Pascal Ide, « L’amour comme obéissance dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar », Annales Theologici, 22 (2008), p. 35-77.
4) Attendus philosophiques
L’identification théologique de l’amour et de l’obéissance trouve son correspondant, sa confirmation et son prolongement [1] dans l’identification philosophique de la connaissance avec la disponibilité obéissante [2].
a) La connaissance comme amour
Balthasar a trop longuement étudié le grand idéalisme allemand [3] pour ignorer la part de la spontanéité de l’esprit face à l’objet dans l’acte de connaissance. Et il l’honore notamment en soulignant combien seule l’intelligence humaine peut accueillir la vérité que l’être de la créature non-raisonnable porte en elle. Il demeure que sens et esprit sont toujours précédés et mesurés par le réel et, plus précisément, l’être de la réalité. Balthasar a entendu la leçon de la grande scolastique reprenant le anima quodammodo omnia d’Aristote : l’intelligence humaine est ouverte à l’être dans toute son extension, elle « possède une ouverture à tout étant [Seienden], aussi large qu’est l’acte d’être [Seinsakt] en lui-même [4] ».
Cette précédence vaut encore davantage de « l’expérience biblique [précisément néotestamentaire] de Dieu [5] » toujours nouveau, notamment de Dieu manifesté en Jésus-Christ. Ici, les deux épistémologies se concrétisent : pour Joseph Maréchal et Karl Rahner, l’objet s’inscrit dans la continuité des attentes du sujet ; pour l’autre (dont Balthasar fait partie), le don de l’objet surgit dans le sujet et le déborde de toute part. Or, « cette détermination totale [restlose Bestimmtsein] (et par là même la disposition) [du sujet] à travers l’objet, constitue un trait essentiel de l’esthétique de la révélation [6] » dans sa différence d’avec le mythe où la manifestation vient à la rencontre du sujet.
Schau der Gestalt montre longuement cette antériorité – pas seulement chronologique et matérielle [7], mais aussi ontologique et formelle – du réel, à propos de la figure qui atteste l’expérience d’une phénoménalité déjà constituée. Et Balthasar la décrit comme un don offert à celui qui cherche à connaître et comprendre : « La première condition pour comprendre [Verstehen], c’est l’acceptation du donné tel qu’il se donne [die Hinnahme des Gegebens so wie es gibt] [8] ». Significatif est aussi le vocabulaire déployé par Wahrheit der Welt : « la vérité peut être décrite comme dévoilement [Enthüllheit], mise à découvert [Augedecktheit], ouverture [Erschlossenheit], absence de repli de l’être [Unverborgenheit des Seins] [9] » – autant de mots signifiant la livraison de l’être. En effet, c’est gratuitement que le réel advient, autrement dit se donne. Ainsi, l’aléthéia et l’acte de connaissance qui la vise se comprennent à partir du don.
Et puisque le don est l’acte de l’amour, Balthasar identifie la connaissance à l’amour : « La puissance de voir [Sehenkönnen] » est « faculté d’aimer [Macht zur Liebe] », surtout quand elle se tourne vers Dieu [10]. En effet, ainsi que le montre la deuxième partie de Wahrheit der Welt, la vérité s’identifie à la liberté. Or, en son dynamisme radical, la liberté ne se distingue pas de l’amour : « Tel est le véritable mysterium de la liberté dans la connaissance. Et, comme tous les vrais mystères, c’est intégralement un mystère de l’amour [11] ». Dans Wahrheit Gottes, Balthasar élabore une Logique [12], où il montre que la connaissance – ici théologique – se reconduit à l’amour pour au moins quatre causes [13] : 1. à raison de son origine : « l’amour […] mobilise toutes les forces de l’âme, y compris le penser et le connaître » ; 2. à raison de son but : « dans la Bible, connaître a un sens englobant qui […] embrasse toutes les possibilités qu’a l’homme d’accéder à la connaissance » ; or, « toutes ces possibilités ont à se mettre au service de [c’est-à-dire sont finalisées par] l’amour » ; 3. à raison de son objet : « vous connaîtrez l’amour du Christ », dit l’épître aux Éphésiens (Ép 3,19) citée par Balthasar ; 4. à raison de sa modalité ou de sa mesure : toujours au nom du même verset se terminant par « qui surpasse toute connaissance », la connaissance du Christ – explique l’exégète Heinrich Schlier, l’un des plus cités par Balthasar – « comporte quelque chose de débordant et de surabondant [Sprengendes und Überschwengliches] [14] » ; or, le surplus, l’excès constitue une loi du don [15]. On pourrait même ajouter une dernière connexion intime entre la connaissance et l’amour. À la révélation du Christ se faisant connaître, l’amour est la réponse exigée : « le Christ, expression de l’amour du Père qui le livre [dahingibt] pour le monde réclame [fordert [16]] en retour un même amour pour sa personne [17] ».
