L’âme vietnamienne. Une première approche

0) Introduction

Ces quelques notes, bien entendu non exhaustives et surtout dénuées de tout fondement expérimental, sont empruntées à différents écrits [1].

L’intention de cette brève étude est d’acquérir une première familiarité, intellectuelle mais encore plus cordiale, pour mieux pouvoir s’approcher, rencontrer et entrer en résonance avec « l’âme » du peuple vietnamien et les habitants de ce pays.

Mon intention est également de mieux comprendre la spécificité culturelle du Vietnamien. Celui-ci peut se comprendre par son histoire, sa géographie, ses coutumes. Mais il se donne surtout à voir par une certaine manière d’être. Il existe une manière vietnamienne originale de se comporter.

Je décrirais sa manière singulière de vivre ce qui caractérise tout homme. Pour ordonner mon propos, je distinguerai deux aspects : plus subjectif et plus objectif. Selon le premier point de vue, je me demanderai comment les Vietnamiens mettent en jeu les capacités, les facultés propres à l’être humain : notamment l’affectivité et la raison. Selon le second point de vue, je m’intéresserai aux différents types de relation : à soi, à sa famille, à l’autre, au monde religieux. Bien entendu, quantité d’autres approches sont possibles : politique, sociologique, historique, etc.

1) L’affectivité

Les Vietnamiens affirment volontiers qu’ils vivent de sentiments.

a) Exposé

Établissons ce point à partir d’un certain nombre de faits observables dans la vie de tous les jours.

Pour un Vietnamien, tout événement (toute rencontre), toute réalité (par exemple un paysage), est revêtu d’une couleur affective. C’est ainsi qu’il classera très vite son vécu en « difficile à supporter » (kho chiu) et en « facile à supporter » (dê chiu) ; or, ce sont deux manières affectives d’appréhender l’existence.

Dans la relation interpersonnelle, deux personnes peuvent s’interroger sur les sentiments qu’elles éprouvent : joie, crainte, etc. De même, on classera les partenaires selon les catégories de « facile à aimer » (dê thuong) ou « facile à détester » (dê chiu), qui sont des catégorisations affectives.

Les êtres humains ne sont pas les seuls à être qualifiés affectivement, la nature l’est aussi : « Lorsque je suis joyeux, la montagne et le fleuve le sont aussi ; lorsque je suis triste, le son du clairon et le chant de la flûte résonnent de la même mélancolie [2] ».

b) Nature du sentiment

Le sentiment peut naître de diverses situations ; il trouve son analogue, son reflet dans telle ou telle réalité cosmique, naturelle. Mais sa cause propre est dans l’homme, un lieu secret. Nous l’appellerions le cœur. Le Vietnamien l’appelle minh : ce terme signifie « corps ». En fait, la langue distingue, ce que nous ignorons en français (mais pas en allemand) le corps physique, objectif, extérieur (qui est désigné par un autre mot) et le corps en tant qu’il est éprouvé, le corps pâti, subjectif : et c’est cela le minh. Or, l’affectivité s’inscrit et se lit dans ce corps intérieur.

Confirmation en est fournie par le fait que, de manière beaucoup plus riche qu’en français, la pensée populaire attribue un siège organique à chacun des sentiments (qui sont aussi des dispositions aux vertus) : on dit ainsi d’une personne généreuse qu’elle a « le ventre bon ».

c) Cause

Le primat donné au sentiment vient tout entier de la culture, de l’éducation. Or, nous allons le voir, toute relation à l’autre est façonnée par la famille qui en est la matrice unique. Or, de plus, la relation familiale prime toute relation à soi, toute auto-affirmation. Or, le monde familial est un monde affectif et le sentiment est beaucoup plus présent dans le premier type de relation que dans le rapport à soi.

d) Conséquences

L’affectivité peine à se mettre en mots. Comme le vietnamien vit de ses émotions, il est donc habité par la conviction que l’homme demeure un mystère insondable : « On arrive à sonder un fleuve, dit l’un de leurs proverbes, on peut même mesurer la profondeur de la mer, mais qui a taillé la perche qui sondera le cœur de l’homme [3] ». De ce fait aussi, toute relation entre interlocuteurs est signe d’un invisible, plus important que ce qui apparaît et peut être somme toute banale.

