La vertu morale de prudence 3/3

7) Synthèse. Les actes de la prudence. Les six moments de l’acte prudentiel

o) Distinction

1’) Principe de distinction

Un homme prudent c’est un homme sage et dont l’action est complète au sens où les thérapies gestaltistes parlent de boucler un acte. Or, un acte prudent complet est composé de plusieurs actes. Le premier critère de distinction est la différence entre fin et moyens. Le deuxième critère est la différence entre intention et exécution : autre chose est désirer la fin, autre chose l’atteindre. Le troisième critère est la distinction entre les actes de l’intelligence et ceux de la volonté.

Tout acte humain, que nous en ayons ou non pris conscience jusqu’à ce jour, procède selon différentes étapes. S. Thomas d’Aquin en a analysé douze [1] (et encore, pour les actes les plus simples !). Mais il est possible de les reconduire à cinq principales : intention (de la finalité désirée) ; délibération (ou conseil) ; décision (ou choix) ; exécution ; fruition (de la finalité possédée). Les modernes leçons de la systémique invitent à ajouter un sixième pas que, par souci euphonique, j’intitulerai : régulation (ou relecture).

2’) Tableau

Les six opérations prudentielles qui sont autant de moments de l’acte prudentiel se dessinent alors. Il est possible de les résumer dans le tableau suivant :

 

Les actes

La faculté

L’objet

Exemple

1. L’intention

Volonté (éclairée par la raison)

La fin désirée ou visée

« Je veux partir en vacances à Arcachon ».

2. La délibération (ou conseil)

Intelligence (qui enquête sur les divers moyens)

Les différents moyens en relation avec la finalité

« Comment ? En voiture ou en train ? »

3. La décision (ou choix)

Volonté (qui tranche entre les moyens)

Le meilleur ou le bon moyen

« Je décide de prendre la voiture ».

4. L’exécution

Volonté (qui meut nos actions

Les différents moyens parcourus dans l’ordre jusqu’à l’obtention de la fin

Je me lève. Je fais mes valises. Je monte dans ma voiture.

5. La fruition (ou jouissance)

Volonté qui possède et jouit de la fin

La fin possédée (et non plus seulement désirée)

Je fais de la pêche sur le bassin d’Arcachon ! Un avant-goût de paradis…

6. La régulation (ou la relecture)

Intelligence qui tire les leçons et ajuste l’action

La fin relue et toujours plus ajustée

 

3’) Schéma circulaire

Cet ordre linéaire cache une circularité qui manifeste peut-être mieux la logique intime de l’acte. S. Ignace et l’école jésuite l’ont développée. De plus, accordant à la personne libre, au sujet une place que le dominicain S. Thomas accordait davantage à l’objectivité des valeurs, Ignace centre sa réflexion sur la liberté dont l’acte propre est la décision. L’analyse ignatienne retrouve les mêmes quatre temps, mais distribués différemment, non pas autour de la finalité, mais de la décision : il y a un avant et un après de la décision (le conseil et l’exécution) ; plus encore, il y a un avant de l’avant (la finalité éthique) et un après de l’après (la fruition de la fin, l’accueil de la finalité réussie ou manquée). Nous aboutissons à la structure circulaire suivante :

 

4’) Intérêt

Or cette distinction présente différents intérêts pratiques.

a’) L’aide au discernement

Certes, il n’est pas plus utile de connaître ces distinctions que les mécanismes de la thermorégulation pour vivre dans le quotidien : savoir lire son thermomètre et s’habiller en conséquence suffit. Mais il peut arriver que nous voulions faire une expédition dans le désert. Il sera alors hautement conseillé de s’initier avec la manière dont l’organisme réagit en face du froid et prendre les mesures en conséquence.

De même si un jour vous avez une décision importante à prendre, il sera peut-être bien utile de décomposer les différents actes à poser successivement et dans l’ordre. D’autant que l’anxiété est au plus haut point génératrice de confusion et a tendance à faire poser des actes incohérents. Je connais des personnes pour qui avoir le tableau des sept actes humains énumérés dans la seconde distinction fut d’un grand secours dans la vie de chaque jour : leur agir en a été rationalisé et rendu plus efficace.

b’) Le diagnostic des inhibitions à agir

La distinction opérée ci-dessus permet de repérer avec plus de précision les défaillances chez ceux que l’on dénomme génériquement les abouliques (littéralement, « ceux qui manquent de volonté ») et ainsi de leur porter secours.

En effet, se fondant sur le tableau ci-dessus, on peut distingue les grandes causes différentes aux paralysies (partielles ou totales) de la volonté, c’est-à-dire de l’agir humain. Nous en passerons quelques-unes en revue dans le § sur les fautes contre la prudence.

 

Passons maintenant en revue ces différents actes.

a) L’intention

L’insensé est celui qui est mal disposé, celui qui n’est pas orienté vers sa finalité : « N’adresse pas de longs discours à l’insensé, ne va pas au devant du sot ». (Si 22,11) « Aux oreilles du sot ne parle pas, il mépriserait la finesse de tes propos ». (Si 22,9). Tout au contraire, l’homme sensé, sage ou prudent, est celui qui envisage la finalité.

1’) Point de vue objectif

La première caractéristique d’un acte vraiment humain est d’être orienté vers une fin. « En toutes choses, il faut considérer la fin », dit la morale d’une fable de La Fontaine [2]. La psychologie ne rappelle-t-elle pas le caractère déterminant de la motivation (et donc de la fin) dans la vie. La terre appartient aux motivés, bien plus qu’aux intelligents (les réussites à l’université et dans la vie professionnelle le montrent).

Un homme propose à deux cavaliers : « Je donnerai une pièce d’or à celui dont le cheval arrivera en dernier à l’arbre qui est là-bas ». Les deux hommes réfléchissent un instant, se demandent comment éviter d’y passe un temps infini. Puis soudain, l’un d’eux a une idée dont il fait part à l’autre cavalier. Aussitôt, ils sautent en selle et partent vers l’arbre au triple galop. Pourquoi ? Ils avaient échangé leur cheval !

Il en est de même le matin si vous ne voulez passer un temps infini dans votre lit : changez de cheval, je veux dire inversez votre attitude. En effet, au lieu de vous tourner vers le passé, la nuit qui s’achève, tournez-vous vers le jour qui vient avec sa part de travail à accomplir mais aussi de joie. Ce n’est pas le repli nostalgique vers un passé douillet comme un lit bien chaud qui vous motivera mais l’urgence des tâches à accomplir. « Debout les gars, réveillez-vous, il va falloir en mettre un coup… on va au bout du monde ». On dit aussi que « le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt » ; or, « rien ne sert de courir, il faut partir à point »…

Or, la fin se présente comme un bien. Attention, le mot bien ne doit pas s’entendre dans son sens étroitement moral, mais il doit se comprendre en son sens très général d’objet désirable, attirant, même si, par ailleurs, ce bien attirant n’est qu’apparent. Le bien est ici ce qui est bon ou plutôt ce qui nous apparaît comme bon.

2’) Point de vue subjectif

Le point essentiel est le suivant : l’attraction précède l’action. Avant d’agir, la volonté est attirée par le bien. Ce point a été très oublié, tant nous avons valorisé l’action. La volonté s’est réduite à la capacité de détermination. Or, la volonté, ainsi que saint Thomas d’Aquin l’avait très bien compris, est avant tout ce qui est incliné vers un bien ; au fond, elle est amour, au sens large du terme. Et cela vaut même pour les chrétiens. À force d’insister sur l’éthique des petits pas, on peut donner gain de cause à un certain volontarisme et oublier que le premier moteur de la vie est l’amour ; a fortiori de la vie théologale. Voilà aussi pourquoi la contemplation prime l’action : la réceptivité précède et fonde l’émissivité. Notre volontarisme est souvent inversement proportionnel à la place accordée à la douce contemplation.

J’insiste sur ce premier moment de l’acte prudent : il est nécessaire prendre le temps de s’arrêter face à son but et de se laisser longuement attirer. C’est cet arrêt qui permet de conjurer le volontarisme. Il s’agit ici de longuement contempler, je dirais plus que cela, de longuement se laisser attirer par le bien qui est la finalité. Le bien est ce que toute chose désire. Il y a une part de réceptivité dans notre volonté, alors que le volontarisme identifie la volonté à l’activité (en l’occurrence, la décision qui n’est que le troisième moment de l’acte libre). Teilhard de Chardin notait que « nous nous recevons beaucoup plus que nous nous faisons ». Et nous nous recevons de cet appel de la finalité. C’est tout le sens de se laisser appeler « par ». C’est tout le sens de la prière, de la contemplation, que de se laisser attirer. J’insiste beaucoup parce que aujourd’hui « je veux » s’est réduit à « je décide » et même à « je fais ». Pour un saint Augustin comme pour un saint Thomas d’Aquin, la volonté, avant d’être décision, est d’abord attirance.

La volonté présente deux pôles : il y a le pôle de décision, que nous connaissons tous, et il y a un pôle d’attirance, donc un pôle d’amour. Avant de dire « je veux » au sens de « je décide », nous disons « j’aime ». Aimer c’est d’abord être attiré d’abord par le bien. « Au commencement était l’action », disait le Faust de Goethe. Tel est le péché de notre modernité que critique très fortement Benoit XVI. Il y a un tel activisme en nous qui fait que nous créons, pas seulement nous faisons. Inversement, le premier moment de la prudence consiste à longuement se laisser attirer par tout ce qui est bon. St Augustin disait : « Mon poids c’est mon amour ». Cela veut dire qu’il y a un poids, une tendance, une inclination dans l’amour.

3’) Applications pratiques

Grandes sont les conséquences pour nos actions : avant de réinjecter le « tu dois » ou « il faut » sachez présenter que ce qui est bon en croyant qu’en son temps les accompagnés verront que ce qui est bon. Dieu est avec nous et Il nous a créés libres et Il sait que le premier moyen pour nous attirer c’est ce que les Anciens appelaient la persuasio, la persuasion. Elle consiste non pas à manipuler mais à présenter le bien dans sa désirabilité. La conviction profonde du chrétien c’est que tout cœur d’homme désire le Christ. Le Christ dans la totalité de sa figure est absolument désirable et correspond à ce que le cœur de l’homme cherche au plus profond de lui-même et dans lequel il peut se reposer. Maintenant quand est-ce que l’autre va entendre cet appel du Christ, quand est-ce qu’il va se rappeler que son Père l’attend tous les jours ? Cela est un mystère. J’insiste un peu longuement mais c’est justement pour réenraciner tout ce qu’il y a de très beau dans l’exigence de petits efforts, de petits actes que l’on répétera, en quelque chose qui est présupposé plus fondamental et plus fondateur : le moment originel de cette réceptivité première. Tel n’est-il pas d’ailleurs le sens de la primauté de la contemplation sur l’évangélisation ? Le cœur, avant de donner (systole), doit recevoir (diastole). Voilà quel est le sens de ce premier moment, l’intention. L’amour précède la décision. Il convient donc de s’interroger souvent sur sa finalité. Saint Ignace de Loyola en a une vive conscience. Voilà pourquoi il a placé (et ajouté) le « Principe et fondement » qui invite à se laisser attirer par la fin, au début des Exercices [3].

Une autre application est qu’il est bon de se poser souvent la question de votre finalité, de votre dessein, aspiration la plus profonde. Autrement dit, il s’agit d’intégrer son action à partir de sa fin la plus ultime. Ainsi devient-elle toujours plus intime. C’est ainsi que, souvent, saint Bernard de Clairvaux se répétait à lui-même : « Ad quem venuisti, Bernarde ? » « Vers qui, pour qui es-tu venu ici (au monastère), Bernard ? »

Voici un exemple de présence du plus sublime dans l’infime. Il est emprunté au philosophe qui a le plus médité sur ce sujet, Maurice Blondel :

 

« L’enfant qui hésite entre le gâteau tentateur et le respect de la défense conçoit par le fait même deux voies qui s’excluent : il peut manger le gâteau – ou ne pas le manger. Cette opposition contradictoire des motifs, c’est l’objectivation du sujet et de l’objet, unis mais opposés. Affirmer les deux est impossible, et il faut affirmer. Le choix aura pour effet de soumettre – le sujet à l’objet, c’est-à-dire de subordonner la conscience à la poursuite du plaisir sensible, – ou l’objet au sujet, c’est-à-dire de sacrifier le plaisir à la finalité de la conscience. Donner l’être à l’un des termes de l’alternative, c’est le supprimer à l’autre. […]

« Si la volonté peut hésiter entre le sujet et l’objet, choisir l’un ou l’autre, c’est parce qu’elle s’y retrouve elle-même. Elle désire car elle n’a pas encore ; elle désire l’un et l’autre car elle veut tout avoir. Elle ne veut pas plus sacrifier l’un que l’autre

« Pourquoi reste-t-elle indépendante ? C’est que devant tout objet a surgi le Sujet idéal qui lui fait comprendre ce qu’elle veut être vis-à-vis de ce qu’elle est. Ce Sujet lui apparaît Liberté pure. Bien souverainement désirable. En Lui, le sujet se reconnaît, et par l’opposition de ce Bien Idéal à tous les biens fragmentaires, il prend conscience d’être une volonté de l’Infini [4] ».