b) La connaissance comme obéissance
Contre l’idéalisme, la connaissance est amour de l’objet qui se donne ; toute spontanéité de l’esprit est précédée par une attitude de réceptivité. Pour autant, Balthasar n’adopte pas les thèses du réalisme aristotélico-thomiste. Si cette épistémologie reconnaît l’ouverture du connaissant au connu, elle ne rend pas assez compte de la nature de cette apérité première. Elle manque donc le cœur du connaître. En effet, l’acte de connaissance est une « attitude d’écoute obéissante [gehorchenden Zur-Verfügung-Stehen][18] » et Balthasar va même jusqu’à employer une terminologie empruntée au registre ignatien, en parlant d’une « indifférence à toute vérité [19] ».
Cela se vérifie au plus haut point pour la connaissance de Dieu. Dans un raccourci saisissant et non dénué de paradoxe, au seuil du chapitre où il parcourt les neuf degrés de l’obéissance prophétique, Balthasar égalise connaissance et obéissance par la médiation de la catégorie biblique de crainte : « Connaître Dieu signifie craindre Dieu et craindre Dieu signifie lui obéir [gehorchen] [20] ».
Ce qui est vrai de la foi vaut pour la connaissance rationnelle de Dieu. En effet, décrivant l’attitude de l’esprit face à la vérité divine, un paragraphe de Theologik I fait successivement appel à cinq attitudes : « une réceptivité très profonde eu égard à la spontanéité divine infinie [21] » qui se donne ; la « disponibilité » [Bereitschaft] à l’égard de l’objet [22] ; le « service du sujet rendu à l’objet [23] » ; « une attitude de foi » non pas extérieure à l’acte rationnel de connaître, mais immanent à celui-ci [24] ; la reconnaissance par l’intelligence humaine qu’elle est assumée et enveloppée par la vérité divine sans en être séparée, reconnaissance conduisant à « l’attitude fondamentale de l’abandon de soi [25] ». Or, chacune de ces attitudes convergent vers un unique centre qui est l’obéissance : le « premier acte de pensée » est « un acte de service obéissant [26] ». Voilà pourquoi « la forme a priori de la foi dans la certitude du savoir réclame directement et analytiquement une ‘obéissance du jugement’ [27] ».
Enfin, ce qui est vrai de la connaissance de Dieu en particulier l’est de la connaissance en général, ainsi que Balthasar le montre longuement en traitant des relations entre sujet et objet dans l’acte de connaissance [28]. « La vérité propre à la créature consiste beaucoup moins dans la possession de la vérité absolue que dans la disponibilité à la recevoir toujours à nouveau [29] ». Le sujet connaissant doit apprendre à nouer vérité immanente et transcendante de toutes choses ; or, cette conjugaison requiert non seulement une réceptivité totale à l’égard de l’Idée divine mais un « renoncement à ses jugements propres [30] » relatifs à l’immanence : par cet accueil-recueillement obéissant, le sujet connaissant se creuse le plus possible en vue de recevoir le don du connu.
