu chez Thomas d’Aquin. Une lecture de l’In Ioannem à la lumière de ses sources augustiniennes, coll. “Bibliothèque thomiste” n° 53, Vrin, Paris, 2001.
[17] Parmi les plus multiples exposés de cette doctrine chez les disciples de Thomas, j’en extrais trois de valeur, l’un, plus ancien, de J. Maritain (Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre, coll. “Bibliothèque française de philosophie”, DDB, Paris, 21926, chap. 2, iii, n° 9, 50-65), deux, plus récents : Thomas d’Aquin, De la Vérité. Question 2 (La science en Dieu), introd., trad. et comm. de S.-Th. Bonino, Fribourg (Suisse), éd. Universitaires, Paris, Le Cerf, 1996, 135-166 : “Éléments pour une théorie du connaître” ; Y. Floucat, L’intime fécondité de l’intelligence. Le verbe mental selon saint Thomas d’Aquin, coll. “Croire et savoir” n° 35, Téqui, Paris, 2001.
[18] Cf. S. Thomas, De Veritate, q. 8, a. 1, etc. Cf. H.-D. Simonin, L’identité de l’intellect et de l’intelligible dans l’acte d’intellection, “Angelicum”, 7 (1930), 218-248.
[19] Aristote, De l’âme, L. III, ch. 2, 425 b 25-26, trad. Jean Tricot, coll. “Bibliothèque des textes philosophiques”, Vrin, Paris, 21972, 154. Cf. ch. 4, 430 a 3-4 ; ch. 5, 430 a 14-15 ; chap. 8, 431 b 21. Cf. aussi Métaphysiques, L. XII, ch. 9, 1075 a 3-5.
[20] Cette formule célèbre est inspirée de Jean de Saint-Thomas (Cursus theologicus. In Iam, disp. 16, a. 1).
[21] Cf. H.-D. Simonin, La notion d’’intention’ dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin, “Revue des sciences philosophiques et théologiques”, 19 (1930), 445-463 ; A. Hayen, L’intentionnel selon saint Thomas, DDB, Paris, 21954 ; J.-L. Solère, La notion d’intentionnalité chez Thomas d’Aquin, “Philosophie”, 24 (1989), 13-36.
[22] Cf. Summa Theologiæ, Ia, q. 16, a. 4, c. ; De Veritate, q. 21, a. 3 ; etc.
[23] Cf. Ibid., q. 82, a. 3 ; De Veritate, q. 22, a. 11 ; etc.
[24] On pourrait encore envisager la comparaison sous un autre angle. On le sait, la noétique aristotélico-thomasienne fait de l’immatérialité la condition ontologique de possibilité du savoir (cf., par exemple, B. Hubert, Immatérialité, intentionnalité et immanence du connaître, “Nova et Vetera”, 67 (1992), 24-47), au point qu’on a pu dire qu’”il y a une correspondance rigoureuse entre connaissance et immatérialité” (J. Maritain, Distinguer pour unir ou les degrés du savoir, in J. et R. Maritain, Œuvres complètes, Fribourg Suisse, Ed. Universitaires, Paris, Saint-Paul, 15 volumes, tome IV (1929-1932), 1983, 465) : “Une chose est connaissable dans la mesure où elle est séparée [separatur] de la matière” (De veritate, q. 2, a. 2, c.). Or, justement, la question des relations matière-esprit n’est presque jamais abordée frontament par Balthasar (référence presque unique : Theodramatik II.2 : II.C.2.b) : traiter de la connaissance sous l’angle de l’obéissance permet d’éviter le sujet. Mais, une nouvelle fois, ce que l’épistémologie balthasarienne gagne en concrétude dialogante, elle le perd en capacité à rendre compte de l’unité.
[25] Cf., sur ce sujet, l’importante confrontation (avec laquelle nous divergeons) proposée par D. C. Schindler, Towards a Non-Possessive Concept of Knowledge: on the Relation Between Reason and Love in Aquinas and Balthasar, “Modern Theology”, 22 (2006) n° 4, 577–607.
[26] Cf. Summa Theologiæ, Ia-IIæ, q. 26, a. 2. Sur une bibliographie immense, isolons, non sans arbitraire, H.-D. Simonin, La primauté de l’amour dans la doctrine de S. Thomas, “Vie spirituelle. Supplément”, 53 (1937), 129-143 ; B. J. Diggs, Love and Being. An Investigation into the Metaphysics of St Thomas Aquinas, New York, S. F. Vanni, 1947.