4’) Hiérarchiser les finalités ou Donnez la priorité aux priorités

L’on distingue aussi volontiers différents degrés dans la finalité. Les Anciens hiérarchisaient fin ultime et fin prochaine. Aujourd’hui, l’on attribue des noms différents, non sans arbitraire, à ces degrés de finalité : la finalité désigne alors la fin ultime et le but ou l’objectif, la fin prochaine.

La deuxième habitude dont parle Stephen Covey correspond à l’exécution qui est l’effectuation du choix.

Cette troisième habitude incarne la deuxième, c’est-à-dire en donne les moyens et permet à la charte de devenir une véritable constitution. En effet, l’expérience montre que la souffrance la plus fréquente tient à ce que l’homme sent un décalage entre ses aspirations et ses réalisations quotidiennes. Autrement dit, les priorités secondes dévorent la priorité première, il y a comme une inversion fin-moyens, dont saint Ignace nous avait déjà averti. « Ce qui compte le plus ne doit pas être à la merci de ce qui compte le moins », disait Gœthe [5].

Une application concrète que Stephen Covey ose tirer est : « Il ne faut pas partir du principe que le travail est incontournable. C’est la famille qui est incontournable. Ce changement d’état d’esprit est la porte ouverte à toutes les possibilités [6] ». En effet, la plus fréquente inversion de finalité concerne la relation travail-famille et, à travers le travail, à la réussite personnelle, à l’accomplissement personnel. Puisque le modèle dominant (65 % des cas) est aujourd’hui le couple biactif. Or, la famille est la finalité parce que « le rôle de parent est un rôle unique, une fonction sacrée. Cette fonction consiste à favoriser le plein développement d’un être particulièrement cher dont on est responsable. Existe-t-il, sur n’importe quelle échelle de valeurs, une chose plus importante que de bien remplir cette mission – sur les plans social, mental, spirituel et économique [7] ? » Combien de parents disent : « Si c’était à refaire, je crois que je donnerais plus de temps à ma famille ». Ce regret est un critère ignacien de discernement.

Deux moyens concrets : l’instauration d’un rendez-vous familial hebdomadaire ; les moments de tête-à-tête d’un parent avec chaque enfant. En effet, il y a une dynamique de la relation qui n’existe qu’à deux.

b) La délibération

Le deuxième temps s’appelle délibération ou conseil. C’est l’acte par lequel l’homme prudent enquête sur les moyens possibles lui permettant d’atteindre la finalité visée.

1’) Importance

Elle est telle qu’il ne vaut sans doute pas la peine d’insister sur sa nécessité. Savoir prendre conseil suppose parfois de mettre son amour-propre sous le paillasson (cela aura au moins pour effet de le salir !). L’orgueilleux est en effet celui qui sait toujours tout et n’a donc pas de raison demander d’avis : c’est là un des plus sûrs signes de vanité.

Mais comment faire ? Là encore, quelques conseils éthiques très généraux ne sont pas utiles.

Parfois, il est bon de refuser de trancher quand il n’y a pas assez de lumière. Car mieux on sait ce que l’on veut, plus l’exécution est facile (la psychologie montre en effet que c’est l’image qui meut). Or, pour savoir nettement ce que vous voulez, posez-vous souvent la question qu’affectionnait le maréchal Foch : « Après tout, de quoi s’agit-il ? »

Ayez le sens du réel, de tout le réel. L’homme prudent est homme de principe et d’expérience, ainsi qu’on l’a vu. Il faut tenir compte du passé, du présent comme du futur. Il épouse fortement le temps.

2’) Le problème du conflit

Il peut arriver qu’il y ait un conflit, et un conflit grave, non pas entre devoirs, mais, plus gênant, entre personnes. Le conflit entre valeurs relève de l’éthique et de la casuistique trop oubliée et trop décriée (ce qui est d’ailleurs lié à l’oubli du sacrement de réconciliation). Prenons le cas du conflit de personne figurant un conflit d’intérêts. Empruntons-le à Étienne Perrot [8].

 

Soit un chercheur dans une entreprise de biotechnologie végétale. Il a été embauché, du fait de brillantes études. Pendant une dizaine d’années, tout se passe bien ; son inventivité, sa rigueur, à la limite du scrupule, s’en donnent à cœur joie.

 

Analysons l’exemple :

La première solution est d’ordre objectif. Perrot l’écarte, pour les raisons que l’on connaît. Pour lui, il y a deux logiques antagonistes. « Chacun a raison ». On se trouve face à « des positions subjectivement inconciliables ». Et cela, parce que l’on ignore le futur. D’un côté, le chercheur, le prudent ; de l’autre, le patron entreprenant. En fait, il y a parfois des solutions, des compromis. On peut imaginer qu’une hiérarchie des valeurs se manifeste ; il serait possible de réorganiser les postes, de faire des concessions.

Mais l’expérience confirme en fait que, même si une solution objective se dessine, le conflit a durci les tensions et a transformé les partenaires en adversaires.

Une autre démarche part de la subjectivité. C’est le chemin « de l’intériorisation [9] ». Alors, chacun reconnaîtra qu’il y a une hiérarchie de décisions. Il sortira de la logique mortifère du chacun pour soi ou de la lutte entre égaux. Il ne s’agit pas de se mettre à la place de l’autre, ce qui, estime Perrot, est impossible et illusoire. Mais il s’agit, au contraire, de reconnaître que l’autre est radicalement différent d’un prolongement de moi. Profondément, il faut donc quitter l’objectivité des problèmes, pour affronter sa peur de l’autre et accepter la résistance de l’environnement. Car elle existe toujours (il y a des héraclitéens et des parménidiens partout, autrement dit des conservateurs et des progressistes) : toute entreprise connaît sa gauche et sa droite. Au fond, cette ouverture à l’autre est le fruit même de la charité : ne pas se fermer à l’autre, a fortiori ne pas entrer dans la logique de l’escalade de la violence, de l’écrasement (pour d’excellentes raisons que Machiavel eût signées à deux mains), ne peut très souvent être le fruit que de la vertu théologale d’amour.

Alors, la paix intérieure renaît et les solutions peuvent germer. Il est important de rechercher cette paix en tout, car elle est un fruit de l’Esprit-Saint (cf. Ga 5,22) et de la présence de Dieu en nous.

4’) La mise en œuvre de la délibération
a’) Savoir prendre conseil

L’Écriture, sur ce sujet, regorge de… conseils :

1’’) Écoute de soi-même

Le conseil est affaire personnelle : « Mais pourquoi ne jugez-vous pas par vous-mêmes de ce qui est juste ? » (Lc 12,57). L’œil (cf. Lc 6,39-42) est l’intention de la conscience : il s’agit donc en ôtant la paille, de purifier le cœur.

Mais il est parfois fort utile de faire appel à autrui. En effet, l’Écriture toujours conjugue « écoute l’homme », dans le dialogue, et « écoute ton cœur » (Si 37, 7-14).

2’’) Écoute de l’homme

 

« Tout conseiller donne des conseils, mais il en est qui cherchent leur intérêt. Méfie-toi du donneur de conseils, demande-toi d’abord de quoi il a besoin […]. Ne consulte pas quelqu’un qui te regarde en-dessous et à ceux qui t’envie cachent tes desseins. Ne consulte pas non plus une femme sur sa rivale, ni un poltron sur la guerre, ni un négociant sur le commerce, ni un acheteur sur une vente, ni un envieux sur la reconnaissance, ni un égoïste sur la bienfaisance, ni un paresseux sur un travail quelconque, ni un mercenaire saisonnier sur l’achèvement d’une tâche, ni un domestique nonchalant sur un grand travail ; ne t’appuie sur ces gens pour aucun conseil ». (Si 37,7-11)

« Sois prompt à écouter et lent à donner ta réponse. Si tu sais quelque chose, réponds à ton prochain, sinon met la main sur ta bouche ». (Si 5, 11-12)

 

Saint Jean de la Croix remarque :

 

« L’âme humble a cela de propre qu’elle n’entreprend point de traiter avec Dieu par elle seule, et qu’elle ne peut se satisfaire sans la conduite et le conseil humain. Et Dieu le veut ainsi, parce qu’il est avec ceux qui s’assemblent pour savoir la vérité, afin de l’éclaircir et confirmer en eux, appuyé sur la raison naturelle, comme il a promis de le faire avec Moïse et Aaron assemblés, parlant par la bouche de l’un et de l’autre (cf. Ex 4,14-15). C’est pourquoi il dit aussi dans l’Évangile : ‘Là où deux ou trois seront assemblés [pour délibérer sur ce qui est le plus à l’honneur et à la gloire de mon nom] je suis là au milieu d’eux.’ C’est à savoir éclaircissant et établissant en leurs cœurs les vérités divines. Et il faut remarquer qu’il ne dit pas : où il y en aura un seul, je suis là, mais : au moins deux, pour donner à entendre que Dieu veut que pas un ne se fie à soi-même seulement – touchant les choses qu’il juge être de Dieu – ni qu’il s’y confirme ou affermisse sans l’Église ou ses ministres, parce qu’étant seul, il ne lui éclaircira et confirmera pas la vérité dans le cœur. Et ainsi il demeure faible et froid [10] ».

 

Paul VI dit dans Le dialogue du salut : quand on écoute la personne, écoutons le cœur de l’autre, et pas seulement sa parole : « c’est une eau profonde que le conseil au cœur de l’homme, l’homme intelligent n’a qu’à puiser ». (Pr 20,5)

Conjuguons aussi écoute de l’ancien et du jeune. « Ne fais pas fi du discours des vieillards, car eux-mêmes ont été à l’école de leurs parents ; c’est d’eux que tu apprendras la prudence et l’art de répondre à point nommé » (Si 8,9). Et, dans Novo Millenio Ineunte, Jean-Paul II rappelle la parole étonnante de Saint Benoît : « Souvent Dieu inspire un plus jeune ».

3’’) Écoute de Dieu

 

« Ensuite, tiens-toi au conseil de ton cœur car nul ne peut l’être plus fidèle. Car l’âme de l’homme l’avertit souvent mieux que sept veilleurs en faction sur une hauteur. Et par desus tout cela supplie le Très Haut, qu’il dirige tes pas dans la vérité ». (Si 37,13-14)

b’) Respecter le temps

1’’) Intégrer les trois extases

Il y a deux conceptions du progrès, estiment deux essayistes américains distinguant une « modernité réflexive » et une « seconde modernité ». Bruno Latour commente. Une première est un refus du passé et une inconsidération pour l’avenir ; une autre s’inscrit dans une véritable vision du mouvement et de l’histoire. La première qui est l’ancienne idée de progrès « permettait de ne plus faire attention, elle libérait de toute prudence, de toute précaution ; la nouvelle idée apparaît plutôt comme ce qui oblige à la prudence, au choix sélectif, à un triage minutieux des possibles [11] ».

2’’) Prendre son temps

 

« Mr Vincent était lent et tardif dans les affaires, disait Abelly de saint Vincent de Paul, et par nature et par maxime de vertu : par nature, à cause que son grand entendement lui fournissait diverses lumières sur un même sujet, qui le tenaient quelque temps en suspens et comme irrésolu ; par maxime de vertu, d’autaut qu’il ne voulait pas, pour user de son mot ordinaire en cette matière, enjamber sur la conduite de la providence divine [12] ».

« Dieu s’honore beaucoup du temps qu’on prend pour considérer mûrement les choses qui regardent son service [13] ».

 

Charles Condren disait de même qu’« il faut donner à Dieu le temps que désire la suavité de sa conduite [14] ».

c’) Être créatif

1’’) Ouvrir les possibles

Une bonne délibération doit libérer les possibles. Etienne Perrot en donne un exemple [15].

Demandez-vous : « Que puis-je ? » et non pas : « Que sais-je ? ». Et pourquoi pas : « Que dois-je ? »

2’’) S’aider des sciences humaines et sociales

Il est précieux de convoquer ces disciplines ont repéré nombre de biais (d’erreurs de jugement) extrêmement précieux [16].

Elle ont aussi élaboré, en positif, différentes lois qui sont de véritables aides à la décision. Par exemple, les théoriciens du risque ont élaboré une loi du mini-max : elle énonce que nous devons choisir la voie qui maximise les gains en minimisant les risques (ou les pertes ?). Mais ces deux critères sont eux-mêmes hiérarchisés : nous devons d’abord choisir le risque minimum acceptable ; puis, en fonction de cela, décider du gain maximum.

3’’) Jusqu’à la ruse ?

L’exégète belge André Wénin insiste notamment sur l’intégration de Gn 38 (l’histoire de Tamar et de Juda) dans la trame narrative de l’histoire de Joseph [17]. Cet épisode est souvent réputé indépendant. En réalité, il constitue une remarquable anticipation ; plus encore, il en est une préparation. En effet, Juda va d’abord prendre conscience de son péché, notamment son égoïsme, de sa violence et sa précipitation dans le jugement ; ensuite, il découvre qu’une certaine ruse, bien dosée, permet au coupable non seulement de découvrir son péché sans se trouver écrasé, mais aussi de s’amender et de réparer ; enfin, il comprend que le salut ne peut venir que de l’autre, ici de l’offensé qui pardonne. Or, ces trois points se retrouvent scrupuleusement dans la relation de Joseph et de ses frères. Voilà pourquoi Juda, qui y joue un rôle si grand et si différent de ses frères, a été préparé. Or, seule la Providence est maîtresse des temps et peut anticiper ce qui appartient au libre-arbitre de l’homme. Donc, la présence de Gn 38 au cœur même du récit de Joseph, non seulement ne lui est pas étrangère, mais atteste une nouvelle fois la sagesse de la Providence divine.