Or, cette obéissance se présente sous la forme extrême du dépouillement, de la passivité la plus grande. On pourrait parler d’une kénose noétique qui, de nouveau, précède tout acte et en fonde la possibilité : »pour être, [l’homme] est depuis toujours le Désapproprié au monde [immer schon der an die Welt Entäusserte ist] [31] ». Balthasar le prouve à partir de trois données anthropologiques : le corps, les sens, l’esprit (la conscience) ne s’éveillent qu’en étant déjà et d’abord ouverts au monde. Ils accèdent donc à leur être en étant dessaisis d’eux-mêmes. Mais, « en se dépossédant jusqu’au plus profond de lui-même, il [l’homme] rencontre directement, et précisément à ce niveau, tous les autres êtres qui ont là aussi leur fondement [32] ». Par conséquent, le dépouillement est la condition de possibilité de la connaissance.
c) La connaissance comme obéissance jusqu’à l’extrême
De même que Jésus nous a aimés « jusqu’au bout » (Jn 13,1), de même son obéissance va-t-elle jusqu’à l’extrême. La passivité du connaître est telle que la différence existant entre le status viator et l’après-vie semble s’effacer. En effet, l’achèvement de la connaissance comme obéissance-réceptivité se trouve dans le Purgatoire. Suivant la conception originale d’Adrienne von Speyr, Balthasar envisage cet état, non pas comme un acte – par exemple l’œuvre de la volonté se purifiant pour s’accorder à Dieu –, mais comme une réceptivité pure : le Purgatoire est l’accueil du don de la connaissance que Dieu a de moi : « il est la simple remise à la connaissance que Dieu a de lui-même [l’homme en voie de purification] [33] ». En effet, le Purgatoire a pour but d’adapter l’homme à Dieu, de le préparer à la communion avec Dieu ; comme le péché sépare de Dieu, il faut donc que l’homme en soit émondé. Or, étant offense faite à Dieu, seul celui-ci sait véritablement ce qu’est le péché. Le Purgatoire introduit donc à un regard proprement divin sur la faute. Mais, sur terre, le sujet le mesure à lui-même, l’envisage dans une perspective anthropocentrique, donc erronée. Comme, Balthasar se refuse à toute continuité entre perspective humaine et perspective divine, le Purgatoire consistera en une radicale conversion (un « retournement [34]« ) de regard sur son propre péché : tous les actes seront désormais mesurés à la norme divine. Dès lors, la connaissance devient un pur acquiescement à une lumière venue d’ailleurs. Dès lors, le plus modeste acte de connaissance s’inscrit dans le prolongement de l’acte abyssal par lequel le Christ descend dans la profondeur de sa Passion et usque ad inferos : « la disponibilité de l’esprit fini au mystère de l’être – explique Vincent Holzer – va fournir le présupposé métaphysique à l’événement central de la Révélation, l’abandon de Jésus sur la croix, et de la foi, l’archétype christologique de l’obéissance aimante [35] ».
5) Dépassements internes
L’amour est obéissance et obéissance kénotique. Toutefois, Balthasar ne s’est pas laissé enfermer par ces affirmations si radicales répétées usque ad nauseam. Il a lui-même auto-limité son propos. Nous l’avons vu, l’amour n’adopte la forme de l’obéissance que pour la créature et, en Dieu, pour le Fils et l’Esprit ; selon l’enseignement de l’Écriture et de la Tradition, le Père, loin d’être celui qui obéit, est celui à qui tous, au ciel et sur la terre, obéissent. Cette limitation dans l’attribution de l’amour ne saurait étonner. L’obéissance n’a d’autre finalité que de creuser l’être pour qu’il accueille le don gracieux qui lui est octroyé : disponibilité rime avec réceptivité. Or, l’être fini présentent un point commun avec le Fils et l’Esprit – restant sauve la distance infinie (major similitudo) –, la réceptivité. Tout au contraire, le Père est pure communication donatrice, « amour dans la Source », ainsi que l’affirme le Concile Vatican II [36].