[27] Cf. Ibid., q. 27, a. 3.
[28] Aristote, Éthique à Nicomaque, L. I, ch. 1, 1094 a 3, trad. Jean Tricot, coll. “Bibliothèque des textes philosophiques”, Vrin, Paris, 31972, 32.
[29] Cf. Summa Theologiæ, Ia, q. 5, a. 1. Cf. J. Pieper, Die Wirklichkeit und das Gute, München, Kösel Verlag, 1949.
[30] J.-L. Souletie, “Raison esthétique” et herméneutique christologique chez Balthasar, “Nouvelle revue théologique”, 127/1 (janvier-mars 2005), 18-35, ici 26. Renvoie à Summa theologiæ, Ia, q. 27, a. 3, ad 3um et Ibid., Ia-IIae, q. 26, a. 3.
[31] “On lui demandait quel nom on devrait la prier quand elle serait au ciel. ‘Vous m’appellerez petite Thérèse’, répondit-elle humblement” (Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, Derniers entretiens, Autres paroles, Anonyme, Œuvres complètes (Textes et Dernières Paroles), Le Cerf et DDB, Paris, 1992, 1191. Souligné dans le texte. Toutes les citations de Thérèse et toutes les abriévations seront empruntées à cette éd. critique en un volume).
[32] Cf. H.-U. von Balthasar, Thérèse de Lisieux. Histoire d’une mission, trad. Robert Givord, Médiaspaul, Paris, 1972, cf. respectivement les 2e et 3e parties, notamment le chap. 9 : “Indifférence”, 238-254. L’exposé qui suivra s’inspirera directement de l’œuvre de Thérèse de Lisieux.
[33] “Dans le rapport au père, qu’elle n’a jamais craint, ne fût-ce qu’un instant, elle apprend que l’obéissance et l’amour sont liés sans problème, et au fond ne sont même qu’un” (Ibid., 92).
[34] Ibid., 129.
[35] Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Je veux voir Dieu, Éd. du Carmel, Venasque, 21988, 321.
[36] Cf. Ms B 4 v° et 5, 229-232.
[37] Pri 6, 963. Cf. C. de Messter, Les mains vides. Le message de Thérèse de Lisieux, Le Cerf, Paris, 21988. Et l’on sait que, sur ce point, Thérèse fait progresser la doctrine de Thérèse d’Avila qui, elle, demandait “coûte que coûte” au Seigneur de ne pas “paraître devant vous les mains vides, puisque vous devez mesurer le salaire sur les œuvres” (Vie par elle-même, chap. XXI ; cf. LT 99, 402).
[38] CJ 8.8.2, 1085
[39] Ms B 5 r°, 230. Souligné dans le texte.
[40] LT 197 r° (17 septembre 1896), 552. Souligné dans le texte.
[41] LT 197 r° (17 septembre 1896), 552 et 553.
[42] Pour les fréquences, je me fonde sur l’ouvrage intitulé Les mots de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face. Concordance générale, établie par Sœur Geneviève, Sœur Cécile, Jacques Longchampt, Le Cerf, Paris, 1996. Même ce travail minutieux n’est pas complet (cf. L. de Saint Chamas, Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Dieu à l’œuvre, Éd. du Carmel, Venasque, 1998).
[43] Voici les termes principaux : “affamé” (2 fois et toujours dans le sens de attiré spirituellement) ; “altéré” (5 fois et toujours dans le sens de attiré spirituellement) ; “ambition” (4 fois et toujours dans le sens de désir spirituel) ; “ambitionner” (qui est uniquement employé dans le sens de désirer spirituellement : 5 fois) ; “ardent” (33 fois dont 31 dans le sens de empli de désir spirituel) ; “ardeur” (24 fois dont 22 dans le sens de désir spirituel) ; “aspiration” (28 fois et toujours dans le sens de désir spirituellement) ; “aspirer” (17 fois et toujours dans le sens de désirer spirituellement) ; “attirer” (65 fois dont 22 pour le seul Ms C) ; “attrait” (14 fois) ; “brûler” (48 fois dont 3 fois explicitement accompagnés du terme “désir”) ; “captiver” (8 fois) ; “charme” (57 fois) ; “charmer” (52 fois) ; “convoiter” (2 fois) ; “désir” (211 fois) ; “désirer” (184 fois) ; “envie” (33 fois) ; “envier” (22 fois) ; “faim” (9 fois) ; “goût” (17 fois dont 2 pour “avant-goût du Ciel”) ; “goûter” (35 fois dont 32 dans le sens de savourer surnaturellement) ; “incliner” (2 fois) ; “inclination” (15 fois) ; “passion” (15 fois dont 3 dans le sens de désir) ; “séduire” (7 fois) ; “soif” (qui est uniquement employé dans le sens de désir comme dans l’expression “soif des âmes” : 34 fois) ; “souhait” (16 fois) ; “souhaiter” (40 fois) ; “soupir” (qui est uniquement employé dans le sens de désir : 25 fois) ; “soupirer” (qui est uniquement employé dans le sens de désirer : 15 fois).