Cette ruse est-elle le témoignage de la créativité de l’intelligence au service du salut ? Le but n’est-il pas la conversion de l’autre ?

d’) Accepter les limites

Monseigneur Jacques de Saint-Blanquat, évêque émérite de Montauban, a cette parole éclairante :

 

« J’appartiens à la génération qui a été effondrée en apprenant l’élection du Cardinal Roncalli et émerveillée ensuite par l’audace de ce même Jean XXIII annonçant l’ouverture d’un Concile et le mettant en œuvre ». Leçon : « Ces années m’ont ouvert les yeux, quant à la vie de l’Église, sur la faiblesse de nos jugements humains à courte vue et l’efficacité de l’action de l’Esprit-Saint quand on n’entrave pas son action [18] ».

c) La décision

La décision ou choix constitue le cœur de l’acte libre. Comme il était indiqué dans la louange ce matin, on doit décider d’ouvrir son cœur.

La décision est l’acte qui consiste à trancher entre les différents possibles qui ont été explorés pendant le moment de l’enquête, du conseil.

Il y a chez certains, la tentation de la démission, c’est-à-dire la tentation de laisser le soin aux événements de décider. Cette attitude n’est pas à confondre avec la patience ou la circonspection. Dans le premier cas, je subis la réalité, dans le second, pour autant que je le puis, j’affronte la réalité et j’assume ma responsabilité. En effet, c’est moi et moi seul qui devez choisir. Le choix est l’acte le plus personnel de la prudence et de la vie. Et cette solitude qui est celle de la responsabilité est parfois crucifiante. Le roi S. Louis voulait se croiser, bien que sortant tout juste de maladie. Sa mère, la reine Blanche de Castille, et l’évêque de Paris, Guillaume d’Auxerre vinrent le trouver et usèrent de toutes sortes d’arguments pour l’en dissuader. Notamment ils lui rappelèrent que c’était durant sa maladie qu’il avait juré de prendre la croix. Louis les écouta patiemment et leur répondit qu’ils avaient raison : « C’est à l’affaiblissement de mon esprit qu’a été due ma prise de croix. Fort bien, je cède à vos désirs et à vos conseils… » Tout le monde se réjouit donc.

Louis change soudain de ton pour ajouter :

« Mes amis, vous conviendrez bien que maintenant je ne suis pas hors de sens ni incapable de volonté libre, ni infirme.

– Certes non !

– Or, je demande qu’on me rende ma croix [19] ».

Parfois, l’on aimerait pouvoir se libérer de la charge, de la responsabilité de la décision. Pourtant, elle constitue ce qui nous est le plus personnel. Choisi consiste à dire : « Je décide ». Et le mot le plus important n’est peut-être pas le verbe mais le pronom personnel « je ». Je souhaiterais en effet attirer votre attention sur un disfonctionnement fréquent. Combien souvent nous ne disons pas « je », car nous disons très souvent : « oui, mais ». La décision requiert le plein investissement de ce « je ». Or, le « oui, mais » est une des paroles les plus dissociantes qui soient. En effet, ils nous coupent complètement et nous empêchent d’investir en profondeur nos actions, et donc notre existence. Comme les prêtres de Baal fustigés par Élie, nous clochons d’un pied sur l’autre. Reprendre les « oui, mais » est un travail délicat, difficile, mais profondément unificateur.

Voici quelques moyens pour entrer dans l’exercice prudent de la décision.

1’) Prévoir pour prévenir

La règle pourrait s’énoncer comme suit : prévoir pour prévenir.

Beaucoup de laïcs (mais aussi un certain nombre de prêtres ou de consacrés) affirment ne pas trouver le temps de prier, être débordés par les multiples activités liées à leur état de vie. Affinons le diagnostic : ces personnes disent prendre régulièrement de bonnes intentions et les lâcher, de sorte qu’ils perdent progressivement courage : « Les résolutions sont faites pour ne pas être tenues », disait un prêtre qui en avait conclu : « Je ne demande plus aux pénitents de prendre de résolutions, afin de ne pas les pousser au découragement ». Pourtant, la prise de résolution contient une information de la plus haute importance qui contredit le premier constat : l’absence de prière ne vient pas de l’absence de temps, puisque l’on a pris la résolution (or, celle-ci prend en compte non seulement ce qui est désirable, mais ce qui est possible), mais de la difficulté, qui paraît parfois insurmontable, de tenir les bonnes résolutions. Un remède souvent proposé est la prise de conscience de la hiérarchie des priorités. Il est précieux et nous y reviendrons. Toutefois, il est insuffisant, car il est anhistorique, il ne prend pas en compte l’épaisseur du temps : autre est l’intention (la décision de prier), autre est l’exécution (la mise en œuvre de la décision) ; or, entre les deux, il y a l’épaisseur d’un combat spirituel dont les outils développés au chapitre 2 nous permettent de prendre conscience : pourquoi, systématiquement, lorsqu’arrive le temps de prière décidé la veille, naissent en nous des envies (presque) irrépressibles de finir un travail (soudain impérieusement urgent), de passer un coup de fil (lui aussi prétendument pressant), de lire nos derniers mails (ce qui, cherchons-nous à nous convaincre, ne durera que deux minutes), etc. ? Nous avons vu que ces si puissantes, si pressantes inc(v)itations à l’action : 1. ne nous nécessitent en rien et que, si nous leur résistons un tout petit peu, elles cèdent le plus souvent ; 2. portent un nom bien connu en théologie spirituelle : tentation. Sauf réels imprévus, avec un bref recul, il apparaît que ces actes peuvent attendre… au moins le temps que nous avions préalablement prévu de donner au Bon Dieu. Ce qui est vrai de la prière se vérifie pour bien d’autres actes qui présentent des enjeux, en soi ou pour moi (étant donné mes fuites du moment, etc.) : parler à mon aîné de cette soirée bien arrosée ; écrire cette lettre de pardon ; payer telle facture ; etc.

Nous en tirons donc la règle générale pour toute décision de quelque poids (la prière n’en étant qu’une illustration emblématique) : prévoir pour déjouer (la tentation). Détaillons-la en quelques sous critères de décision et de discernement :

  1. décider la veille (et parfois avant) ce que nous ferons le lendemain ; pour cela :
  2. choisir clairement la durée que nous voulons consacrer à Dieu : vingt minutes n’est pas quinze minutes. Le curé d’Ars notait que les « cinq dernières minutes sont les plus importantes »…
  3. prendre son agenda, repérer le temps où il est possible de prendre ce temps de prière (par exemple : de 7.00 à 7.15) ;

Il y aurait aussi bien d’autres aspects à considérer comme le lieu favorable, le contenu, l’imagination [20], etc. Mais notre propos se concentre ici sur le temps.

  1. au moment de l’exécution, ne pas changer d’un pouce la décision prise la veille, en lucidité et sérénité, ni quant à la nature, ni quant aux modalités (durée, etc.) et agir jusqu’au terme.
  2. en cas d’échec, relire l’événement dans le détail pour comprendre pourquoi nous n’avons pas tenu.

Une telle précision ne ligote-t-elle pas la liberté ? Au contraire, elle la libère en lui donnant un cadre. Elle fait partie de ce contour de l’acte dont nous reparlerons.

Une telle précision n’est-elle pas trop formelle ou formaliste ? Et si, au contraire, elle était matérielle, c’est-à-dire si elle signifiait notre incarnation ? Renversons les rôles : si quelqu’un d’important vient nous rendre visite, ne serons-nous pas sensibles à ce qu’il ne rogne pas sur la durée, ni en arrivant ni en partant ?

Une telle précision ne manque-t-elle pas de gratuité ? La gratuité, c’est l’excès, non le défaut. Quand nous serons suffisamment fidèle

Une telle précision ne dénie-t-elle pas de manière irréaliste les imprévus ? Nous en reparlerons en distinguant et hiérarchisant urgent et important. Les imprévus de dernière minute qui retardent la décision sont-ils réellement urgents ? Sont-ils aussi importants que la prière ?

Bref, la règle : décision précision rime avec décision, se double d’une seconde, symétrique : décision rime avec précision.

À propos de ce qu’il appelle « Exercice spirituel », la prière, ce très fin observateur de l’âme humaine et de ses combats spirituels, saint Ignace avait déjà observé un bon nombre des règles de vie que nous venons de décrire, quadrillant avec rigueur le temps avant, pendant et après. Ces observations peuvent aisément s’étendre à toute activité présentant un enjeu.

Avant. Se préparer la veille. Voici ce qu’il affirme dans sa Voici sa première addition : « Après m’être couché, et avant de m’endormir, je penserai à l’heure à laquelle je dois me lever, et pour quelle fin, et je résumerai pendant l’espace d’un Je vous salue Marie l’exercice que je dois faire [21] ».

2’) Décider ce que je peux

Ambroise Ficheux (dont nous reparlerons), atteint d’un cancer rarissime (3 cas sur 1 million de personnes), est mort à l’âge de quinze ans, après avoir combattu la maladie pendant cinquante mois. À côté d’une foi joyeuse et décomplexée, ainsi que d’un courage rare, il fut aidé par Le Seigneur des Anneaux : l’exemple de l’espérance et de la bravoure de Frodon le fascinent. Au point qu’il a recopié sur son calepin ce dialogue entre Frodon et Gandalf :

 

« Je voudrais que l’anneau ne soit jamais venu à moi, que rien de ceci ne se soit passé. – Comme tous ceux qui vivent des heures si sombres ! Mais ce n’est pas à eux de décider. Tout ce que vous avez à décider, c’est quoi faire du temps qui vous est imparti. Il y a d’autres forces à l’œuvre dans ce monde en dehors de la volonté du mal [22] ».

3’) S’entraîner graduellement ou les quatre niveaux de décision

Le cardinal Carlo-Maria Martini, archevêque de Milan, distingue quatre niveaux de choix, gradués du moins au plus décisif [23].

Il y a d’abord les décisions habituelles et modérément faciles, c’est-à-dire a priori sans effort : aller à son travail, se rendre à table lorsqu’il est l’heure. Ce sont les plus fréquentes, elles couvrent toutes nos journées. Elles sont aisées car leur objet est déjà fixé.

Il y a ensuite les décisions habituelles mais qui peuvent requérir un effort certain : se lever lorsqu’on est très fatigué, prier quand on est triste et sans goût, affronter une personne que l’on craint. La tentation est alors d’ajourner la décision ou de la remettre en question : après tout pourquoi ici et maintenant se lever, prier… ? D’où l’effort pour surmonter l’obstacle.

Puis on rencontre les décisions impliquant un changement d’horizon, c’est-à-dire entraînant des modifications conséquentes pour notre avenir : déménager, changer d’orientation professionnelle. Cela ne vaut pas que pour les adultes. Le cardinal Martini donne l’exemple d’un adolescent qui rencontre un groupe de jeunes sympathiques ; au début, il sort avec eux en discothèque, il est plutôt séduit ; mais il comprend qu’une fois entré dans ce cercle, il lui sera très difficile d’en sortir ; il doit donc décider et cet acte est lourd de conséquences pour sa vie. Le changement d’horizon ne demande pas seulement un effort, mais une réflexion soutenue, alimentée parfois par des conseils avisés.

Enfin, il y a les décisions qui engagent l’avenir de manière définitive. Ils portent sur les choix de vie : mariage, célibat consacré, rupture, adoption d’un enfant, etc. Cette décision crée une situation nouvelle, engageant pour toujours, en un mot : irréversible.

Plus je monte dans les niveaux de décision, plus la liberté (éclairée par l’intelligence, bien entendu) est engagée, donc plus la décision suppose de liberté et plus elle est libre. Je ne prendrai pas aisément, voire pas du tout des décisions de niveau 3 si ma vie est tricotée seulement de décisions de niveau 1. Jusqu’à quel niveau la personne célibataire est-elle prête à s’engager ? En même temps, cette échelle peut être prise comme un moyen pédagogique pour introduire dans sa vie, graduellement, des actes de moins en moins routiniers, de plus en plus neufs, et donc de plus en plus libres.

4’) Décision vaut mieux que précision

Autant la délibération prend du temps, autant la décision doit compter le temps.

L’expérience apprend que rien n’est parfait. C’est ce qu’affirme la morale d’une autre fable de La Fontaine, Le Héron : « Un Tiens vaut mieux que deux Tu l’auras ». Toute détermination est négation. Choisir, c’est nécessairement se limiter. Un mari disait un jour à sa femme : « En choisissant de t’épouser, j’ai dit non à des milliers de femmes ! ».

5’) En cas de doute, la démarche ignatienne

Il nous appartient d’abord de faire l’enquête sur les moyens et de voir ce qu’il y a à mettre en œuvre, donc d’employer notre intelligence. Il n’empêche que celle-ci est parfois débordée. Il est important d’honorer et de respecter tout le plan humain. Si le Seigneur nous donne des éléments pour juger, ce n’est pas la peine d’aller plus loin. L’intelligence est un don de Dieu. Mais il peut arriver que parfois son usage humain ne suffise pas pour voir clair. Que faire quand demeure le doute entre deux options possibles, toutes deux moralement acceptables ? Dans ce cas, le fondateur de la Compagnie de Jésus nous offre un moyen très précieux de discernement, d’élection, comme il dit : l’indifférence. Elle consiste dans l’attitude intérieure par laquelle je m’ouvre aux différentes possibilités, je me rends disponible afin de laisser Dieu peser entre telle et telle direction.