À côté de cette réduction des relations amour-obéissance quant à l’extension, le théologien bâlois a aussi et plus encore borné leur portée quant à la profondeur, la signification. Une étude attentive de la Trilogie montre que, à côté de l’obéissance désappropriante, se rencontrent deux autres visages de l’amour comme don de soi : la surabondance ou le surplus et l’enveloppement ou la contenance [37]. Partons d’un constat qui est aussi une aporie, à mon sens majeure, posée par l’œuvre de Balthasar. Celui-ci élargit l’attribution de la kénose du seul Christ en son incarnation, d’une part à la vie éternelle du Verbe [38], d’autre part aux deux autres Hypostases trinitaires, notamment le Père : il est parlé d’une kénose ou d’une « ‘supra-kénose’ » (entre guillemets) pour désigner l’acte (propre au Père) de la génération éternelle du Fils, engendrement qui à la fois « inclut » et « dépasse » la kénose économique de l’Incarnation et de la Croix [39]. Or, l’attribution de la kénose à la première Hypostase tient à au moins trois raisons qui sont autant de traits caractéristiques :
- La première se prend du côté de l’’objet’ : le Père transfère tout, son auto-donation est absolue : « Le Père se donne [weggibt](et tout ce qui lui appartient [und alles Seinige]) [40] ». Dans ce « tout », il faut entendre : toute sa substance, toute son essence, y compris « le pouvoir de produire l’Esprit [41] », et même son existence. En négatif, le Père ne garde rien pour lui : « il ne se réserve pas quoi que ce soit de lui-même [42] » ; « le Père » n’a pas « gardé pour lui quoi que ce soit » ; il « s’est donné intégralement [totale Übergabe] [43] ». Or, qui dit kénose dit videment de soi, radicale expropriation. Par conséquent, le Père qui n’a pas voulu se réserver quoi que ce soit de la divinité, qui « a transmis [übergeben] au Fils tout ce qui lui est propre, y compris la divinité [44] », aime, se donne de manière kénotique. Par comparaison : « un homme transfère une part infime de lui-même, mais il garde son être-homme [autrement dit sa substance] pour lui [45] ».
- Une autre raison se prend de l’acte même : non seulement le Père donne, mais il est le mouvement (ou plutôt l’événement) même de donation, du don se donnant, il est pure auto-communication : « le geste par lequel le Père exprime toute la divinité et la livre », ce geste, « il ne [le] ‘pose’ pas seulement », « il [l’]’est’ [46] » ; « il est la totalité d’existence divine dans ce don même [47] » ; le Père « ne la [la divinité] possède que comme étant donnée [48] ». Désormais, la kénose reflue de l’’objet’ (ne rien garder pour soi) au geste d’absolue désappropriation de soi. Le Père n’a pas seulement les mains vides, il n’est que mains vides. Voilà pourquoi Balthasar parle du Père qui « se dépouille », voire du « toujours-déjà[-en-acte-de]-se-dépouiller [Je-schon-sich-Weggeben] du Père [49] ».
- Enfin, la kénose se dit de la modalité de l’acte : le don du Père est abandon total de ce qu’il donne au donataire. Le verbe weggeben employé ci-dessus pour signifier le don du Père adjoint à la racine geben (« donner ») le préfixe weg- signifiant l’absence, voire un mouvement d’éloignement (weggehen signifie « s’en aller », « partir »). Par conséquent, le verbe weggeben veut dire non seulement « donner », mais « se dessaisir », « se défaire », « se débarrasser », c’est-à-dire offrir jusqu’à voir disparaître ce qu’on offre. Ce don-abandon permet au Fils de posséder en propre – de s’approprier – la divinité donnée sans réserve par le Père : il « la reçoit non comme un simple prêt, mais en la possédant ‘substantiellement’ [50] ». Et la conséquence en est « la séparation […] entre le donateur et le don [51] ». C’est ainsi que Balthasar ose même parler d’ »une ‘séparation’ en Dieu [« Trennung » Gottes] [52] » et celle-ci est inclusive de toute autre séparation, y compris pécheresse, ainsi que le montre longuement Die Handlung [53]. Or, autant le don et la donation sont radicaux, autant l’est la séparation. Voilà pourquoi, une nouvelle fois, le don paternel est kénotique.