[44] Voici les termes principaux : “agréer” (3 fois, dont 1 appliquée à Dieu) ; “chercher” (122 fois) ; “exaucer” (50 fois, toutes appliquées à Dieu) ; “imploration” ( fois) ; “implorer” (6 fois, toutes appliquées à Dieu) ; “instamment” (2 fois) ; “instance” (4 fois) ; “mendiant” (8 fois, dont 4 appliquées à Dieu) ; “mendier” (11 fois, dont 7 appliquées à Dieu) ; [44] ; “recherche” (6 fois) ; “rechercher” (28 fois) ; “réclamer” (37 fois) ; “redemander” (2 fois) ; “solliciter” (10 fois) ; “suppliant” (3 fois) ; “supplier” (62 fois). Il est intéressant de noter que les termes “exigence” et “exiger”, “insister” et “insistance”, ne se retrouvent pas sous la plume de Thérèse. Enfin, quelques mots font davantage partie du vocabulaire phénoménologique accompagnant le désir : “adresser” (42 fois) ; “appel” (qui est uniquement employé dans le sens de vocation divine : 21 fois) ; “appeler” (108 fois, mais dont 47 désignent l’appel divin) ; “répondre” (92 fois) ; “réponse” (24 fois).
[45] Voici les termes principaux : “docile” (2 fois, appliqués à Dieu) ; “écouter” (90 fois dont 10 fois dans le sens d’obéir) ; “esclave” (4 fois, dont 3 fois dans le sens de “servante”) ; “mort” (81 fois dont 1 fois au sens de mort à soi-même) ; “obéir” (37 fois), “obéissance” (19 fois) ; “observer” (8 fois dont 4 dans le sens d’obéir) ; “plier” (5 fois dont 4 dans le sens symbolique d’obéir) ; “servir” (128 fois) ; “serviteur” (16 fois) ; “soumettre” (17 fois) ; “suivre” (122 fois dont une centaine de fois dans le sens d’obéir). Je n’ai pas pris en compte (aux deux sens du terme) un terme bien thérésien dont le sens peut appartenir au vocabulaire de l’abandon : “rien” (327 fois).
[46] Voici les termes principaux : “affection” (53 fois) ; “affectueux” (4 fois) ; “aimant” (6 fois) ; “aimer”, hors “aimer mieux” (704 fois) ; “ami” (79 fois) ; “amitié” (5 fois) ; “amour” (756 fois) ; “amoureux” (7 fois) ; “s’attacher à” (24 fois) ; “bien-aimé” (125 fois) ; “chérir” (26 fois) ; “fervent” (6 fois) ; “ferveur” (16 fois) ; “flamme” (49 fois dont 42 dans le sens de l’amour) ; “feu” (80 fois dont 37 dans le sens de l’amour) ; “intérêt” (13 fois dont 2 dans le sens de l’amour) ; intimité” (4 fois) ; “liens” (25 fois, tous dans le sens de l’amour) ; “sympathie” (2 fois) ; “sympathique” (2 fois) ; “tendre” (51 fois) ; “tendrement” (14 fois) ; “tendresse” (112 fois). Je n’ai pas convoqué les mots “ardent” et “ardeur” déjà pris en considération lors de l’analyse lexicale du désir.
[47] Je fais ici appel aux seules expressions employant le terme “désir”. Bien évidemment, Thérèse en parle aussi indirectement à travers des mots voisins comme “attente”. Voici par exemple une occurrence qui corrèle étroitement les deux thématiques du don et de l’attente : “Une seule attente fait battre mon cœur, c’est l’amour que je recevrai et celui que je pourrai donner” (CJ 13.7.17, 1042).