Le mieux est de l’expliquer à partir d’un exemple tiré de la vie même de saint Ignace. Le Père Jean-Claude Guy a imaginé ce récit à partir de données éparses dans les écrits d’Ignace et les témoignages le concernant. La Compagnie a implanté un certain nombre de collèges appréciés en Italie. Un jour, il y a deux postes d’enseignants à pourvoir, l’un à Naples, l’autre à Venise. Et Ignace ne dispose que d’un seul candidat disponible. Ce qui signifie qu’il faut choisir. Mais, et c’est là que la délibération intervient, la situation des deux collèges est fort différente. À Venise, les Pères jésuites sont très aimés ; à Naples, au contraire, la Compagnie est honnie à peu près par tous et l’autorité civile la soupçonne.

Arrêtons-nous un instant. Un autre qu’Ignace aurait soigneusement analysé la situation : quels sont les qualités et les faiblesses des candidats en lice ? Notamment en relation avec les deux situations : un candidat nerveusement plus fragile ne pourrait évidemment pas aller à Naples.

Mais Ignace ne va pas procéder ainsi, car il est convaincu que le candidat porte la réponse en son cœur, ou plutôt que l’Esprit-Saint peut la lui inspirer à lui et à lui seul. Il le convoque donc et lui expose le problème, décrivant la situation avec le maximum de clarté.

Là encore, arrêtons-nous. Que ferait tout candidat écoutant Ignace lui témoigner de son embarras ? Sans doute, par générosité, irait-il à l’endroit le plus difficile, préférerait-il la situation la plus contrariante. Mais un tel a priori n’offre aucune garantie. Car personne ne peut dominer la situation, en maîtriser toutes les circonstances. De plus, la volonté propre peut se mêler sournoisement aux plus gratuits dons de soi.

Que fait alors Ignace ? Il ne laisse pas le temps au candidat de décider. Conscient de l’ambiguïté foncière de la situation, il envoie le candidat prier trois heures. Il ne lui demande qu’une chose : renoncer aussi parfaitement que possible à ses préférences personnelles au regard des deux solutions proposées. Autrement dit, il lui demande d’être indifférent. Après ses 3 heures d’oraison, le candidat revient. Ignace lui demande : « Pense-tu maintenant avoir renoncé à ta volonté propre sur ce sujet ? – Autant qu’il m’est possible de le savoir, je le pense, mon Père. – De quoi as-tu le désir maintenant ? » En effet, commente le secrétaire de S. Ignace : « Car Ignace savait que, en quelqu’un qui a complètement renoncé à se volontés propres, le désir qui lui reste alors dans le cœur coïncide exactement avec la volonté de Dieu sur lui [24] ».

Je soulignerai deux points pour finir. L’indifférence qui porte sur les moyens n’est possible que lorsque j’ai d’abord longuement considéré la finalité. Ce point, abordé avant, est aussi rappelé par saint Ignace de Loyola au n° 23 des Exercices spirituels (« Principe et fondement »). L’exercice de la liberté consiste à prendre du recul et à réviser la fin avant la décision. Quand je me mets met face à Dieu, je vois tout de suite ce qui résiste ou ne résiste pas. Alignant les moyens face à la fin, je ne peux retenir que ce qui me conduit vraiment vers la fin. Cette méthode permet donc aussi de purifier les différents chemins.

Par ailleurs, l’indifférence n’est pas une indifférence psychologique, mais une indifférence spirituelle. Qui peut désirer la maladie comme telle ? Celle-ci produit une aversion humaine bien légitime ; en revanche, elle n’est pas un obstacle absolu pour atteindre notre fin surnaturelle : même étant malade on peut accéder à l’union à Dieu. Seul le péché constitue un obstacle absolu. Jamais le péché ne peut unir à Dieu, mais la maladie ne l’empêche pas.

6’) Ne pas décider pour l’autre ou le sens de la responsabilité

Le sens de la responsabilité est d’autant plus important à donner que, dans la complexité, il est impossible de décider pour l’autre.

On demandait à Bertrand Martin : « Je dois licencier mille personnes. Que faites-vous ? – Moi ? Rien. Et vous ? »

d) L’exécution

Contrairement à ce qu’on imagine souvent, l’acte humain ne s’arrête pas à la décision. Bien des aboulies s’originent dans l’incapacité à « faire passer dans la chair et le sang » les belles décisions qui ont été prises. Vous savez très bien que vous devez vous lever à six heures, point n’est besoin de délibérer ni même de choisir. Car c’est décidé. Mais entre la décisions de se lever et le pied par terre, il y a parfois la largeur du Pacifique !

Là encore, mettons-nous à l’écoute d’une fable de La Fontaine, Conseil tenu par les rats. Les rats, chez qui le chat Raminagrobis « fait une telle déconfiture », se réunissent. L’intention (premier temps) est claire : il faut que le chat cessent ses ravages. Quel moyen employer ? (c’est le second temps : le conseil). Divers sont proposés. Puis l’on s’arrête sur le plus adéquat : un grelot attaché au cou du vilain matou. La décision (troisième temps) est donc prise. Arrive le moment du passage à l’acte : tout le monde se défile.

« Ne faut-il que délibérer ?

La cour en conseillers foisonne :

Est-il besoin d’exécuter ?

L’on ne rencontre plus personne ».

La défaillance vient donc d’ailleurs : le conseil et la décision sont bien posés. Mais ce qui manque justement à l’acte, c’est le quatrième temps, l’intimation, autrement dit l’application à l’exécution. Peu importe, par ailleurs, quelle est la cause : ici c’est la peur, cela aurait pu être l’égoïsme ou l’amour-propre.

Pourquoi la pointe de l’acte prudentiel ne porte-t-elle pas sur la décision ? La prudence est la vertu qui ordonne, qui intime l’agir humain à sa fin. Or, seule cette intimation réalise le conseil et la décision en les appliquant à l’exécution. C’est elle qui concerne le plus immédiatement l’action à effectuer et est donc le plus proche de la fin. C’est une question de réalisme : il faut aller au plus près de l’action pour en trouver l’auteur. Bien entendu, il ne s’agit pas de nier l’importance des temps antérieurs : la prudence les intégreet s’en nourrit, comme le montrera la prochaine partie, la mise en œuvre pratique. Mais s’y arrêter est courir le risque de ne pas passer à l’acte et de se nourrir de velléité.

Comment exécuter ?

1’) Avoir de l’énergie dans l’exécution

Sachez et affirmez les richesses de notre force de volonté. Répétez-vous souvent : « J’ai de la volonté, de la maîtrise de moi ». Et vous ne pouvez ignorer que tout labeur coûte. Saisissez toutes les occasions d’exécuter des actes qui coûtent quelque effort (« Agere contra », disait Saint Ignace). Par exemple fixez-vous le matin, durant dix jours, un certain nombre d’actes de volonté à faire dans la journée. Et n’ayez de cesse avant d’être parvenu au nombre fixé. Commencer par un petit nombre, par exemple trois, et augmenter peu à peu. À l’objection du volontarisme, rappelez-vous que la volonté est mue par l’amour non par le devoir. La question est donc celle de la motivation : pourquoi est-ce que j’agis ? De plus, les actes sont progressifs. Enfin, en cas de chute, la miséricorde est toujours présente.

2’) Faire très bien ce que l’on doit faire

Le général Foch disait : « Il faut bien faire tout ce que l’on fait, même une lettre de deux sous ». C’est un des moyens les plus fortifiants pour la volonté : concentrez le maximum d’énergie en chacun de nos actes. Si on se croit trop grand pour une petite chose, on sera trop petit pour accomplir une grande chose. Comment faire alors ? Dans l’ordinaire de la vie, surtout, faites tout avec le plus grand soin, c’est-à-dire avec le plus grand amour : tout prend alors de la valeur.

3’) Avoir de la continuité dans l’effort

Persévérons jusqu’à l’atteinte du but. Ne laissez jamais une besogne en suspens : « Ne remettez pas au lendemain ce que vous pouvez faire le jour même », conseillait Benjamin Franklin. Cette attitude peut même devenir un péché qui porte le joli nom de procrastination, du latin cras, « demain ». Ne vous laissez pas arrêter par la première sensation de fatigue. À cet égard, la varappe est une bonne école de volonté : combien de fois, surtout au début, arrivé à mis course on se croit au bout de ses réserves ; or, un bon entraîneur saura vous révéler les trésors d’énergie que vous tenez recelés (ce qui signifie à la fois présents et cachés) encore en vous. Il y a bien souvent plus de vouloir en soi que l’on ne l’imagine, mais cela ne peut se manifester que si l’on est encouragé.

Bref, pratiquez l’obstination aimable.

4’) Hiérarchiser les tâches

Commencez par les besognes les plus ingrates, les plus rebutantes : le reste en devient plus aisé.

e) La fruition

Qu’il est important de s’arrêter lorsque l’on est arrivé à la fin, à jubiler dans son obtention et à rendre grâces. Pris par le vertige de l’activisme (« au commencement était l’action », disait le Faust de Goethe), notre époque a perdu le goût de s’arrêter et ne plus savoir accéder au terme de l’acte qu’est la fruition de la finalité. La prière de louange nous apprend ce repos dans l’œuvre achevée. Ce repos final est symétrique du repos initial de la contemplation qui permet de se laisser attirer. La logique de l’action est donc rythmée par une double logique féminine et masculine, yin et yang, réceptive et émissive. Plus précisément, elle est encadrée par le réceptif féminin (premier et cinquième temps) d’où l’émissif masculin (deuxième au quatrième temps) surgit et auquel il revient, en vue de l’enrichir.

f) La régulation

Le bilan est nécessaire. Tel est le sens de la relecture ignatienne.

Cette régulation s’incarne dans deux lois de vie : relire pour relier ; savoir pour ne pas recommencer.

1’) Faire un bilan positif : relire pour relier

Ici, nous devons nous laisser enseigner non seulement par saint Ignace mais par le grand philosophe danois Sören Kierkegaard. Dans un ouvrage justement intitulé La Répétition paru en 1843, voici comment il résume sa pensée : « La vie doit être comprise en regardant en arrière. Mais il ne faut pas oublier qu’elle doit être vécue en regardant en avant. Raison pour laquelle, dans la temporalité, la vie n’est jamais vraiment compréhensible, car à aucun moment nous ne pouvons atteindre la tranquillité qui nous permette de tenir une telle position ».

Nulle apologie nostalgique du passé : ce qui est répété a existé, sinon il ne pourrait être répété ; mais c’est précisément le fait d’avoir existé qui donne à la répétition le caractère d’une nouveauté.

Telle est la vérité profonde de la parole de Platon selon laquelle toute connaissance est réminiscence, ils entendaient par là que tout ce qui est a été ; et quand on dit que la vie est une répétition, on signifie : la vie qui a déjà été devient maintenant actuelle.

Sans la réminiscence ni la répétition, alors toute la vie se réduit à un bruit confus et insignifiant.

Le travail de mémoire, dit Pierre Favre dans son Journal spirituel, se fait en deux temps : une première relecture se fait après, la seconde se fait longtemps après et offre une « deuxième grâce ».

2’) Faire un bilan en cas d’échec : savoir pour ne pas recommencer

Mais qu’en est-il lorsque la fin manque ? Quelle conduite à tenir face à l’échec ou comment apprendre de ses échecs ?

a’) Abandonner l’idée qu’il peut exister une vie sans échec

Contemplons la création : elle est un bricolage, voire un rafistolage. Dieu n’a pas peur de recycler, de refaire. De plus, nous ne sommes ni omniscients, ni omnipotents ; il est donc normal d’échouer et d’apprendre en tombant. Enfin, on l’a dit, la réalité extérieure est contingente et, pour une bonne part, imprévisible. Par conséquent, nous sommes responsables de nos actions mais pas de toutes leurs conséquences. Nous avons obligation d’action pas de résultats, dans bon nombre de cas.

b’) Toujours revenir sur un échec

Ce conseil n’a rien d’une évidence. Le premier réflexe, après un échec, est de fuir ; tout simplement, parce que c’est mortifiant et narcissiquement très éprouvant.

Revenir sur l’échec signifie qu’il convient de réfléchir activement sur ce qui s’est passé. De plus, il importe de favoriser une évocation précise et non pas vague [25]. De fait, quand l’évocation est riche en images et en émotions, elle désactive l’excès de charge émotionnelle associée, permettant ainsi un archivage en mémoire nettoyé, moins radioactif.

c’) Revenir sur l’échec au moment où il est douloureux

Là encore, ce conseil contrarie le mouvement naturel qui est de laisser passer le temps car, on le sait, revenir sur un échec redouble la douleur. Pourtant, c’est l’émotion qui est instructive et donc c’est elle qu’il faut affronter. Davantage encore : plus l’échec est douloureux et plus on tirera bénéfice à s’astreindre à l’affronter.

d’) Faire un bilan équilibré ou régionaliser l’échec

L’échec n’est jamais total. Il importe de faire un bilan nuancé : quels sont les aspects positifs ? voire, comment les choses auraient-elles pu être pires ? Il s’agit aussi de relativiser et de situer. Il faut donc de se méfier du jugement émotionnel qui tend toujours à globaliser et généraliser.