Ces trois traits, loin de qualifier une quelconque réceptivité, se rapportent à l’émissivité, à la communication. On le voit donc, si Balthasar attribue la kénose au Père, cela ne tient en rien à son obéissance ou à son accueil d’autre que lui (qui précéderait le Père ?), mais tout au contraire à son autodonation qui est à la fois absolue, actuelle (actualisante) et totalement détachée. « À l’Hypostase du Père – écrit Paolo Martinelli –, Balthasar ne se contente pas d’attribuer une ‘Ur-kenose’ mais il la fait coïncider radicalement avec celle-ci, d’une façon telle que celle-ci non seulement n’anéantisse pas le Père mais au contraire que dans cette ‘autodonation’ (Selbst-hingabe) réside l’être-Père propre du Père, et sa totale expression [54] ». Autrement dit, la kénose se dit du Père à raison de sa donation (donum) alors qu’elle s’attribue au Fils à raison de sa réception (datum) – toutes les deux étant proprement divines par leur radicalité incomparable et inimitable.
De cette conclusion, on doit tirer deux conséquences. Tout d’abord, on s’étonnera de ce que Balthasar, si soucieux de sauver l’irréductibilité des Hypostases divines et donc si sourcilleux vis-à-vis de tout emploi d’un prédicat qu’il leur serait commun – au point que, notamment en Theologik II et III, il se refuse à les rassembler dans le pluriel « Personnes » [55] et donc étend l’interdit du prédicat au sujet de la proposition –, ne prend pas garde qu’en parlant de « kénose trinitaire » et, singulièrement, de kénose du Père à côté de la kénose du Fils, sans même la présence d’une quelconque analogie entre les deux prédications ou l’ajout d’une épithète différenciatrice (par exemple ‘ kénose obéissante ’ pour le Fils), il enfreint gravement la règle qu’il s’était pourtant lui-même imposée. Mais, et c’est le second point, ce qui apparaît comme une contradiction in actu signato est corrigé in actu exercito (voilà pourquoi il est permis de parler d’un dépassement interne, c’est-à-dire opéré par Balthasar lui-même) : notre auteur a souvent – et de plus en plus souvent au fur et à mesure où avance la lecture de la Trilogie – doublé sa méditation sur l’amour comme obéissance kénotique d’une contemplation de l’amour comme auto-communication. Et, ainsi qu’on l’a vu, l’on doit penser cette différence comme celle de la réception et de la donation, avec une primauté ontologique de la seconde sur la première : on ne peut recevoir que ce qui est donné. Ainsi, l’obéissance suppose la fécondité. Cette bipolarité de l’amour peut aussi être reconduite à une autre distinction déjà évoquée, celle de l’activité et de la passivité : la donation (donc la fécondité) est à la réception (donc l’obéissance) ce que l’activité est à la passivité. Balthasar a constamment voulu dépasser ce qui lui apparaissait comme une dichotomie abstraite – et il a fait de même avec d’autres couples primordiaux comme celui de mouvement (kinésis) et repos (stasis). Mais il est des différences premières et structurantes dont on ne peut se dispenser que dans les déclarations d’intention, sans courir le risque qu’elles ne se réintroduisent d’elles-mêmes de mille manières dans l’exposé, avec les effets collatéraux liés au retour anarchique du refoulé – qui n’est, dans le cas de la différence activité-passivité, fécondité-kénose, que partiellement nommé et donc que partiellement conjuré.
Enfin, je ne dirai qu’un mot d’un troisième visage de l’amour [56] qui récuse encore davantage toute tentative de concentration exclusivement kénotique. Nous l’avons vu, la kénose, ainsi que le don en tant qu’abandon introduisent une distance entre le Père et le Fils. En regard, la fécondité suppose la continuité entre la Source et le Récepteur divins. Mais comment s’opère l’unité des deux, surtout quand la distance entre donateur et donataire est infinie et doit être maintenue ouverte ? Il se dessine ici un autre aspect du don de soi : l’enveloppement. Celui-ci, exposé ailleurs comme « apudité » (« être-chez ») chaleureuse et protectrice, c’est-à-dire comme origine dans l’élément de l’amour, peut, plus radicalement, mais aussi plus abstraitement, s’interpréter, à partir du grand axiome hégélien, énoncé dans l’article de 1801 sur la différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling : « l’absolu est l’identité de l’identité et de la non-identité », de la manière suivante (que nous ne développerons pas plus avant) : le Dieu Trinité est l’identité (enveloppante) de l’identité (de l’excès fécond) et de la non-identité (de la kénose).
