L’amour comme chant selon Adrienne von Speyr

Au terme de la vie, Adrienne von Speyr a écrit un opuscule intitulé Über die Liebe : « Sur l’amour » [1]. Et au terme de cet ouvrage, un chapitre aussi original que profond s’intitule « L’amour comme chant [Die Liebe als Gesang] ». Ce bref texte de cinq pages achève, mieux encore, couronne toute l’œuvre de la mystique suisse. Il est d’autant plus étonnant qu’il est sans équivalent dans ses 65 autres ouvrages ni de correspondant dans les écrits de Balthasar, pourtant si attentif à la musique, au point de faire de celle-ci l’une des réalisations privilégiées de son concept clé de Gestalt. Par ailleurs, on se souvient qu’Adrienne lit très peu et est sans source, philosophique et théologique.

En ce chapitre serré, la dirigée de Balthasar nous offre de prime abord une méditation sur l’analogie (de proportionnalité) entre le chant et l’amour. En réalité, il dit beaucoup plus. Peut-être pourrait-on synthétiser son intuition dans la formule suivante : l’amour présente une forme musicale. Cela est d’abord vrai du chant lui-même : celui-ci se présente comme une réalité en expansion ondulatoire, rythmique. Dans le premier paragraphe, Adrienne décrit quatre vagues successives. La première va de l’intérieur à l’extérieur du chanteur : « Celui qui chante exprime [drückt] quelque chose qui jusqu’ici vivait retenu en lui et qui doit maintenant sortir [aussen muss] ». La deuxième s’étend du chanteur à la communauté des chanteurs, à la chorale : « Mais il exprime [drückt] aussi quelque chose qui est le bien commun [Gemeingut] des chanteurs ». La troisième vague vient toucher ceux qui ne sont plus en puissance à chanter, mais en acte d’écouter : les auditeurs « qui seraient incapables de chanter et qui ont pourtant besoin du chant, qui en attendent un enrichissement [Bereicherung erwarten] ». Enfin, la dernière vague vient à la rencontre de ceux qui ni ne chantent ni même n’écoutent, « ceux qui ne sont là que par hasard [zufällig] » et pourtant sont saisis : « soudain ils oublient leurs affaires pour écouter attentivement les sons et se faire offrir [beschenken] quelque chose sur quoi ils n’avaient pas compté [nicht gerechnet hatten] [2] ». Comment ne pas être frappé par cette conception centrifuge, concentrique ?

Or, l’amour procède de même par extension harmonique. Tout d’abord, il tend à s’extérioriser. Il est un bonum diffusivum sui : « la puissance contenue en lui est plus forte que lui [die Kraft in ihm ist stärker als er] : elle veut et doit sortir [Sie will und muss heraus], de même que le chanteur doit chanter, de même celui qui aime doit donner à son amour la liberté [so muss der Liebende seiner Liebe die Freiheit geben] [3] ». Ensuite, l’amour ne déborde pas seulement vers un Tu repérable, mais touche et vise d’autres, qui « l’attendaient » ou qui, « présents par hasard », ne l’attendaient pas. Celui qui aime fait ainsi l’expérience que son amour lui échappe : « c’est tout juste s’il comprend encore qu’il est parti de lui ». Par conséquent, il découvre qu’« il est impossible de posséder, de retenir [zu besitzen, festzuhalten] l’amour ». Ainsi « l’amour est plus grand que lui [die Liebe grösser ist als er] ». Donc, en faisant l’expérience de cet amour qui lui échappe en aval, il comprend qu’il lui échappe aussi en amont : « quelque chose est passé à travers lui [durch ihn hindurchging : on notera la répétition du « durch » qu’il est difficile de rendre en français], qui venait de bien plus loin [viel weiter] ». Par conséquent nous expérimentons par cette échappée nécessaire, « cette puissance instinctive [Triebkraft] » de l’amour « si grande que rien ne peut plus arrêter », que nous ne sommes pas l’origine de l’amour. Et, si celui qui aime « est chrétien, il sait que le Seigneur est » cette origine, qu’il est « à l’origine [Ursprung] de tout amour chrétien [4] ».