Si l’affectivité est d’un tel prix, le Vietnamien signifie qu’il désire être rejoint à ce niveau, qu’il apprécie qu’on partage avec lui ses sentiments, et puisque ceux-ci sont secrets, qu’on cherche à les deviner.

Par ailleurs, la nature et la finalité de la relation s’en trouve considérablement marqué. Pour un Occidental, la communication présente d’abord une finalité objective ; la parole est douée d’une fonction avant tout informative. Aussi les Européens aiment-ils discuter d’idées et une contradiction au plan des idées ne vient, habituellement, pas trouver une amitié, la relation affective. En revanche, pour un Vietnamien, la relation se situe d’abord au plan affectif ; il sera attentif aux sentiments échangés et une rencontre réussit ne se mesure pas au débat d’idées ou à la quantité d’informations partagées, mais à l’harmonie affective qui a été conservée ou créée. Il lui importe peu que l’échange soit superficiel, puisque l’essentiel : « Les paroles ne coûtent rien. Arrange-toi pour qu’elles soient en accord avec le cœur de ton partenaire [4] ».

Une autre conséquence pratique est de ne pas dévoiler directement sa pensée. En effet, dans la communication avec l’autre, le Vietnamien cherche avant tout à sauver l’harmonie, la douceur, la non-violence des relations. Or, les échanges d’idées sont souvent contradictoires, polémiques, voire violents. Aussi est-il une marque de respect que de ne pas affirmer frontalement son opinion mais de la laisser deviner.

2) L’usage de la raison

a) Exposé

La raison occidentale est fondée sur le principe de contradiction, la bipolarité des contraires, l’opposition parfois violente des idées, la logique dualiste. Il n’en est pas de même au Vietnam, ainsi que nous l’avons dit : comme souvent en Asie, la pensée n’est pas dualiste ni contradictorielle.

Par ailleurs, notre raison cartésienne est volontiers analytique, fragmentaire. En regard, le Vietnamien adopte une pensée synthétique, globale.

D’autre part, nous sommes des personnes de l’urgence, de l’immédiat, de l’efficace. Le Vietnamien considère volontiers la longue durée.

La raison occidentale est séparée du sentiment : passion n’est pas raison ; le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. En regard, la pensée vietnamienne n’est pas coupée de l’affectivité. Il est révélateur que le terme thông cam signifie à la fois « comprendre », « sympathiser », « se mettre à l’unisson », « compâtir ».

b) Conséquences

La manière vietnamienne d’exposé nous déconcerte souvent, voire nous paraît pécher par manque de logique. Etant donné ce qui vient d’être exposé, il faut prendre garde à plusieurs choses si nous voulons en recueillir tout le sens et ne pas polémiquer inutilement :

– il faut considérer le tout et non une partie des propos, qui paraîtra partielle ;

– il faut accorder de l’importance autant et même plus à la finalité relationnelle, affective qu’à la dimension informative (décrire le monde, construire des projets) ;

– il faut prendre en compte des éléments cachés, adroitement dissimulés à l’intérieur du discours ;

– il faut aussi mesurer ce qui n’a pas été dit et qui est aussi important que ce qui fut énoncé.

3) La relation à soi-même

a) Quelques faits

Ces faits sont empruntés à la vie familiale qui est le premier lieu de formation de la personnalité, surtout au Vietnam.

1’) Exposé

On a vu que le « je » n’avait pas de place, ni grammaticale, ni sociale. Au point de départ, le père et la mère l’appellent en utilisant le terme générique « petit » (), « enfant » (Con) ; il ne sera pas nommé par son prénom. Or, si celui-ci dit l’individualité, les termes « petit », « enfant » disent la dépendance. De fait, l’identité de l’enfant sera circonscrite dans ce rôle, ce personnage. De même, l’enfant s’adressera à ses parents en disant non pas « je », mais « votre enfant ». Or, le « je » est la médiation de l’affirmation de l’individualité. Par conséquent, l’enfant vietnamien demeurera toujours dans cette dépendance : le lien verbal sera symbolique de ce lien ontologique et éthique impossible à rompre.