Pascal Ide
[1] Je ne dis pas son fondement ou sa préparation car, pour Balthasar, “toute philosophie humaine (à l’exception de celle du domaine biblique et de sa zone d’influence) est à la fois essentiellement religieuse et théologique, car elle est question sur l’Être absolu, qu’il soit pensé comme personnel ou non” (H. U. von Balthasar, À propos de mon œuvre. Traversée, trad. Joseph Doré et Chantal Flamant, coll. “Ouvertures” n° 22, Lessius, Bruxelles, 2002, 92). Voilà pourquoi “une métaphysique qui se refuserait d’être théologique méconnaîtrait et renierait son propre objet” (TL II, 188 ; T II, 159). Sur la Trinité comme principe d’intelligibilité de l’articulation de la philosophie et de la théologie dans La Théologique de Balthasar, cf. A.-M. Ponnou-Delaffon Sinna, Le chiffre trinitaire de la vérité chez Hans Urs von Balthasar, Les Plans sur Bex, Parole et Silence, Paris, 2006.
[2] Ce paragraphe traitera donc des attendus épistémologiques et non pas métaphysiques qui, encore bien plus décisifs, demanderaient des développements trop importants.
[3] Notamment dans le premier volume de son Apokalypse der deutschen Seele (Studien zu einer Lehre von letzten Haltungen. 1. Der deutsche Idealismus, A. Pustet, Salzburg-Leipzig, 1937 ; Johannes Verlag, Einsiedeln, 1998. Le premier tome fut republié isolément avec un nouveau titre : Prometheus. Studien zur Geschichte des deutschen Idealismus, F. H. Kerle, Heidelberg, 1947.
[4] TL II, 252 ; T II, 209.
[5] GC I, 262 ; H I, 299. Cf. le développement des pages 262-264 (299-302) que je résume ici brièvement.
[6] Ibid., 264 ; 301.
[7] Emmanuel Kant reconnaît la priorité de l’expérience et intègre le divers phénoménal au titre de matière de la connaissance sensible.
[8] GC I, 394 ; H I, 448-449.
[9] TL I, 37 ; T I, 28.
[10] GC III.2, 251 ; H III.2.II, 271.
[11] TL I, 120 ; T I, 122.
[12] Cf. Theologik II : Ie partie : “Logique divine et logique humaine”.
[13] Toutes les références qui suivent sont tirées de TL II, 27 ; T II, 18-19. Notre auteur développera ensuite cette réflexion générale en une “logique de l’amour” (Ibid., 28-32 ; 29-32).
[14] H. Schlier, Der Brief an die Epheser. Ein Kommentar, Düsseldorf, Parmos, 1957, 176, cité en TL II, 27 ; T II, 29.
[15] Cf. P. Ide, “L’être comme amour. Une triple figure de l’amour dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar ? Propositions et prolongements”, Chrétiens dans la société actuelle. L’apport de Hans Urs von Balthasar pour le troisième millénaire, éd. D. Gonneaud et Ph. Charpentier de Beauvillé, Actes du colloque international du centenaire, Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Lyon, 17 et 18 novembre 2005, coll. “Méditer”, Socéval Éd., Magny-les-Hameaux, 2006, 259-304, ici 264-268.
[16] La traduction française “exige” est trop forte et correspondrait à l’allemand erfordert.
[17] TL II, 26 ; T II, 28.
[18] TL I, 53 ; T I, 47.
[19] Ibid. Précisément, il parle de “potentialité active et indifférente à toute vérité [aktiv-indifferente Potenzialität]”.
[20] GC III.1, 197 ; H III.2.I, 209. Renvoie en note à Gn 22,12 et Dt 10,12.
[21] TL I, 266 ; T I, 290.
[22] Ibid., 267 ; ibid., 291. Cf. Ibid., 266-268 ; ibid., 290-292.
[23] Ibid., 267 ; ibid., 291. Cf. Ibid., 268-271 ; ibid., 292-295.
[24] Ibid., 272 ; ibid., 296. Cf. Ibid., 271-276 ; ibid., 295-302.
[25] Ibid., 279 ; ibid., 306. Cf. Ibid., 276-279 ; ibid., 302-306.