[48] Pri 6 (9 juin 1895), 963.
[49] Ms A 71 r° (approximativement octobre 1895), 190. Souligné dans le texte.
[50] Ms A 84 v° (approximativement décembre 1895), 213.
[51] LT 197 v° (17 septembre 1896), 553. Souligné dans le texte.
[52] LT 201 (1er novembre 1896), .
[53] Ms C 31 r° (juillet 1897), 277.
[54] LT 253 (13 juillet 1897), 608.
[55] DE, CJ 13.7.15 (13 juillet 1897), 1041.
[56] DE, CJ 18.7.1 (18 juillet 1897), 1051.
[57] DE, Autres paroles, de Sœur Marie de l’Eucharistie, 18.7 (18 juillet 1897), 1183. Souligné dans le texte.
[58] Il est possible d’observer un ordre, voire un progrès, entre les dix énoncés : du côté du sujet (de l’universel au “je” et au “vous” humain) ; du côté de la cause (d’indéterminée à la cause expressément divine) ; du côté de l’objet (d’indéterminé à déterminé, en l’occurrence dans l’ordre eschatologique : “faire du bien sur la terre”).
[59] Thérèse a bien conscience que si elle obtient ce qu’elle désire et si ce qu’elle désire l’achève, seul Dieu maîtrise le moment de cette réalisation. Un exemple parmi beaucoup est celui de son entrée au Carmel : on sait combien la date fut non seulement ajournée mais ignorée d’elle, remise entre les mains d’autorité sur lesquelles, après être allée jusqu’à demander au pape, Thérèse n’avait aucune prise. Or, voilà comment elle interprète ce retard : “Ainsi Jésus agit-Il envers sa petite Thérèse : après l’avoir longuement éprouvée, Il combla tous les désirs de son cœur…” (Ms A 67 v°, 183. Souligné dans le texte). La rupture concerne donc non pas le désir mais le temps du désir – pour parler comme Denis Vasse –, c’est-à-dire le kairos de son actualisation.
[60] Enfin, à qui objecterait que cette théologie du désir relève d’une problématique régressive, on répondra que les dix formules, d’apparition tardive, datent de la maturité thérésienne : elles ont toutes été écrites ou prononcées dans les vingt-huit derniers mois de sa vie (entre le 9 juin 1895 et le 18 juillet 1897), lorsque la Carmélitaine est en possession de sa petite voie et désormais installée dans un total abandon entre les mains de Dieu.
[61] Ms A 66 r°, 182.
[62] Toutes ces paroles sont tirées du seul folio Ms A 67 v°, 183.
[63] Cf., par exemple, Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Je veux voir Dieu, IIIe partie : “Contemplation et vie mystique”, 293-481.
[64] On notera l’importance quantitative du vocabulaire de la connaissance et surtout de la vision chez Thérèse : “Connaissance” (10 fois) ; “Connaître” (172 fois) ; “Regard” (152 fois) ; “Regarder” (213 fois) ; “Savoir” (738 fois) ; “Science” (23 fois) ; “Vision” (6 fois) ; “Voir” (922 fois). Sans parler du vocabulaire de l’expérience comme “Sentir”.
[65] Ms B 5 r°, 229 et 230. Souligné dans le texte.
[66] Ms A 46 v°, 143.
[67] Ms A 84 r°, 212. C’est moi qui souligne.
[68] Ms B 4 r°, 227.
[69] Si l’on s’autorisait l’incongruité de croiser la distinction pascalienne des trois ordres (corps, esprit, charité), dont on sait l’hérédité augustinienne (extérieur, intérieur, supérieur), avec la différence aristotélicienne de la puissance et de l’acte, l’on pourrait prolonger l’application au domaine de l’esprit opérée par Averroès (l’intellect passif est à l’intellect agent ce que la matière première est à l’égard de toutes les formes) à l’ordre même de la charité (l’obéissance est à la volonté divine ce que la puissance pure, la hulè protè, est à l’Acte pur), restant saufs les transferts analogiques de notions. Du plus profond de lui-même, de manière insoupçonnée, et quoi qu’il s’en défende, la théologie de Balthasar retrouverait – plus encore, serait structurée – par une intuition profondément aristotélicienne.