Ne jamais généraliser, y compris par rapport à soi. Lorsque François 1er fut mis en déroute fait prisonnier à la bataille de Pavie en 1525, il réagit par cette phrase mémorable, écrite à sa mère, la duchesse d’Angoulême : « Tout est perdu, sauf l’honneur ». Il s’est donc refusé à la généralisation de l’autocritique. Ce qui vaut pour soi vaut aussi pour l’autre.

Une conséquence en est qu’il convient de reformater la mémoire qui, après un échec, tend à être fâcheusement, voire « tragiquement » sélective [26].

e’) Transformer l’échec en essai

Dans le même ordre d’idées, il s’agit de voir dans l’échec un essai, c’est-à-dire une étape dans l’amélioration. Il s’agit donc de transformer toute expérience de vie, y compris négative, en occasion d’apprentissage [27].

Le 26 septembre 2008, Benoît XVI a reçu les participants à la rencontre internationale du mouvement Retrouvaille, dont la mission est d’assister les couples en crise au moyen de programmes spécifiques. Fondé en 1977 au Canada par Jeannine et Guy Beland, l’association aide les époux à pacifier leur relation, « non pas en alternative aux thérapies psychologiques mais suivant un cheminement complémentaire ». « Vous n’êtes pas des professionnels, mais des époux ayant connu ces problèmes avant de les surmonter grâce à Dieu et avec le soutien de Retrouvaille. Vous avez eu la joie de mettre votre expérience au service d’autrui, avec la collaboration de prêtres ». Il a ensuite souligné combien les crises matrimoniales sont une double réalité. La phase négative, particulièrement dure et douloureuse, qui s’apparente à un échec. « Mais il existe une autre phase, souvent méconnue et que Dieu voit. La nature enseigne que toute crise est un passage vers une nouvelle phase de vie.. […] Au moment de la rupture, il convient d’offrir aux époux une référence positive face au désespoir ». C’est pourquoi les rencontres proposées par l’association « offrent-elles un appui pour ne pas tout perdre et remonter peu à peu la pente ».

Autrement dit, il s’agit de se laisser enseigner par l’échec. Une femme vient voir Christiane Singer et lui dit qu’à la perte de son unique enfant, elle avait été pendant des mois et des mois ravagée par les larmes et le désespoir.

 

« Un jour, elle s’est placée devant un miroir et a regardé ce visage brûlé de larmes, et elle a dit : ‘Voilà le visage ravagé d’une femme qui a perdu son enfant unique’, et à cet instant, dans cette fissure, cette seconde de non-identification, où un être sort d’un millimètre de son désastre et le regarde, s’est engouffrée la grâce. Dans un instant, dans une espèce de joie indescriptible, elle a su : ‘Mais nous ne sommes pas séparés’, et avec cette certitude, le déferlement d’une joie indescriptible qu’exprimait encore son visage [28]. »

 

Force de la nomination et de l’incarnation. L’ouvrage de Christiane Singer donne quelques conseils en ce sens. Son idée est qu’il nous appartient de regarder en face les crises, quelles qu’elles soient (de l’échec jusqu’à la mort, en passant par la maladie, les deuils, etc.), d’en accepter la fécondité et d’en faire un bon usage. Elles sont souvent ce qui nous permet de grandir. Car ils font tomber les masques. « Il n’y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous [29]. »

f’) Savoir arrêter le bilan

Comme toujours, il existe deux erreurs opposées. La première, on l’a vu, consiste à fuir l’échec, à ne pas le regarder en face ; la seconde, tout à l’inverse, consiste à se laisser fasciner par lui, à ne plus le quitter des yeux. La rumination est aussi le signe que l’échec n’a pas été bien digéré et qu’il faut continuer à faire le bilan.

g’) Ne pas rester seul

Nous avons déjà vu que l’estime de soi se nourrit de la présence des personnes aimées. Or, l’échec affecte l’estime de soi. De plus, l’échec déforme le regard ; or, l’entourage, plus distancié voit souvent mieux que nous les choses.

h’) Réévaluer régulièrement les conséquences des échecs passés

En effet, une erreur fréquente nous fait dramatiser les échecs du passé ; pourtant, si nous prenons le temps de mesurer les conséquences, nous nous apercevons qu’elles sont en réalité beaucoup moins graves que nous ne nous le représentions.

i’) Progressivement, devenir libre à l’égard de l’échec et de la réussite

On disait du Padre Pio qu’il était aussi indifférent (au sens ignatien, profond) au compliment et au reproche, à la critique. Une telle attitude est le fruit d’un long chemin spirituel et l’assurance d’une réelle estime de soi, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Il existe donc un juste détachement à l’égard des performances, au point que Christophe André lui consacre tout un chapitre [30].

j’) Regarder vers le haut

Paul a énoncé la grande loi de la miséricorde : « Là où le péché abonde, la grâce surabonde » (Rm 5,19).

Le philosophe Maurice Blondel estime que les échecs de nos actions, inévitables, peuvent être profitables. Pour cela, il faut qu’ils provoquent un dépassement de nos horizons trop humains :

 

« Même quand maintes imperfections se mêlent ou s’imposent à nos actes, on peut, on doit tirer de ces obstacles ou de ces chutes une stimulation salutaire, une leçon et un sursum qui nous rappellent au but supérieur de nos visées spécifiquement humaines et nous excitent à dépasser les horizons où il n’y a que succès éphémères et satisfaction suffisante [31] ».

g) Conclusion

Les difficultés à agir portent souvent sur l’un ou l’autre des actes composant la prudence. On peut en déduire un critère de discernement : des six actes qui vont bientôt être distingués, certains sont-ils, pour moi, plus difficiles à poser ?

Nous verrons au terme du chapitre que le film Gran Torino offre un bel exemple d’intégration de ces différents actes.

Il faudrait aussi ajouter les critères spirituels, notamment ceux donnés par saint Ignace. Mais cela relève du cours de spiritualité.

8) Les fausses prudences

Nous avons vu que l’on pouvait répartir analytiquement les imprudences selon les défaillances des six actes principaux de la prudence. Nous donnerons ici quelques défaillances plus synthétiques affectant plusieurs actes.

a) Un festival d’imprudences

La momie, film fantastique de Stephen Sommers, 1999. Avec Rachel Weisz.

La scène se déroule au début de la scène 3 : de 0 h. 12 mn. 00 sec. à 14 mn. 23 sec.

La scène est non seulement située au début du film, mais elle introduit un nouveau cadre, une nouvelle situation et un nouveau personnage ; elle se suffit donc à elle-même et n’appelle aucune introduction.

1’) L’imprudence d’Evy Carnahan

La conduite de la jeune bibliothécaire, Evelyn « Evy » Carnahan (Rachel Weisz), est imprudente. Pourquoi ?

La finalité de son acte est un bien. Il s’agit de ranger un ouvrage dans le rayon qui lui est destiné, afin qu’on puisse le retrouver. Cette mise en ordre est bonne.

Les conséquences de son action sont bien entendu désastreuses. Le conservateur ne manque pas d’images pour le souligner : l’une est biblique autant que géographique, puisque nous sommes au pays de pharaon (les dix plaies d’Egypte) ; l’autre est d’histoire récente

Mais, ces conséquences catastrophiques sont elles-mêmes le signe, le révélateur d’une faute qui se trouve en amont ? Dans l’exécution ? Non, car elle échappe à son agent. Dans la décision ? Non plus, car elle a véritablement choisi (même si le niveau d’engagement est faible).

En fait, la véritable imprudence gît dans la délibération : Evy n’a pas pris le temps d’envisager les différents moyens et de les évaluer. Elle a fait appel au plus court chemin spatial, sans prendre en compte le milieu, en l’occurrence, son extrême fragilité.

Confirmation en est donnée par dans le non-verbal, d’ailleurs très surjoué. Tout, dans le jeu de la jeune femme, fait d’elle une écervelée – ce qui est un des ressorts du comique. Or, une écervelée est imprévoyante, ne vit pas dans le réel, présente un champ de conscience considérablement rétréci.

Enfin, les effets qui relèvent du phénomène chaotique ou de l’effet papillon (petites causes, grands effets ; phénomène sensible aux conditions initiales) sont symboliques

2’) L’imprudence du conservateur

Le conservateur de la bibliothèque, Terence Bay (Erick Avari), est-il plus prudent ? Non pas.

Il ne l’a pas été en choisissant Evy. Ici encore l’imprudence porte sur la délibération, mais sur un autre aspect : l’absence de proportion entre la fin et les moyens. En effet, les raisons sont extrinsèques aux compétences de la bibliothécaire : l’affection pour les parents d’Evy. Elle-même le confirme : si elle pourrait faire un bon chercheur en égyptologie, elle ne manifeste pas d’aptitudes pour l’organisation.

Enfin, Terence est imprudent lorsqu’il demande à Evy de tout ranger, quels que soient les moyens et le temps. Il pèche ici par précipitation dans sa décision et par manque de prise en compte des capacités (physiques et psychologiques) d’Evy, voire de son bien.

3’) Les causes de l’imprudence

Certaines causes sont affectives. Pour Evy, la raison amplificatrice est la crainte. Pour Terence, la colère.

Certaines causes sont morales. Pour Evy, peut-être la paresse ; pour Terence, une piété démesurée à l’égard des parents d’Evy.

Certaines causes sont psychologiques : l’étroitesse du champ de conscience d’Evy et peut-être la faible capacité à se représenter l’espace ; la dépendance à l’égard des parents d’Evy ? Mais ne surinterprétons pas ce que le film ne fait qu’évoquer sans s’y attarder.

Après avoir longuement considéré la fin, s’être laissé attirer par elle, il convient de se tourner vers les moyens. Et d’abord de les envisager dans toute leur extension.

b) La procrastination

1’) Exemple vécu

Voici le récit qu’André Frossard fait de la décision de se marier avec l’épouse de sa vie :

 

« Je fis la connaissance d’une jeune lyonnaise qui venait de perdre son père, médecin épris de musique, raffiné et libéral, au sens où le libéralisme se traduit en libéralité. Trop détaché pour être prévoyant, il l’avait laissée avec sa mère fort malade dans une situation difficile, et elle cherchait un emploi. Quelque chose en moi de généreux me portait à venir en aide aux jeunes filles dans l’adversité, quand elles étaient jolies. […] Mes activités mystérieuses et mes lectures philosophiques l’impressionnaient manifestement ; il n’y avait pas de philosophe dans sa très bourgeoise famille. Craignant que l’idée ne lui vienne de s’en attacher un, je tins à lui expliquer longuement, à tout hasard, et plusieurs fois, que la pire erreur que pourrait commettre une jeune fille serait de trop aimer la philosophie, et les philosophes sans véritable formation, qui ne philosophaient que pour passer le temps, en attendant la fin de la guerre et la liberté. Je la revis le plus souvent possible, afin qu’il n’y eut pas le moindre malentendu entre nous. Elle m’écoutait avec beaucoup de patience. J’éprouvais en sa présence une sensation toute nouvelle des plus bizarres, et qui était la sensation d’exister. C’était inquiétant. Mais, quand à son approche le monde environnant se mit à passer du gris à la couleur, je fus saisi de panique, et pris la fuite.

« Je courus à la grande Chartreuse que je quittai après deux tours de cloître. Ce château de l’âme était trop resplendissant pour moi. Je m’y faisais l’effet d’un sans culotte à Versailles, qui se ferait peur en s’apercevant dans les glaces. Je partis pour la Trappe des Dombes, dont les robustes beautés fermières étaient peut-être plus accordées à ma rusticité naturelle. Un ami de la résistance, en plongée momentanée, m’y força de lire un texte interminable du père Teilhard de Chardin, écrit à l’encre violette et polycopié à la gélatine sur papier quadrillé. Je rêvai sur un passage relatif à « l’évaporation des mammifères ». J’aurais bien voulu m’évaporer avec eux. […] Fallait-il oublier le monastère, ou la jeune fille ? Penser au couvent me donnait le frisson et au mariage, des sueurs froides. Après tout, rien ne prouvait que l’autre partie contractante fut résignée au pire, me disai-je. […] Comment pouvait-on se préoccuper de si petites choses personnelles quand il s’en passait de si grandes sur la terre ? Nulle réponse ne me venant de qui je l’attendais, la fuite et le silence n’ayant servi de rien, au bout de six mois l’instinct me dicta le parti à prendre. Cette tendresse certaine, je ne pouvais en jouer davantage en gardant indéfiniment cette jeune fille sous option. Il fallait en finir. Il ne me restait qu’un seul moyen de ne plus la revoir : l’épouser.

« Je décrochai le téléphone, et la demandai en mariage : Dans la vie, le grand problème est de se débarrasser de soi. Je comptais sur elle pour me rendre ce service. Je fus heureux qu’elle acceptât [32] ».

 

Sur mode humoristique, André Frossard exprime une vérité profonde. Son problème n’est pas la décision ; car, finalement, le choix est pris dès après quelques rencontres, comme il l’avoue implicitement au début. La question est de regarder en face la décision et de la faire passer à l’acte en décrochant le téléphone.

2’) Exemple fictif

Conte des quatre saisons. Conte d’été, Comédie dramatique française d’Eric Rohmer (1996). Scène 14, de 1 h 40 mn. 20 sec. à 1 h. 47 mn.