Pour autant, cet amour ne fait pas que nous traverser. Déjà, nous avons vu qu’il nous fait entrer en résonance, qu’il jaillit du plus intime de notre intimité, comme le chant. Ensuite, le précédent paragraphe tout centré sur cette traversée de l’amour s’achève par ce constat : le Seigneur le « donne aussi en propre [zu eigen schenkt] à ceux qui sont aimés », en « son Église [5] ». Plus encore, cet amour est transformant. Dans l’expérience de l’amour, comme dans celle du chant, l’amour reçu développe en moi « de nouvelles possibilités [neuen Möglichkeiten] ». Adrienne part d’un thème fréquent, la lassitude, autrement dit l’impression d’un épuisement. Or, celui qui écoute par hasard se trouve enrichi (« l’enrichissement [Bereicherung] produit par le chant »), il reçoit de « nouvelles forces [neuen […] Kräfte] ». C’est ce que montre l’expérience : « en entendant un chœur d’hommes, comment des gens si posés, qui toute la journée, ont exercé un travail sans âme, peuvent, le soir venu, chanter avec des voix si intactes ». C’est donc que leur force vient d’ailleurs, d’une origine qui leur échappe. De même, dans l’amour, « nous nous sentons usés et las [verbrauchut und verdrossen] ». Or, de nouveau, nous faisons l’expérience d’un renouvellement, d’un enrichissement de notre puissance intérieure d’aimer (« l’amour a augmenté notre capacité de relation [die Liebe unsere Beziehungsfähigkeit vermehrt hat] ») et de nous donner (dans « un don commun [gemeinsamer Hingabe] »), précisément à travers une origine qui nous traverse : « tout d’un coup, quelque chose nous arrive qui rétablit notre capacité [Fähigkeit], nous rencontrons le Seigneur nouvellement, subitement nous connaissons l’amour originel [Ursprüngliche Liebe] ». Mais ce dont nous ne maîtrisons pas l’origine, nous n’en maîtrisons pas davantage la destination : cette « puissance trop grande [Kraft zu gross] » « veut, par-delà nous-mêmes [Ûber uns hinaus], aller vers de nouvelles actions ». Un signe en est la joie, le rire, l’état d’enfance [6].

Par conséquent, l’analogie du chant permet de comprendre que l’amour épouse la dynamique des trois moments du don et en articule ses moments. Mais ce mouvement est pensé comme une onde qui vient « de bien plus loin » et nous traverse pour atteindre « bien plus loin » que nous. Adrienne voit l’amour comme un tsunami divin à la fois doux et violent, libre et nécessaire, qui fait entrer les amants en résonance.

Cette problématique permet aussi de renouveler la compréhension de la relation entre liberté et nécessité. Adrienne, comme Balthasar, est comme hantée par ce thème du dépassement entre le libre et le nécessaire (ou par nature). De fait, l’on pourrait dire que nous sommes au carrefour de l’opposition entre Anciens et Modernes : ce que l’Ancien fonde dans la nature (et, chez le médiéval, dans la création), le Moderne le fonde dans la liberté. Pour le premier, la liberté est la forme supérieure de la nature, pour le second, la nature la forme inférieure de la liberté. Comment concilier ces deux problématiques ?

Or, l’amour paraît être l’issue hors de ce dilemme. Cette libre nécessité, si nous pouvons risquer cet oxymore, se vérifie à deux niveaux. En effet, « dans l’amour gît une force qui contraint [Eine zwingende Macht liegt in der Liebe] [7] ».

Par la même occasion, un problème de première difficulté s’éclaire : celui de l’influence d’une liberté sur une autre. Comment à la fois respecter absolument chaque liberté et pourtant la conduire vers son bien ? Une seule réponse : l’amour ou plutôt la puissance d’« attirance [anziehend] » et de conviction présente dans l’amour : « Il y a quelque chose de contagieux dans l’amour [etwas Ansteckendes in der Liebe], quelque chose qui invite à prendre part [zum Mitmachen]. Et cette participation est ici non pas un jeu, mais une obligation [Verpflichtung] ». Voilà pourquoi l’amour devient visible. La raison de la structure ontophanique du chant comme de l’amour s’enracine dans la dynamique du don, ici dans le don originaire : il réveille en nous ce qui y a été déposé et demande de sortir pour s’exprimer. Tout amour exprimé ne peut pas ne pas inclure le monde entier et l’attiré. En ce sens, une nouvelle fois, « l’amour charme comme un chant [die Liebe wie ein Gesang anmutet] [8] ».

Et cela est singulièrement vrai de l’amour de la Croix. Mais ici notre esprit trouve sa limite : le contenu d’amour de la Croix, de l’amour que Dieu a pour l’homme « ne peut jamais être médité dans les bornes [Schranken] que lui donne notre esprit ; la Croix s’ouvre sur Dieu [Kreuz ist offen zu Gott hin] [9] ».

Pascal Ide

[1] Adrienne von Speyr, Über die Liebe, Einsiedeln, Johannes, 1976 : L’amour, trad. Isabelle de Laforcade et Isabelle Isebaert, Bruxelles, Culture et Vérité, 1996. Le premier chiffre correspond à l’original allemand et le second à la traduction française.

[2] Ibid., p. 106 : p. 101.

[3] Ibid., p. 106 : p. 101-102 .

[4] Ibid., p. 106-107 : p. 102.

[5] Ibid., p. 107 : p. 102.

[6] Ibid., p. 107-108 : p. 102-103.

[7] Ibid., p. 107 : p. 102.

[8] Ibid., p. 108-109 : p. 104 .

[9] Ibid., p. 109 : p. 104.

12.3.2025
 

Les commentaires sont fermés.