[26] Ibid., 272 ; ibid., 296.
[27] Ibid., 275 ; ibid., 301.
[28] Cf. Theologik I : I.D.
[29] TL I, 53 ; T I, 47.
[30] TL I, 62 ; T I, 57. Cf. Ibid., 60-62 ; ibid., 55-57.
[31] TL II, 252 ; T II, 210. La traduction “est obligé de se dessaisir de soi à tout moment dans le monde” se promène très loin de l’allemand.
[32] Ibid.
[33] Objektive Mystik, 345, cité en DD IV, 333 ; TD IV, 333.
[34] DD IV, 334 ; TD IV, 334.
[35] V. Holzer, Philosophie de l’être et statut de la théologie fondamentale. Hans Urs von Balthasar, “Revista Española de Teologia”, 65 (2005), 493-514, ici 507.
[36] Décret sur l’activité missionnaire de l’Église Ad gentes, n° 2 (“ex “fontali amore” seu caritate Dei Patri profluit”). Étrangement, Balthasar ne cite jamais ce passage, au moins dans la Trilogie.
[37] Sur ces trois visages de l’amour, cf. Ide, “L’être comme amour”, art. cité. L’auteur de ces lignes est en train d’achever une thèse de doctorat à la Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Paris qui porte notamment sur ce thème.
[38] “Il faut que déjà comme Dieu il [le Fils] soit obéissant [gehorsam], et que son obéissance humaine [Gehorsam] jusqu’à la mort soit la manifestation d’une obéissance [Gehorsam] divine, c’est-à-dire trinitaire” (GC I, 405 ; H I, 461), autrement dit du Fils dans sa vie intradivine.
[39] Mystère pascal, Préface de la seconde édition, 10.
[40] DD III, 303 ; 305. Souligné dans le texte. Nous verrons au troisième trait que le verbe, où l’on discerne la racine geben, introduit, par son préfixe weg-, la nuance d’un abandon.
[41] Ibid.
[42] Ibid., 301 ; 303.
[43] DD IV, 223 ; TD IV, 221.
[44] TL II, 147 ; T II, 126.
[45] TL III, 149 ; T III, 145.
[46] DD III, 301 ; TD III, 303.
[47] Ibid. Souligné dans le texte.
[48] TL II, 147 ; T II, 126.
[49] Ibid., 149 ; 127.
[50] DD III, 301 ; 303.
[51] TL III, 218 ; T III, 207 : “Dans le don parfait” du Père, “se produit ce qui ultérieurement sera accompli dans tout amour, quelque imparfait qu’il soit : la séparation […] entre le donateur et le don”.
[52] DD III, 301 ; 308.
[53] Theodramatik III : III.C.1.a.
[54] Martinelli, La morte di Cristo, 347.
[55] Non seulement Balthasar se refuse à utiliser le collectif “trois” pour désigner le Père, le Fils et l’Esprit-Saint (cf. Theodramatik II.2 : V.A.2 : “La personne et la Trinité”), mais je ne suis même pas sûr qu’il emploie l’expression “Personnes divines” ; il préfère parler de “trinité des hypostases” (par exemple en TL II, 175 ; T II, 148).
[56] Pour le détail, cf. Ide, “L’être comme amour”, 276-294. J’ai employé l’article indéfini “un” (“troisième visage”), car cette distinction tripartite ne prétend pas être exhaustive. Pour ne donner qu’un exemple, selon Balthasar, l’amour du Fils se présente comme obéissance kénotique, mais aussi comme action de grâces. Or, autant par la kénose, il se reçoit du Père, autant par l’eucharistie, il se donne (nous retrouvons donc la bipolarité activité-passivité au sein même de l’être du Fils ce qui, soit dit en passant, ne permet pas une attribution-appropriation univoque de ces traits aux Personnes divines) ; de même, autant l’obéissance se comprend à partir de l’exitus, autant l’action de grâces se lit à partir du reditus. Par conséquent, ces deux visages de la filialité, plus passif et plus actif, sont irréductibles l’un à l’autre, même si le second s’enracine dans le premier (l’inversion des relations exprimant bien la spécificité de la filiation sur la paternité).