Gaspard (Melvil Poupaud), jeune guitariste, arrive, pour ses vacances, en Bretagne. Seul, il fera connaissance d’une jeune serveuse saisonnière, Margot (Amanda Langlet), avec qui il se lie d’amitié ; mais il rencontrera une autre jeune fille, Solène (Gwenaëlle Simon), avec qui il se met à sortir. En fait, il a une amie, Léna (Aurélia Nolin), qu’il retrouve. À chacune des trois, Gaspard a promis une ballade dans un superbe coin de Bretagne. Laquelle choisira-t-il ? Mais, quand il aura décidé, ne sera-t-il pas trop tard ?

La question que nous nous poserons, en regardant la scène finale est : Gaspard est-il un homme prudent ? En fait, il ne l’est pas. Nous avons ici un contre-exemple. Mais l’essentiel est d’analyser son acte à partir de la grille de lecture que nous avons posée pour évaluer son acte. L’on pourra aussi, même si la rencontre est brève, nous interroger sur la prudence des autres, surtout celle de Margot.

a’) L’imprudence de Gaspard

Gaspard est-il si imprudent qu’on le juge habituellement ? Il présente certains traits de l’homme prudent : il réfléchit, il décide (ici d’appeler Margot), etc. Pourtant, personne n’oserait le qualifier de sage. Alors, que penser de sa réflexion et de sa décision. Pour évaluer son action, il suffit de repartir de notre grille mais en la prenant en partie en sens inverse. Nous allons progressivement voir s’effacer toute trace de cheminement prudent.

1’’) La fruition

Gaspard semble être joyeux. Après le coup de téléphone lui proposant le magnétophone 8 pistes, il ébauche un sourire puis dira à Margot que maintenant il se sent joyeux, alors que l’instant d’avant il se sentait triste : « Maintenant je suis gai ; avant j’étais triste ».

Pourtant, quand nous le retrouvons à l’embarcadère, en présence de Margot, la joie s’est déjà effacée ; il n’y a plus de sourire. Il ne reste que le soulagement. Plus encore, il retombe dans son babil d’auto-dévalorisation, dans sa complainte victimaire accusant un destin implacable (« C’est mon destin »). Bref, toute fruition dans une décision exécutée et possédée s’est évaporée.

De même, ce n’est pas toute joie ni toute paix qui sont signes de l’Esprit. Ce sont celles qui signifient un repos dans la fin et s’accompagnent d’une croissance de la vie théologale.

2’’) La réflexion, l’enquête

À plusieurs reprises, l’on voit Gaspard réfléchir. Ici, il ne s’agit pas d’indécision ni d’hésitation, mais de la réflexion normale précédant toute décision.

Pourtant, un doute naît : Gaspard ne se contente pas de peser le pour et le contre ; il se remet gravement en question. Un signe : il se regarde dans la glace puis pousse un soupir (de découragement). Ce geste de réflexion, au double sens du terme, est symbolique de la crise d’identité : à travers des décisions qui ne semblent pas vitales, c’est son exigence même qui semble être en jeu.

3’’) La décision

Gaspard paraît avoir pris une décision. Après avoir médité, les yeux tournés vers la droite ou la gauche, c’est-à-dire vers le passé ou le futur, il regarde devant lui, donc investit le présent, temps de la décision. Puis il se frotte les mains, symbole d’action. Et il appelle Margot.

Ici, on le voit réfléchir pour le magnétophone : il évalue l’argent qu’il a, il adapte les moyens à la finalité. Son choix, à nouveau, paraît être un acte libre et mûri.

Mais, comment une décision apparemment si réfléchie, précédée d’une enquête, s’envole-t-elle dès qu’une autre proposition surgit à l’horizon ? De plus, comment le vis-à-vis d’un magnétophone peut-il paraître plus attrayant que la rencontre d’une charmante jeune fille ? Enfin, une réponse ne trompe pas : « Non, finalement, ça va » ; or, le « non » contredit ce qui suit : Gaspard n’est pas unifié ; seule une partie de son être (celle qui fuit) prend la décision. Malgré l’apparence, Gaspard n’est donc pas un homme de décision. De fait, ainsi qu’il le remarque, « jusque maintenant, les choses s’étaient tranchées d’elles-mêmes » : ce n’est pas lui mais les circonstances qui menaient sa vie.

4’’) La finalité

Tout s’éclaire, comme toujours, si l’on prend le point de vue de la finalité. Gaspard n’est pas au clair sur sa finalité.

Différents signes montrent qu’il n’est pas orienté vers une fin unifiante :

– Le manque de stabilité de sa décision.

– Son humeur très versatile.

– La question « pourquoi » n’apparaît pas dans sa bouche.

– Apparemment, il paraît avoir établi une hiérarchie des biens quand il opte pour le magnétophone contre la « bagatelle ». Puis, face à Margot, il l’embrasse : « Nous pouvons aller à Ouessan ensemble ».

Au fond, sa décision n’a pas du tout été prise en fonction d’une considération paisible de la finalité mais seulement en fonction des différents chemins qui s’ouvrent devant lui. Encore, ces possibles ont-ils été sélectionnés plus négativement (par fuite) que positivement.

b’) En contre-point. La sur-prudence de Solène et Léna

Autant Gaspard manque de prudence, autant Léna et plus encore Solène en ont pour deux. Comme toute vertu morale, la prudence constitue un juste milieu entre deux contraires.

Les deux autres savent bien ce qu’elles veulent : aimer, vivre une relation avec l’autre. Et elles naviguent dans cette direction, elles dirigent leur vie en fonction de cet objectif.

Mais elles ne dirigent pas seulement leur vie ; elles dirigent aussi celle de Gaspard. Et Solène encore plus que Léna.

c’) La sagesse (native, ébauchée) de Margot

Certes, elle est ambivalente puisque, étant liée par son ami, elle exprime sa tendresse à Gaspard.

Il demeure qu’elle a clairement choisi sa fin : aimer. Et elle met tout en œuvre pour le réaliser.

Elle exprime sa souffrance, par exemple son regret : « Tu me comptes maintenant ? ». Elle n’hésite pas à recadrer, en moralisant : « Tu méditeras là-dessus ». Mais sans amertume : « Je n’oublierai jamais nos promenades ». Elle nomme bien aussi à Gaspard son ambivalence (voire, avant, son égoïsme), sans compromission. « C’est mon destin. – Non, c’est parce que tu l’as cherché ».

c) La tentation du machiavélisme

Maritain consacre une pénétrante étude à Machiavel dans Principes d’une politique humaniste [33]. En effet, le philosophe italien a meurtri la conception juste de la politique en la déconnectant de la morale. La constatation est, somme toute, banale, si elle n’était pas pour nous une tentation quotidienne : pourquoi ne pas se permettre quelque entorse au vrai ou au bien, puisque la finalité est bonne ? Le machiavélisme paraît d’autant plus justifié qu’il réagit à l’égard d’une morale des mains pures (« il a les mains pures, mais pas de main », disait Péguy de Kant).

C’est peut-être sur le plan de la vérité que la tentation est la plus forte : « Je n’ai pas tous les éléments en main pour juger, mais la finalité est bonne ; je ne sais pas tout, j’ai appris les choses de seconde main, mais de toute façon les relations qu’il a avec cette personne ne sont de toute manière pas recevables.

Mais c’est le diagnostic étiologique qui est original. Et nous retrouvons là une idée forte de Maritain : Machiavel a justifié en droit ce qui est une donnée de fait qu’un « hypermoralisme » (selon le mot de Maritain) tout aussi déshumanisant que le machiavélisme qu’il combat, a refusé, à savoir que l’homme, le gouvernant singulièrement, est faible et au fond blessé. Au total, le machiavélisme est la mise en doctrine, l’autojustification des frasques de l’homme blessé.

Mais ce faisant, à son tour, Machiavel a blessé l’homme : « en démasquant l’êre humain [sa blessure], il l’a meurtri dans sa chair et a blessé ses yeux. D’avoir entièrement expulsé l’éthique, la métaphysique et la théologie, du royaume de la science et de la prudence politiques, a été son œuvre propre ; et c’est aussi la plus violente mutilation [registre sémantique de la blessure] qu’on ait infligée à l’intellect pratique de l’homme et à l’organisme de la sagesse pratique [34] ».

Au fond, Machiavel souffre de pessimisme, car il est convaincu que les hommes « sont mauvais », selon une citation du Prince [35]. Notons à ce sujet la belle professionde foi optimiste suivante : Machiavel « sait que les hommes sont mauvais. Il ne sait pas que cette malice n’est pas radicale, que cette lèpre ne peut pas détruire la noblesse originelle de l’homme, que la nature humaine demeure bonne dans son essence et dans ses tendances radicales, et qu’une telle bonté fondamentale, jointe à une pullulation de maux particuliers, est précisément le mystère et le moteur de la lutte et du progrès dans l’humanité [36] ». Ignorant la bonté de l’homme, faisant de « ceux-ci des bêtes guidées par la convoitise et par la crainte [37] », il a érigé le fait en droit et réduit l’homme à sa blessure et son péché. Toute la doctrine de Machiavel sort de là et s’éclaire à partir de là.

Nous retrouvons ici les dangers des morales de situation ou des morales conséquentialistes, si fréquentes aujourd’hui.

Mais l’objection, constamment renaissante, est la suivante : « le machiavélisme réussit [38] ». Voici comment Maritain y répond.

Le cœur de sa réponse est que le machiavélisme est, comme tout mal, un parasite, un vampire qui se nourrit des forces vives du bien : « il repose sur le pouvoir du mal [39] » ; aussi, tôt ou tard, ce bien s’épuisera et la vanité perverse de la politique de Machiavel apparaîtra ; en conséquence, seule l’épreuve du temps peut manifester la logique déshumanisante du machiavélisme ; or, l’homme ne sait pas vivre d’espérance et de long terme sans penser qu’une providence dirige les événements au-delà d’une vie humaine.

Voilà pourquoi Maritain, retournant à l’un de ses thèmes favoris, avoue finalement que la grâce est nécessaire pour guérir notre nature malade :

 

« Je ne pense pas qu’en politique les hommes puissent échapper à la tentation du machiavélisme s’ils ne croient pas à l’existence d’un gouvernement suprême et proprement divin de l’univers et de l’histoire […]. Une morale politique purement naturelle ne suffit pas à nous fournir les moyens de mettre en pratique ses propres règles. La conscience morale ne suffit pas, si elle n’est pas en même temps une conscience religieuse ».

 

Pourquoi ? Maritain généralise :

 

« dans le contexte existentiel de la vie de l’humanité, la politique, parce qu’elle appartent par son essence même au royaume de l’éthique, exige en conséquence d’être aidée et confortée – afin de ne pas dévier et afin d’atteindre un point suffisamment parfait de maturation – par tout ce que l’homme reçoit, dans sa vie sociale elle-même, de la foi religieuse et de la parole de Dieu qui opère au-dedans de lui [40] ».

 

Que penser de la première argumentation des Bourgerie que j’ai essayé de résumer par les fruits de l’arbre ? En fait, ce critère ressemble fort au critère développé par la philosophie pragmatique de la vérité (James, Dewey, etc.) : est vrai ce qui réussit. Il est vrai que l’échec systématique doit au minimum interroger. Mais l’Évangile nous a appris aussi la fécondité du grain de blé tombé en terre et cette parole doit au moins être associé à celle, tout aussi végétale, des fruits de l’arbre, pour pouvoir porter un juste discernement sur les actes. N’oublions pas, enfin, que le machiavélisme se prévaut des bons fruits pour justifier des moyens douteux.

d) La ruse. Manipulation et liberté

Certains font appel à la manipulation pour obtenir leur fin. Leur raisonnement est le suivant : leur action est efficace, mais n’est pas immorale, puisqu’à aucun moment ils ne violentent l’autre, autrement dit, ils ne contraignent l’autre. Ce point, abondamment étudié en psychologie sociale [41], a fait l’objet de multiples preuves et explorations de ses mécanismes.

1’) Preuve

Quelques expériences suffiront à établir la thèse. Rappelons qu’aux États-Unis, les étudiants sont en général tenus de participer à titre de sujet aux expériences réalisées dans leurs universités.

Qui, aujourd’hui, les expériences de Milgran montrant que des personnes sensées peuvent, sur commande d’autorités scientifiques, envoyer des chocs électriques de 450 volts, autrement dit mortels, à des hommes innocents ? Cela, en quelques minutes. Le pourcentage est inquiétant : 62 % aux États-Unis ; inférieur en Italie et supérieur en Allemagne.

Dans une expérience [42], une personne dit avoir besoin de téléphoner et n’a sur elle ni son portable ni de la monnaie (en l’occurrence 20 centimes d’euro). Elle va pour cela employer deux moyens. Selon le premier, elle arrête un passant pour demander cette somme. Selon le second, elle commence par demander l’heure, puis, avant que le quidam ait continué son chemin, elle lui explique qu’elle a besoin de ces 20 centimes d’euro pour appeler. Les résultats sont les suivants : lors de la requête directe, une personne sur dix accepte de donner la somme demandée ; lors de la demande en deux temps, quatre personne sur dix. La différence est considérable et significative.