De même, un peu plus tard, les premiers jeux de l’enfant consisteront à bien nommer les partenaires familiaux, à employer correctement les figures au sein de la famille : sœur aînée, grand oncle, etc. Or, pour l’enfant, le jeu est investi comme un travail, comme un lieu d’accès à son identité, ainsi que l’a profondément montré Jean Château. Donc, une nouvelle fois, l’enfant grandit enserré dans un étroit réseau de liens humains.

Enfin, l’enfant va apprendre les devoirs, va être éduqué moralement à partir d’impératifs énoncés ainsi : « Tu dois faire ceci en tant que fils », « tu lui obéiras comme petit frère », etc. Or, la vie éthique est le lieu de déploiement de la liberté. Par conséquent, l’exercice du libre arbitre se comprend toujours dans sa connexion à une dépendance, dans un jeu de relations hiérarchiques dont il reçoit.

2’) Confirmation à rebours

On imagine l’objection occidentale : mais l’enfant vietnamien n’est pas plus parfait que les autres ; il doit se révolter contre l’autorité, contre la pression parentale ; or, c’est dans l’opposition que l’enfant éprouve son « je », qu’il fait l’expérience de sa liberté ; donc, tôt ou tard, il doit bien advenir à une liberté déliée du joug parental.

De fait, l’enfant vietnamien connaît le caprice, voire la révolte violente. Pour autant, on ne le voit jamais remettre en cause le lien fondamental ; plus encore, il ne parle jamais avec insolence avec son père. La raison en est l’absence de « je » propre qui serait la source de cette révolte. En fait, le refus, la résistance peut adopter deux formes : la forme ouverte, active, violente que nos pays connaissent ; la forme passive, et c’est celle qui est adoptée au Vietnam : l’enfant qui reçoit les punitions, demeure inerte, têtu, ne répond pas ; il n’avouera pas son erreur et ne changera pas de conduite. Or, ces attitudes qui peuvent aller jusqu’à la grève de la faim sont un compromis permettant à la fois de dire son refus et de garder la relation à la figure parentale : en se supprimant, l’enfant supprime aussi l’autre pôle de la relation et dit donc symboliquement à son parent son désaccord.

b) Quelques causes

1’) Exposé

En effet, l’homme vietnamien est avant tout un être de relations. C’est ce qu’exprime une phrase vietnamienne aussi énigmatique que profonde – et ce qu’elle dit des relations familiales peut aisément s’étendre à toute la vie sociale, interpersonnelle : « C’est le fils qui naît d’abord, le père ne naît qu’après [5] ». En effet, que le fils soit fils du fait de son engendrement par le père est naturel et logique. Mais, de prime abord, le père précède le fils et peut exister sans lui, du moins en tant qu’homme. Mais, pour le Vietnamien, le père n’accède véritablement à son être que par l’attitude du fils, c’est-à-dire par son respect et sa piété. Le fils aussi fait le père ; s’il manque à ses devoirs parentaux, il manque quelque chose à ses parents, il brise l’harmonie de la famille.

2’) Confirmation

Confirmation est donnée par le verbe « naître », sinh. Il signifie l’apparition d’un nouvel être dans le monde, donc son autoposition originale ; mais il signifie aussi la dépendance que ce nouvel être entretient à l’égard de ses géniteurs. Par conséquent, il n’y a jamais d’affirmation de l’autonomie qui ne soit aussitôt traversée ou contrebalancée par l’affirmation d’une hétéronomie. On peut même préciser. Ici, cette dépendance n’est pas seulement ontologique mais éthique : l’enfant contracte une dette à l’égard de son origine. Or, qui dit dette, dit retour, remboursement. Là se trouve le fondement du culte des ancêtres. Nous y reviendrons en traitant de la relation de l’enfant à ses parents.

c) Quelques conséquences

Une telle affirmation permet de tirer deux conséquences qui sont autant de pondération. D’abord, cela permet de relativiser le primat accordé à la nature, aux liens du sang. Greffé sur ceux-ci, l’exercice de la vertu est aussi important. Ensuite, cela permet d’adoucir le primat accordé au père : le fils aussi fait le père ; celui-ci reçoit aussi son être du retour effectué par sa progéniture.

