En 2014, une équipe de chercheurs américains a comparé les crânes d’homo sapiens, c’est-à-dire d’hommes ayant vécu depuis leur apparition, soit deux (et, aujourd’hui, trois) cent mille ans. Leur intention étant de constater des changements, ils ont considéré différentes époques successives. La réponse fut affirmative : oui, le crâne et les os de la face ont évolué. Et, comme le dit le titre de l’article, évolué dans le sens d’une féminisation, c’est-à-dire d’une plus grande tolérance sociale, ce qui va de pair avec une moindre violence. De plus, l’anatomie a aussi progressé vers une configuration plus juvénile. En effet, contrairement à ce que l’on pourrait croire, notre cerveau a rétréci, perdant 10 % de son volume. Par harmonisation et rééquilibrage, cela a entraîné une dentition et une mâchoire moins importantes, un crâne plus court et plus rond ainsi que des arcades sourcilières plus réduites. Or, tous ces traits se retrouvent davantage chez la femme et, plus encore, chez l’enfant. Donc, notre visage et, plus généralement, notre corps sont devenus plus féminins et présente des traits que les anatomistes qualifient de « pédomorhiques » (de pais, « enfant », et morphè, « forme ») [1].
Cette étude a été confirmée par un rapprochement affiné entre les deux grandes formes d’homo sapiens : les homo sapiens neandertalensis (l’homme de Néanderthal) et les homo sapiens sapiens (c’est-à-dire nous-mêmes). Ainsi qu’on le sait, les premiers ont disparu voici environ 40 000 ans, ils ne sont pas nos ancêtres, mais ont croisé les seconds, puisque nous avons un certain nombre de gènes communs. Par ailleurs, l’homo sapiens sapiens qui vivait voici 50 000 ans ressemblait beaucoup plus à l’homo sapiens neandertalensis. Or, au physique, l’homme de Néanderthal correspond à ce que nous avons décrit plus haut, joint à une musculature impressionnante (que l’on peut reconnaître par les crêtes osseuses qui sont les lieux d’insertion des muscles), donc à un physique très masculin. Ainsi, derechef, l’évolution humaine va dans le sens d’une morphologie symboliquement plus féminine [2]. Et comme l’anatomie d’un animal domestique suit la même évolution [3], on pourrait dire que nous sommes au Néandertalien ce que le chien est au loup.
Or, un article célèbre de Stephen Jay Gould sur l’évolution du personnage de Mickey l’a montré, une figure plus arrondie, plus juvénile ou plus féminine est, toujours dans le registre si important du symbole, plus douce, davantage prosociale ou altruiste [4]. L’évolution globale de l’humanité va donc vers une mansuétude et une ouverture plus grandes.
Nous pouvons en tirer au moins une double leçon, laissant le soin au lecteur de prolonger lui-même sa lecture.
La première, plus théorique, nous assure une nouvelle fois que la loi de compétition valorisée par Darwin doit être au minimum doublée d’une loi de coopération, au maximum englobée en elle comme un de ses moments (la lutte pour la survie étant intégrée dans le service de la vie qui est expansion et communion). C’est ce que montrent les travaux révolutionnaires du zoologue et généticien russe Dmitri Konstantinovitch Beliaïev (1917-1985). Sa thèse était que l’évolution fait passer les animaux de l’agressivité à la sociabilité. Elle est donc darwinienne en tant que le processus de sélection était automatique et non pas liée à un apprentissage, mais anti-darwinienne en tant que l’animal agit spontanément en vue de la coopération. Le point de départ de l’intuition du biologiste était l’observation faite ci-dessus : l’apparence juvénile de l’animal domestiqué ; or, allant plus loin, elle était pour lui la conséquence de ce processus de sociabilité. Il s’agissait donc de transformer un animal sauvage en animal domestique. Afin de le démontrer, il prit un carnivore particulièrement agressif, le renard argenté (qui est une forme mélanistique du Vulpes vulpes, renard roux ou renard commun) : « Il m’a dit qu’il voulait faire un chien à partir d’un renard [5] », a expliqué son assistante, Lyudmila Trut. Pour cela, en 1958, il a sélectionné dans des cages les renards argentés : laissant de côté ceux qui la mordaient (elle avait des gants de 5 centimètres d’épaisseur !), Lyudmila prenait ceux qui hésitaient légèrement. Or, cette retenue est le signe d’un degré très minimal de sociabilité. Puis, le généticien a croisé les renards sélectionnés et les a élevés en ayant le moins de contact possible avec eux. Or, qu’a-t-il observé ? En 1964, soit à la quatrième génération, un premier mammifère frétilla de la queue en sa présence. En même temps, on observa que les renardeaux réclamaient de plus en plus d’attention, répondaient à l’appel de leur nom. De plus, alors que le renard argenté devient agressif à partir d’un mois et demi, les petits, eux, conservaient un comportement juvénile : « Ces renards calmes semblaient résister à l’obligation de grandir [6] ». En outre, on observait des changements morphologiques : oreilles pendantes, queue recourbée, museau raccourci, pattes affinées. Bref, les renardeaux ressemblaient de plus en plus à des renardettes. Certains se mirent même à aboyer comme des chiens… Donc, tout montre que, à l’évidence, spontanément, ils avaient affaire à des espèces plus sociables et domestiquées ; de plus, le physique et la psychologie sont en harmonie [7]. Enfin, en 1978, lors d’un Congrès international de génétique à Moscou, le professeur Dmitri Beliaïev émit l’hypothèse que les changements observés relevaient du système endocrinien, en l’occurrence une diminution de production d’hormones de stress et une croissance de la sérotonine, la médiatrice du plaisir et de l’ocytonine, la médiatrice notamment de l’attachement. Or, autant le stress délite le lien, autant la joie et l’attachement les multiplie. Donc, ce mécanisme hormonal expliquerait l’évolution de l’animal vers une plus grand sociabilité et sa condition, une plus grande douceur, qui est l’envers de la violence. Or, suggérait Dmitri, ce qui vaut pour les renards peut « aussi s’appliquer, bien sûr, aux humains [8] ». Quelle révolution [9] !