Une autre expérience est aussi riche d’enseignements. Un expérimentateur s’installe, avec son transistor, sur la plage à côté d’authentiques baigneurs. Puis, il s’éloigne, abandonnant sa radio sur le sable. Avant cela, il tient alternativement deux types de propos. Dans le premier cas, il demande : « Excusez-moi. Je dois m’absenter quelques minutes, pourriez-vous surveiller mes affaires ». Dans le second cas, sa demande est différente : « Excusez-moi. Je suis seul et je n’ai pas d’allumettes. Auriez-vous l’amabilité de me donner du feu ? » Puis, l’expérimentateur se retire et un compère vient subtiliser le transistor. Résultats : alors que les voisins ont répondu « oui » à 100 % dans les deux cas, ils interviennent pour arrêter le voleur dans 95 % selon le premier cas de figure et dans 20 % des cas selon le second. Une situation presque identique dans un restaurant a donné 100 % et 12,5 %. Pourtant, dans les deux cas, le vol est identique et aussi patent [43]. Plus encore, la psychologie a tendance à considérer que les personnes se comportent de façon relativement constante et cohérente. Or, tel n’est pas le cas. Quoi qu’il en soit, tout se passe comme si, parce que les personnes ont répondu positivement à la question de garder les affaires. Précisons que la différence est la même si c’est un sujet identique qui est testé dans les deux cas de figure.

Voici une expérience voisine autrement plus coûteuse et inquiétante, d’autant qu’elle est fictive. Elle se déroule dans le monde très sérieux d’une Business School. On demanda à des étudiants de cette école de se mettre dans la peau d’un cadre de direction. Dans un premier temps, ils doivent prendre une importante décision financière suivante : il s’agit d’affecter un fonds exceptionnel de développement ; le choix porte sur la filière A ou B de sa compagnie qui en bénéficiera. Pour pouvoir opérer son choix, l’étudiant reçoit un dossier sur la compagnie. Après étude, la décision est prise : disons qu’il s’agit de la filiale A. Puis, on les informe que la filière A choisie n’a pas obtenu les résultats escomptés. Dans un second temps, les étudiants s’imaginent plusieurs années plus tard dans une autre situation de choix. Il s’agit, de nouveau, de répartir une somme d’argent entre les deux filiales A et B. De nouveau aussi, leur est remis un dossier. Or, la lecture de celui-ci révèle que les résultats économiques de la filiale A – qui a donc bénéficié du fonds exceptionnel de développement –, loin de s’être améliorés, se sont dégradés. Or, les résultats montrèrent que, nonobstant les résultats patents, les élèves avaient tendance à mieux doter la filiale A [44]. Autrement dit, à persévérer dans leur premier choix.

2’) Les mécanismes. L’exemple de l’amorçage

Quelles sont les principales techniques employées pour manipuler ? J’en distinguerai principalement trois : l’amorçage, le pied-dans-la-porte, la porte-au-nez. Elles ont toutes fait leur preuve en nombre de domaines, et pas seulement dans le marketing, mais aussi pour des objectifs nobles comme le don du sang et le don d’organe, la lutte contre l’abstentionnisme électoral, la prévention contre le Sida, etc. [45] Je n’illustrerai que la première stratégie.

Prenons un exemple tiré de la vie quotidienne. Vous voulez acheter un canapé et vous disposez en tout de 1.000 euros. Vous tombez presque aussitôt sur un canapé à 900 euros dont la couleur vous convient particulièrement bien. Toutefois, vous ne voulez pas vous précipiter. Un vendeur, vous voyant en train de chercher, vous annonce qu’il vaut la peine de regarder la promotion du mois : un canapé rose au prix exceptionnel de 999 euros. Il ajoute que l’acquéreur se verra en plus offrir (donc gratuitement) une lampe d’une valeur de 100 euros. Mais il faut faire vite. Vous vous dites que la lampe a belle allure. Toutefois, la couleur rose ne vous convient pas. Non, il n’y en a pas en vert. Le vendeur réussit à vous convaincre que le rose est une couleur neutre. Enfin, vous ne dépassez pas votre budget. À ce moment, le vendeur est appelé pas un autre client et vous êtes pris en charge par le chef de rayon, autrement moins amène que le vendeur. Lorsque le contrat de garantie est établi et le bon de livraison déjà rempli, vous vous enquerrez de la lampe. Le chef de rayon s’étonne : « Nous en avons offert une aux dix premiers acheteurs, mais c’est terminé. Toutefois, ne regrettez rien, vous êtes la quinzième. D’ailleurs, il doit en rester une au prix modeste de 80 euros ». Non, cela dépasserait votre budget. Et vous signez votre chèque de 999 euros… Comment ne pas s’étonner d’une décision, alors qu’une autre s’offre encore à vous et qui correspondrait tellement mieux à vos attentes ?

Cette situation a fait l’objet d’une expérimentation systématique. Les résultats ont montré que les sujets persévèrent dans leur décision initiale selon une proportion de 75 %. Pourtant, elle s’oppose frontalement à ce qu’ils avaient initialement choisi et considéraient comme leur propre désir [46].

Cette expérience a été confirmée de nombreuses fois. Par exemple, un groupe d’étudiants est divisé en deux. À une première équipe, il est demandé de participer à une expérience de psychologie qui est programmée à 7 heures du matin en échange d’une heure de crédits (un étudiant américain devant accomplir 30 crédits par an). À une seconde équipe, il est parlé dans un premier temps de la même expérience comptant le même équivalent crédits, sans révéler l’heure à laquelle elle se déroule ; puis, après avoir recueilli les réponses des étudiants, dans un deuxième temps, il est révélé qu’il faut se rendre au laboratoire à 7 heures du matin. Dans le premier cas, le taux d’acceptation fut de 31 %, dans le second, de 56 %, soit presque le double.

Cette tactique de vente se fonde sur une technique de manipulation qui s’appelle amorçage. Elle procède en deux temps : elle extorque un premier « oui » ; puis, elle change les données contre un bien différent. Or, l’expérience et l’expérimentation attestent que, bien qu’elle la majorité des personnes persévère dans la première décision. Utilisée consciemment, cette technique violente la liberté d’autrui.

9) Parcours biblique

De la précipitation ou de la paralysie à un juste sens de l’action et de la responsabilité ; du gouvernement de soi au gouvernement des autres.

Joseph est un bel exemple de l’apprentissage de la prudence. Il commence en racontant ses songes de grandeur à ses frères et finit par une maîtrise de ses émotions pour permettre à ses frères de reconnaître leur faute et permettre une réelle réconciliation. (Wénin, tout n’est pas mauvais, a écrit un magnifique article sur le cycle de Joseph).

10) Exemple : saint Louis, roi de France [47]

La liturgie de cette fête de saint Louis nous a fait entendre, dans le livre des Rois, la réponse de Dieu à la prière de Salomon, réponse qui promet au jeune roi la sagesse, c’est-à-dire l’art de bien gouverner, qu’il avait demandée, et en outre la richesse et la gloire qu’il n’avait pas sollicitées. Cette lecture biblique nous renvoie à une image familière de saint Louis, celle du bon roi occupé du bien-être de ses sujets et de la paix civile, faisant justice à tous, le saint Louis du fameux chêne de Vincennes, peut-être un peu image d’Épinal, mais qui n’est pas fausse.

L’évangile, tiré du Sermon sur la montagne, nous donne une autre clé de lecture de la vie de saint Louis. Saint Louis a été un homme qui savait aimer ses ennemis, qui savait respecter leurs droits, qui savait leur pardonner. On connaît la manière dont il mit fin, en 1259, à cette longue guerre avec l’Angleterre qu’on a appelée le première guerre de Cent ans, en restituant au roi Henri III une partie des terres qu’il avait perdues. Ses conseillers s’efforçaient de l’en dissuader : « Sire, nous nous étonnons beaucoup de votre intention de donner au roi d’Angleterre une si grande partie de la terre que vous avez conquise sur lui, et par sa forfaiture… » Et le roi Louis de répondre : « La terre que je lui donne, je ne la lui donne pas comme une chose que je doive à lui ou à ses héritiers, mais pour resserrer les liens d’amour entre mes enfants et les siens qui sont cousins germains. Et il me semble que je fais bon emploi de ce que je lui donne, puis qu’il n’était pas mon homme [mon vassal] et que maintenant il me doit hommage ». N’est-ce pas là une magnifique application du précepte de Jésus : « Si quelqu’un veut te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau… »

Dans cet épisode, il est tout aussi remarquable de constater comment saint Louis a résisté à la pression de son entourage. Dans la société médiévale, qui se caractérise par la force des liens d’homme à homme et surtout entre supérieur et inférieur, le conseil tenait une grande place. C’était le devoir du seigneur de conseiller son vassal, mais aussi celui du vassal d’apporter son conseil au seigneur et du seigneur d’écouter son vassal. C’était donc un acte grave que de prendre une décision contraire à celle que suggérait son entourage. Bien des fois saint Louis s’y est résolu, prenant non pas une décision arbitraire, mais une décision en vue d’un plus grand bien, et la prenant en toute liberté.

Car saint Louis a été – j’allais dire « avant tout », mais sa personnalité comporte trop de facettes pour qu’on la réduise à cette seule qualité – saint Louis, donc, a été toujours un homme libre. C’est cela que je voudrais développer devant vous, en rappelant quelques anecdotes de sa vie. Ce faisant, je retrouverai un aspect de la prédication du xiiie siècle, qui se plaisait aux anecdotes, qu’on appelait des exempla, et dont on faisait des recueils à l’usage des prédicateurs. Et à leur manière, les biographies de saint Louis rédigées par ses contemporains, à commencer par le célèbre Joinville mais aussi Geoffroi de Beaulieu ou Guillaume de Saint-Pathus, sont des recueils d’exempla dans lesquels il est facile de puiser.

La liberté de saint Louis pouvait se manifester dans les actes les plus ordinaires de la vie. Un jour que le domestique qui le servait à table le surprit à ajouter de l’eau à la sauce du plat qu’il avait apporté et lui dit : « Sire, vous ruinez la saveur de votre plat en faisant cela », le roi lui rétorqua : « Cela ne vous regarde pas – elle est meilleure ! »

Si cette fois-là c’était seulement son désir personnel de pénitence qui était en jeu, en d’autres cas il s’agissait bien pour lui d’un devoir de charité plus élevé. Ainsi, au retour de sa croisade en Orient, le navire qui le portait s’échoua devant l’île de Chypre et fut gravement endommagé. Tous le pressaient de quitter le navire avec la famille royale, mais il demanda aux marins : « Je vous demande sur votre parole d’honneur ceci : si la nef vous appartenait et si elle était chargée de vos marchandises, descendriez-vous ? » Les marins ayant répondu : « Non », le roi continua : « Et pourquoi me conseillez-vous de descendre ? » – « Parce que, firent-ils, ce n’est pas la même chose. Car ni or ni argent ne valent votre corps et ceux de votre femme et de vos enfants… » Le roi répondit alors : « Seigneurs, j’ai entendu votre avis et celui de mon conseil. Or je vous dirai le mien, qui est tel : il y a au moins cinq cents personnes ici qui resteront en l’île de Chypre, de peur de risquer leur vie sur ce navire (car ils prisent autant leur vie comme je fais la mienne). Et s’ils restent ici maintenant, il ne rentreront jamais dans leur pays. Je préfère donc mettre ma vie, ainsi que celle de ma femme et de mes enfants dans la main de Dieu, plutôt que de faire un si grand tort à tous les gens rassemblés ici ». Quelques années plus tôt, après la désastreuse défaite de Mansourah, il avait de même refusé de suivre le conseil du légat du pape, qui lui offrait un bateau pour quitter l’Égypte, et d’abandonner son armée captive.

Et comment ne pas rappeler le conseil de guerre qui suivit la délivrance de l’armée chrétienne après paiement de la rançon ? Le roi interrogea successivement tous ses barons, à commencer par ses frères, et même les simples chevaliers comme Joinville, pour savoir s’il devait rester à faire la guerre en Orient ou retourner en France. Tous, à l’exception de trois ou quatre, dont Joinville, conseillèrent le retour. Le roi se donna une semaine de réflexion, puis réunit à nouveau tout son monde et il leur tint ce discours : « Seigneurs, je remercie tous ceux qui m’ont conseillé de retourner en France, et je rends grâce aussi à ceux qui m’ont proposé de demeurer. J’ai raisonné ainsi : si je demeure ici, je ne vois pas que mon royaume coure grand risque, car Madame la reine [Blanche de Castille, sa mère] a assez de gens pour la défendre. J’ai considéré aussi que les barons de ce pays allèguent que, si je m’en vais, le royaume de Jérusalem sera perdu car personne n’osera y demeurer après mon départ… Mon avis est maintenant de rester ». Ainsi, libre à l’égard de toutes les pressions qui s’exercent sur lui, il choisit le service des chrétiens établis en Orient contre le découragement de ses compagnons.