Une autre conséquence en est la délicatesse des relations dans le monde vietnamien. En effet, toute relation est un prolongement des relations au sein de la sphère familiale ; or, on a vu que celles-ci sont empreintes de douceur et de soumission. Au maximum, on observe une résistance têtue mais passive ; personne ne perd la face. De même, au sein de la vie commune.

4) La relation à la famille

a) La famille en général

1’) Nature
a’) Exposé

La famille occidentale se limite à ce que l’on appelle parfois la famille nucléaire. Or, la famille vietnamienne, si elle intègre celle-ci, est beaucoup plus vaste, repousse les frontières. Certes, elle n’ignore pas le groupe parents-enfants : il est nommé nhà, ce qui signifie « habitation » (nhà cua). Mais cette famille au sens restreint n’est qu’une partie de la grande famille, le ho, qui est constitué de toutes les personnes descendant d’un ancêtre commun, traditionnellement étendu sur neuf générations, du trisaïeul à l’arrière-arrière-petit-fils.

De plus, pour nous, la famille se constitue à partir d’un noyau central constitué par les parents et les enfants et, au fur et à mesure où l’on s’en éloigne, les liens familiaux se distendent. Or, pour la société vietnamienne, la famille se constitue aussi autour d’un centre, d’un cœur ; mais celui-ci est constitué non par les parents, mais par l’ancêtre d’où sourd tous les membres, sur de nombreuses générations. Et les membres sont tous partie prenante de la famille. Ce primat donné à l’ancêtre n’étonnera pas quand on sait l’importance accordée au culte des ancêtres.

b’) Conséquence : le mode de nomination

Du fait que la famille est immense, et que les personnes portent le même nom, sauf les femmes nouvellement entrées dans la famille par le mariage, les noms de famille vietnamiens sont peu nombreux : 200 en tout et 30 souvent usités et 10 très courants. Par exemple : Nguyen, Tran, Hoang. Il n’est ainsi pas rare que, dans un même village, la moitié de la population porte le même nom de famille. La conséquence en est que, chacun ayant besoin d’être reconnu par un nom propre, le second nom est absolument indispensable.

La nomination se fait ainsi : nom de famille ; un nom de liaison, un nom personnel. Par exemple, Nguyen Van Duc comporte le nom de famille Nguyen, la particule de liaison (en l’occurrence pour les hommes) Van et le nom personnel Duc (qui, en l’occurrence, signifie « vertu »).

c’) Les deux faces de la famille

Le Vietnamien distingue très nettement deux types de relation de parenté, selon l’origine, le type d’entrée dans la famille :

* la parenté par consanguinité (Bên Nôi) : la personne est entrée dans la famille par la naissance. C’est le côté de l’intérieur ou côté paternel.

* la parenté par alliance (Bên Ngoai) : la personne est entrée dans la famille par le libre choix du lien conjugal. C’est le côté de l’extérieur ou côté maternel (en fait féminin).

La distinction opérée montre l’extrême importance accordée à cette consanguinité, au fait d’être du même sang. Il y a un primat de la nature sur la liberté dans la constitution des liens interpersonnels.

2’) Le primat de la famille

Cette primauté tient d’abord à sa sacralité. Pour un Européen et, plus généralement, un Occidental, la famille est un lieu naturel ; aujourd’hui, fortement recomposée, la famille est aussi un lieu d’élection, une entité que je me constitue, avec ma liberté, et dont, à la limite, je me détache. En revanche, pour un Vietnamien, la famille n’est pas un lieu que je décide avec ma liberté ; ce n’est même pas seulement une donnée naturelle ; c’est une réalité sacrée.