La seconde, plus pratique, nous garantit que l’être humain est appelé à devenir un être humain, c’est-à-dire bienfaisant. D’autres études du site le montrent aussi à foison : loin d’être un individu égoïste et violent, la personne humaine est prédisposée (précâblée, diraient les neurosciences) à l’altruisme et le pratique le plus souvent, même quand le niveau de stress est élevé [10]. Ce que la nature montre à l’homme dans l’évolution de son corps, à sa liberté de l’imiter, selon un judicieux biomimétisme. Quelle espérance !
Pascal Ide
[1] Cf. Robert L. Cieri, Steven E. Churchill, Robert G. Franciscus, Jingzhi Tan & Brian Hare, « Craniofacial feminization, social tolerance, and the origins of behavioral modernity », Current Anthropology, 55 (2014) n° 4, p. 419-443.
[2] Cf. Brian Hare, « Survival of the friendliest: Homo sapiens evolved via selection for prosociality », Annual Review of Psychology, 68 (2017) n° 1, p. 155-186.
[3] Darwin l’avait déjà observé : les cochons, les lapins, les moutons domestiqués ont un cerveau et une dentition réduite, présentent une taille plus petite, possèdent des oreilles tombantes ou une queue en tire-bouchon – autant de caractéristiques jeunes, parfois presque ludiques (cf. Charles Darwin, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, 1859, Norwalk (Connecticut), Heritage Press, 1963 (reprint ed.), p. 470.
[4] Cf. Stephen Jay gould, « Un hommage biologique à Mickey », Le pouce du panda. Les grandes énigmes de l’évolution, trad. Jacques Chabert, Paris, Grasset, 1982, p. 109-122. Cf. l’étude sur le site : « L’adoucissement progressif de Mickey : la preuve par le visage”.
[5] Lee Alan Dugatkin et Lyudmila Trut, Apprivoiser le renard. Le programme d’évolution accélérée de l’URSS, trad ; Grégoire Ladrange, Versailles, Omblage, 2019, p. 51.
[6] Ibid., p. 73.
[7] Cf. Dmitri K. Belyayev & Lyudmila N. Trut, « Behaviour and reproductive function of animals. I. Correlation of behaviour type with the time of reproduction and fertility », Bulletin of the Moscow Society of Naturalists Biological Series, 69 (1964) n° 3, p. 5-19 ; Id., « Behaviour and reproductive function of animals. II. Correlated changes under breeding for tameness », Ibid., 69 (1964) n° 5, p. 5-14.
[8] Lee Alan Dugatkin et Lyudmila Trut, Apprivoiser le renard, p. 149.
[9] En 2019, une équipe a remis partiellement en question non pas les résultats de l’expériences, mais leur interprétation et celle-ci, non pas tant chez les chercheurs que dans la culture populaire (cf. Kathryn A. Lord, Greger Larson, Raymond P. Coppinger & Elinor Karlsson, « The History of Farm Foxes Undermines the Animal Domestication Syndrome », Trends in Ecology & Evolution, 35 [2020] n° 2, p. 125-136).
[10] Outre les ouvrages de Lecomte ou Ricard cités ailleurs, cf. le livre récent de Rutger Bregman, Humanité. Une histoire optimiste, trad. Caroline Sordia et Pieter Boeykens, coll. « Points Essais » n° 929, Paris, Seuil, 2020. Nous nous en inspirons partiellement (p. 112-120).