Un autre signe de ce primat est que l’enfant se définit uniquement par rapport à elle. En Occident, l’identité se définit à partir de la liberté, de sa puissance d’affirmation. Au Vietnam, l’identité se dessine d’abord en fonction du réseau relationnel familial. Certes, comme chez nous, l’enfant apprend les mots désignant tous les membres de la famille, ses parents, etc. Or, tous ces termes sont relationnels. Donc, en retour, ces termes désignent sa posture et ses fonctions : en apprenant à dire « père », l’enfant se reconnaît « fils ». Comprenons bien : nos termes occidentaux sont aussi bijectifs : qui dit père dit fils ; mais, chez nous, l’identité n’est pas épuisée par la relation, plus encore, elle la fonde, alors que, pour le Vietnamien, la relation est prioritaire vis-à-vis de la liberté, elle la précède. Ainsi, en apprenant la configuration familiale, l’enfant acquiert toute une manière d’être comportementale.

3’) Fondement de la famille : sa connexion avec le passé
a’) Le fait

La famille vietnamienne, loin de se limiter aux vivants, inclut tous les ancêtres. Ceux-ci constituent le fondement de l’unité au sein de la famille.

D’abord, ils sont la part quantitativement la plus importante (puisque, redisons-le, une grande famille couvre 9 générations). Plus encore, ils en sont la partie qualitativement la plus essentielle : ce sont eux qui assurent, en permanence, la continuité et la cohésion actuelle de la famille. Ils en sont, au sens technique, le fondement. Cette présence des ancêtres n’est pas muséalisée, mais réelle : ils sont bien présents à la famille actuelle, quoique mystérieusement. En effet, la mentalité vietnamienne accorde un pouvoir particulier à l’ancêtre : après sa mort, le défunt acquiert des pouvoirs surnaturels. On imagine donc l’importance accordée à la famille et aussi la fierté qu’elle suscite, y compris chez le plus misérable paysan vietnamien. Sa famille lui fait toucher au divin.

Voilà pourquoi, une des premières actions du régime de 1975 fut de débaptiser Saïgon pour imposer le nom d’un ancêtre, Hochiminhville, et de substituer ses propres héros aux anciens noms de rue.

On pourrait dire que la famille ressemble à un temple. Le passage du seuil au sanctuaire est autant ontologique que chronologique : en effet, le centre est constitué par l’ancêtre. Ainsi, les membres vivants constituent le portique ; puis, au fur et à mesure où l’on avance, on s’approche du seuil redoutable de la mort. Et, de même que le temple est un, de même tous les membres de la famille sont-ils unifiés.

b’) La cause

Nous l’avons évoquée ci-dessus. Dans la mentalité vietnamienne, nul être ne vient du néant, au contraire tout être s’enracine dans une origine : « l’arbre a ses racines, le fleuve sa source, l’enfant un père et une mère ».

Précisément, l’origine de l’enfant est triple, chaque source apportant un élément spécifique au petit d’homme. Les deux premières origines sont immanentes – ce sont les parents -, la troisième est transcendante – c’est le ciel. La première est le père : l’enfant lui doit son existence physique. La seconde est la mère : l’enfant doit sa croissance physique et son existence (et croissance) morale : « Le père fait naître, la mère nourrit [6] ». Enfin, l’enfant doit son origine à une troisième source, mystérieuse, le Ciel. En effet, il se révèle différent de ses parents. Il faut donc une cause à cette spécificité, et c’est le ciel dont la fonction propre est de déposer dans l’être humain son individualité : « C’est le père et la mère qui engendrent, mais c’est le ciel qui a donné le caractère [7] ».

Cette relation d’origine est une relation de dépendance. Ontologique, d’abord ; éthique, ensuite : elle se transforme en dette, elle se répète, au plan culturel, par la prise de conscience de la dette. Comme on l’a vu, tout le vocabulaire, tout le système des signes vietnamiens est imprégné de cette hiérarchie.

c’) Conséquences éthiques

La conséquence en est qu’il faut rendre un culte aux ancêtres. Celui-ci permet en effet de mettre la famille présente en relation avec la famille passée. Comme les Ancêtres sont les garants de l’unité, ne pas célébrer le culte provoquerait la cessation de la famille. La raison de ce culte est surtout la dette contractée à l’égard des ancêtres.

Différents rites assurent cette présence des ancêtres et l’actualisent. Tel est par exemple le cas du rite de la tablette. Soit la mort d’un parent. On inscrit son nom sur une tablette après son inhumation. Puis, on transporte la tablette sur l’autel des ancêtres. Là, on y offre l’encens, le vin et le riz puis on demande respectueusement à l’âme du défunt de bien pouvoir résider dans la tablette. Ensuite, elle est placée dans la maison des fils pour que le défunt puisse y résider et qu’elle soit vénérée. Ce qui est vrai les jours succédant à l’enterrement vaut aussi particulièrement pour les jours anniversaires et les grandes fêtes, comme le Nouvel An ou fête du Têt dont il sera parlé plus bas.

On imagine aussi la place importante donnée à la conscience historique, à la narration des histoires. En réalité, plus important que les événements sont les personnages.

Une autre conséquence est la grande solidarité qui unit tous les membres de la famille. Et cette solidarité vaut autant pour les biens matériels que pour les biens plus spirituels, comme l’honneur. La promotion d’un de ceux-ci (mandarin) est source à la fois d’honneur et de profit pour les autres.

L’intensité et la profondeur des relations familiales, jointes à l’importance du sentiment dans le monde vietnamien, créent des liens extrêmement profonds et des devoirs proportionnels. Pour nous, Occidentaux, la relation est due à un réseau de droits et d’obligations issus de la proximité. En regard, la grande famille vietnamienne tient d’abord ensemble à cause de l’enracinement commun dans le monde des morts. Les devoirs et a fortiori les intérêts matériels passent en seconde zone : « On est parent à cause des ancêtres et non à cause de l’argent ou du riz [8] ».

4’) Conséquence : la famille, matrice des relations futures aux autres

Plus la relation est importante, moins la liberté est affirmée. Ainsi, puisque l’identité de l’enfant est relationnelle, l’expérience acquise au sein de la famille façonnera, voire formatera tous les contacts humains ultérieurs. Concrètement, cela signifie que toute relation extra-familiale, sociale, sera comprise, évaluée, à partir des différents types de relations entretenues au sein de la famille. Par exemple, le jeune appellera une personne âgée « oncle » et, corrélativement, se nommera « neveu ». Plus généralement, dès qu’une relation nouvelle s’engage, le Vietnamien évalue le type de relation à entretenir à partir de critères où l’âge, donc le respect, entre considérablement en compte.

De manière plus générale, il est très caractéristique du Vietnamien que l’enfant n’apprend pas à dire « je ». De même, la langue vietnamienne ne possède pas de pronoms personnels. L’essentiel, pour lui, est de se définir en relation.

Or, la relation définit des rôles, alors que le « je » définit une liberté, une auto-affirmation. Aussi le Vietnamien se définira d’abord par son rôle, par le personnage, la fonction qu’il doit jouer au sein d’un certain quadrillage social.

b) Les parents

1’) La place du père

Le père assure l’unité de la famille. Non pas d’abord, comme chez nous, pour des raisons financières, mais parce que lui et lui seul entretient un contact permanent avec les Ancêtres ; or, on a vu que ce sont eux qui fondent la cohésion familiale.

2’) La conception traditionnelle de la femme [9]
a’) Comparaison de l’homme et de la femme

Nous avons vu que si le père donne la vie physique, la mère donne la vie morale. Notamment, elle va longuement porter l’enfant sur sa hanche, le sevrant le plus tard possible. Or, celle-ci est plus importante que celle-là. De plus, la croissance est comme une naissance continue, une origine perpétuellement renouvelée ; mais la longue durée crée un lien plus fort que la relation instantanée. Voilà pourquoi « le père qui fait naître ne vaut pas la mère qui nourrit [10] ». La femme a donc occupé pendant des millénaires une place centrale au sein de la famille.

La fonction de la femme (et presque son identité) se distingue de celle de l’homme comme le « dedans » (trong) de la famille du « dehors » (ngoài). L’identité de la femme se comprend donc à partir de son insertion dans la famille : et quant à sa formation (au datum) et quant au rôle qu’elle y jouera (le donum) sous la double forme d’épouse et de mère.

b’) La formation

La femme vietnamienne vit toute sa jeunesse dans un milieu constitué par ses relations parentales. En effet, dans ses démarches, mais aussi dans ses loisirs, bref, dans toutes les relations avec le monde extra-familial, elle est toujours accompagnée par un autre membre de sa famille, un frère, une sœur, un ami de la famille. Au sein de la maison, elle reçoit moults conseils de la part de ses parents et grands-parents.

Une autre conséquence en est que, finalisé par la famille qu’elle doit fonder, son apprentissage se limite aux tâches ménagères et à l’éducation des enfants quand elle devient plus âgée. De ce fait, l’étude de la lecture en caractères chinois ou nom lui est interdite comme inutile.

c’) L’épouse

Si les parents arrangent le mariage, la fille est du moins souvent consultée sur ses goûts. Et on ne forcera pas un enfant qui s’oppose obstinément à un mariage. Du moins ce choix demeure-t-il négatif.

Puisque le chef de famille est le père et que la famille vit ensemble, une conséquence du mariage est que la fille devient bru et dépend désormais d’une belle-famille.

Elle accomplit les tâches domestiques matérielles auxquelles elle fut préparée : à la maison, au champ ; dans le travail et les loisirs où elel s’attache à confectionner divers objets domestiques. Elle est aussi en charge de l’ambiance plus affective, en l’occurence un climat joyeux.

Qu’on ne s’imagine pas, cependant, qu’elle soit dénuée de toute autorité ; seulement, celle-ci est indirecte, l’autorité étant visiblement réservée aux hommes. Aussi sa présence est-elle bien réelle mais discrète, silencieuse.

d’) La mère

Il demeure que, comme on l’a dit, la femme est avant tout la mère. Ses tâches sont à la fois matérielles, affectives et éducatives (enseigner la sagesse populaire).

La mère jouit d’un grand prestige : parce qu’elle est présente à tous les secteurs de la vie ; parce qu’elle est une origine continuée ; parce qu’elle fait le lien.

La conséquence de ce prestige entraîne que la femme appartient à tous les processus décisionnels.

e’) Conséquence

On ne peut nier que la femme vietnamienne traditionnelle n’est pas pleinement reconnue dans son autonomie. Un signe l’objective : la femme change de famille ; à aucun moment dans sa vie, elle ne vit seule, a fortiori dans le monde.

3’) Les mutations actuelles de la place de la femme

Plus qu’en tout autre domaine, en particulier pour l’enfant, la figure de la femme vietnamienne a beaucoup changé ces trente dernières années, du fait de l’ouverture au monde occidental. Il demeure que la femme vietnamienne joue toujours un rôle très grand au sein de la famille dans la société.

5) La relation à la nature

Le Vietnamien nourrit une plus grande proximité avec la nature que l’Occidental. La femme vietnamienne va encore tous les jours au marché. Le congélateur n’existe pas encore ; le coffre de voiture non plus qui peut emporter des provisions pour un mois. De plus, le Vietnamien mange encore des légumes et des fruits de saison, il est encore rythmé par les lois de la nature.

La maison vietnamienne évolue avec ses habitants : ils construisent les étages au fur et à mesure qu’ils ont les moyens. Pour nous, Occidentaux, la maison est un produit fini ; on peut certes améliorer l’intérieur indéfiniment, on peut élargir en surface ; mais il est très rare qu’on rehausse.

Pascal Ide

[1] Surtout Jean Mais, Etre vietnamien, Echange France-Asie. Cité EV, suivi de la page. Vu Ngoc Phan et Tuc Ngu Ca Dao Dân Ca, Viêt Nam, Hanoï, 1978. Cité VNP suivi de la page.

[2] Cité par VNP, p. 120.

[3] Cité par EV, p. 2.

[4] VNP, p. 134.

[5] VNP, p. 415.

[6] Nguyên Van Ngoc, Tuc Ngu Phong Dao, p. 165. Cité par EV, p. 7.

[7] Nguyên Van Ngoc, Tuc Ngu Phong Dao, p. 90. Cité par EV, p. 7.

[8] VNP, p. 420.

[9] Cf. Nguyen Thi Chi Huong, La femme au Vietnam dans l’oeuvre de Thuy Vu, Paris, 1979.

[10] Nguyên Van Ngoc, Tuc Ngu Phong Dao, p. 90. Cité par EV, p. 7.

21.5.2024
 

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