Mais cette liberté qu’il gardait pour toujours aller vers le mieux n’allait sans doute pas sans conflits intérieurs et sans choix douloureux. On sait l’attachement filial et l’immense respect qu’il portait à l’Église et à sa hiérarchie. Dans les Enseignements qu’il a laissés comme testament à son fils Philippe, il rappelait ce mot de son aïeul Philippe Auguste : « Quand je pense aux honneurs que Notre Seigneur me fait, je préfère de beaucoup subir mon dommage que de faire chose par laquelle il arrive esclandre entre moi et sainte Église ». Et plus loin, il adjurait son fils : « Cher fils, je t’enseigne que tu sois toujours dévoué à l’Église de Rome et à notre Saint-Père le pape, et lui portes respect et honneur comme tu dois à ton père spirituel ». Or à plusieurs reprises, saint Louis sut s’opposer aux évêques, qu’il révérait tant par ailleurs, lorsque ceux-ci outrepassaient leurs droits. Mais c’est sans doute dans sa relation avec le pape Innocent IV qu’il manifesta le mieux cette liberté de langage et de jugement. Le pape était en conflit avec l’empereur Frédéric II, qui tenait une grande partie de l’Italie et qui était excommunié. À bout de patience, Innocent IV s’était réfugié à Lyon, terre d’Empire mais protégée par le roi de France, y avait convoqué un concile et, fort de son appui, avait osé déposer l’empereur. Saint Louis n’accepta pas cet acte pontifical. Il vint rencontrer à Cluny le pape. Celui-ci se justifia : Frédéric avait promis plusieurs fois de s’amender, n’avait jamais tenu parole, on ne pouvait plus le croire. Saint Louis lui répondit : « Ne lit-on pas dans l’évangile que l’on doit ouvrir jusqu’à septante fois le sein de la miséricorde à celui qui demande pardon ? » Le chroniqueur anglais Mathieu Paris termine le récit de cette entrevue : « Comme le seigneur pape avait refusé avec hauteur et morgue, monseigneur le roi de France s’en alla en colère et indigné de n’avoir pu trouver le moindre signe d’humilité chez celui qui s’intitulait serviteur des serviteurs de Dieu ». Et saint Louis continua de traiter en empereur Frédéric II, mais lorsque celui-ci menaça militairement le pape à Lyon, le roi de France envoya une armée pour protéger Innocent IV.

Cette liberté de ton, d’allure, de jugement, où saint Louis la puisait-il ? Nous avons entendu tout à l’heure l’épître de saint Paul aux Galates : « Si le Christ nous a libérés, c’est pour que nous soyons vraiment libres ». Paul ne parle pas de cette liberté que j’ai essayé de montrer chez saint Louis, mais d’une autre liberté, plus profonde, celle qui arrache l’homme à la servitude du péché et lui permet d’aller à Dieu sans entrave. Mais de même que la liberté que donne le Christ affranchit de la circoncision et de la Loi mosaïque, de même elle écarte toute contrainte devant les pressions et les craintes révérencielles : il n’y a plus, pour reprendre le mot de l’Apôtre, que « la foi agissant par la charité ». Tel était le secret de la liberté de saint Louis.

Dans la bulle qui a proclamé sa canonisation, Boniface VIII a employé à propos de saint Louis le mot surperhomo, surhomme – un mot unique dans toute la littérature latine médiévale. Comme saint Louis, je me permettrai de manifester mon désaccord avec le pape : avec son étonnante liberté, le roi de France Louis IX n’était pas un surhomme, c’était un homme tout à fait ordinaire, mais que la grâce du Christ avait touché et qui l’avait fait fructifier. Puissions-nous, frères et sœurs, par cette même grâce, nous libérer nous aussi du péché pour trouver cette liberté qui fait épanouir la charité.

Amen.

11) Illustration cinématographique

Gran Torino, drame américain de Clint Eastwood, 2008.

La scène se déroule (24 début à 27) : de 1 h. 33 mn. 30 sec. à 1 h. 47 mn. 20 sec. (après : « This time, we have whitnesses »). Entre les deux, couper : scène dans le bain, avec le coiffeur ; montrer seulement le début de la confession puis la fin (« I’m at peace ») ; puis couper la séquence où il amène sa chienne Daisy à la grand-mère, lorsque Walt prévient Sue et que celle-ci vient prévenir Dhao, et enfin où le prêtre est emmené par la police, pour ne laisser que la scène finale où Walt arrive devant la maison du gang Hmuong. Ainsi, nous n’en aurons pour pas plus de 10 mn.

a) Histoire

Le film s’ouvre sur des funérailles de la femme de Walt Kowalski (Clint Eastwood), un Polono-Américain retraité des usines automobiles Ford et vétéran médaillé de la guerre de Corée. Ce veuf, raciste et irascible, a le corps rongé par un cancer et l’âme par un passé mystérieux qui le culpabilise et l’a coupé de Dieu.

Contre toute attente, il se prend d’amitié pour les deux adolescents de la famille Hmong voisine de sa maison, Sue et surtout, son jeune frère, Thao. Mais celui-ci est persécuté par ses cousins, qui souhaiteraient enrôler Thao dans leur gang. Walt s’interpose efficacement. Jusqu’au jour où le gang viole la sœur de Thao afin de l’obliger à se joindre à eux. Désormais, c’est non seulement l’avenir, mais la vie même de Thao qui est en jeu. Que faire ?

Poser la question avant de voir l’extrait du film : qu’est-ce que cela montre de la liberté ?

Que montre cet extrait du film sur la manière de diriger sa vie ?

b) Un exemple de charité

De prime abord, ce film offre un superbe exemple de charité.

Avouons-le, le dénouement bouleversant nous surprend : là où l’on attend que l’ex-inspecteur Harry répande le sang par haine, il verse le sien par amour. Cet étonnement ne révèle-t-il pas aussi une complicité avec nos appétits violents de vengeance ? Arrivé à cette hauteur, le cinéma devient le lieu d’une auto-révélation, voire une aide à la conversion.

On peut tirer trois leçons de ces scènes, trois leçons qui épousent la dynamique du don :

1’) La paix intérieure

Walt prépare, du plus extérieur au plus intérieur, son habit (pour la première fois de sa vie, il se fait tailler un costume sur-mesure), son corps (bain à la mousse, là aussi, c’est un hapax, il se fait raser de près), son âme (confession). Et la parole : « Je suis en paix ».

2’) Le don total de soi

La scène que nous avons vu montre Walt totalement ouvert : l’âme en paix, souriant dans son costume sur-mesure, la main béant sur ce briquet qui résume son histoire, jusqu’au corps abandonné les bras en croix. Il a réussi tout à la fois à sortir définitivement du ressentiment, donner un sens à sa maladie, accomplir la promesse faite à son épouse, se réconcilier avec Dieu et sa famille, délivrer Thao et Sue, « tout apprendre » au curé de sa paroisse. Quelle fécondité !

Et il meurt en se donnant totalement à Dieu. On entend les premières paroles : « Je vous salue Marie » ; n’oublions pas la fin qu’il a dû prononcer en son cœur : « et à l’heure de notre mort ».

3’) La réception : le pardon de Dieu

Il faut, non sans combat, la médiation de la grâce, par la présence du prêtre et, sur un autre registre, du chaman. Walt va à la mort comme on va à l’autel : pour donner sa vie.

A travers ce prêtre, Walt montre sa fidélité à l’égard de son épouse, donc une autre réception.

On objectera qu’il n’a pas confessé au prêtre l’unique péché grave qui perturbe sa conscience. Mais, d’abord, le prêtre n’est pas dupe : « Rien d’autre ? » Ensuite et surtout, il le révèle à son « fils » à travers une grille qui, semblable à celle du confessionnal, évoque le sacrement de la pénitence.

c) Un exemple de prudence

Si la charité est l’âme (la « forme », dit saint Thomas) des vertus théologales, mais aussi de toutes les autres vertus, la prudence est l’âme des vertus morales – tout en étant régulée, animée par la vertu supérieure de charité.

1’) La symphonie des différents actes

Walt est prudent parce qu’il pose, dans l’ordre et avec sérénité, les différents actes constitutifs de la prudence.

Elle se caractérise d’abord par son sens aigu et la claire visée de la finalité. Que désire Walt au fond ? Ouvrir un avenir à son « fils » spirituel, Dao. Pour cela, il doit définitivement le soustraire, lui et sa famille, à la menace, mais aussi à l’influence du gang. Ce faisant, mais par surcroît, nous allons y revenir, Walt accomplit aussi sa vie, donne un sens à quantité d’aspects qui semblaient absurdes, dénués de valeur, au premier rang desquels son cancer, mais aussi cette voiture qu’il astique sans jamais la sortir, etc.

La prudence requiert ensuite la réflexion sur les bons moyens. Walt prend en compte les différentes possibilités, anticipe les conséquences, voire calcule chaque effet pour ce qui dépend de lui. Pour cela, il « régularise » sa situation avec le prêtre. Il songe à la manière de lier Dao, mais aussi de le faire libérer. Il change son testament. Il prend soin de l’entourage. Prend en compte la contingence du monde. L’expérience.

Contre la précipitation : « Assiez-toi, calme-toi ». Et l’ignorance : « Tu ne connais rien ».

Mais l’homme prudent ne se contente pas de réfléchir aux différentes voies, de peser le pour et le contre, il tranche et prend une décision. Il est un homme de responsabilité.

Puis, le prudent exécute son choix et va jusqu’au bout de celui-ci. Il soigne l’exécution : du plus extérieur (son chien) et matériel (son bain, son habit) au plus spirituel (il se confesse). S’il prend du temps avant la décision, pas de procrastination après la décision. Ne pas reculer.

Enfin, il se repose dans sa finalité. D’où l’étonnante paix qui l’habite lorsqu’il tire son briquet et dit le « je vous salue Marie ». déjà auparavant, après la confession : « I’m at peace », répond-il au curé.

Enfin, les fruits : ayant été vu par des témoins qui, eux, ne seront pas muets, le est enfin gang mis sous les verrous.

2’) La conjugaison de l’universel et du singulier

Par ailleurs, la prudence est stéréo, conjugue la connaissance de la norme universelle et la connaissance de la situation singulière, par la médiation de l’expérience concrète. Ce vétéran de la guerre de Corée, malheureusement, a dû tuer. Il sait donc affronter l’autre, il sait jauger un ennemi. Ce qu’il a appris, il l’applique à ces circonstances nouvelles. Pour autant, jamais il ne perd de vue les principes pour lesquels il vit, jamais il ne rabat son idéal nouvellement conquis.

d) La connexion des vertus

Enfin, la prudence est la vertu qui dirige toutes les autres. De fait, les autres vertus sont non seulement connectées à la prudence, mais sont à son service. En effet, l’acte ultime de Walt est aussi juste, courageux et tempérant. Il est juste, car, loin de jouer au justicier, de faire sa propre vengeance, face à une police prétendue impuissante, il va s’appuyer sur les médiations légales. Il est courageux, puisqu’il s’affronte à la peur de sa mort et celle de la souffrance liée au caractère violent de cette mort. Il est tempérant, puisqu’il sait modérer son ardeur, sa légitime colère, qui le ferait courir à la catastrophe.

Et cet acte est ultimement un acte théologal : don de soi par amour.

12) Bibliographie sélective

a) Sources philosophiques

1’) Textes sources

– Laurent et Natacha Giroux, De la prudence. Étude du Charmide de Platon, Saint-Laurent, Le Renouveau Pédagogique, 2002.

– Aristote, Éthique à Nicomaque, L. VI, trad. Jules Tricot, Paris, Vrin, 1987.

2’) Étude d’Aristote

– Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, p.u.f., 1963, coll. « Quadrige », 21993. Classique et éclairant.

– Michel Bastit, « Sagacité et sagesse », Gilbert Romeyer Dherbey (dir.), Gwenaëlle Aubry (éd.), L’excellence de la vie. Sur l’Éthique à Nicomaque et l’Ethique à Eudème d’Aristote, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 2002, p. 195-215. Sur la relation entre sagesse et prudence chez Aristote.

– Jean-Yves Chateau (éd.), La vérité pratique, Paris, Vrin, 1997. C’est une étude précise de Ethique à Nicomaque, L. VI.

– Hans Georg Gadamer, Wahrheit und Method ; Intention. Cf. l’excellente analyse des discussions sur l’éthique d’Aristote dans les différents milieux philosophiques au XXème siècle chez Enrico Berti, Aristotele nel Novecento, Roma-Bari, Laterza, 1992.

3’) État actuel du débat

– Bernadette Lemoine, « La prudence chez Saint Thomas d’Aquin. La problématique thomiste au regard de la philosophie aristotélicienne. Pour une relecture contemporaine du traité », Divus Thomas, 94 (1991) n° 1-4, p. 27-51.

– Stéphane Marcotte, La Vertu de prudence entre Moyen Âge et âge classique, Évelyne Berriot-Salvadore, Catherine Pascal, François Roudaut et Trung Tran (éd.), Paris, Classiques Garnier, « Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne », n° 71, 2012. [En ligne], 35 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 04 mars 2019. URL : http://journals.openedition.org/peme/5966

– Cyrille Michon, « Ne soyez pas bêtes, soyez prudents. Saint Thomas d’Aquin et la règle de l’action. La prudence », Communio, 22 (1997) n° 6, p. 59-77.

– Carlo Natali, « La phronésis d’Aristote dans la dernière décennie du xxe siècle », trad. Gwenaëlle Aubry, Gilbert Romeyer Dherbey (dir.) et Gwenaëlle Aubry (éd.), L’excellence de la vie. Sur l’éthique à Nicomaque et l’éthique à Eudème d’Aristote, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 2002, p. 179-194. En fait, les parties II à V de l’article sont tirées de l’Afterword du livre de l’auteur, The Wisdom of Aristotle, New York, Suny Press, 2001. Cet article met en situation les débats entre les différentes interprétations historiques et les actualisations (hérméneutiques ou analytiques).

– Pierre Pellegrin, art. « Prudence », Monique Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, p.u.f., 1996. L’article donne un bon historique et une bibliographie moderne et contemporaine.

– Daniel Westberg, Right practical reason : Aristotle, action, and prudence in Aquinas, Oxford, Clarendon press, 1994.

4’) Élargissement du débat

Les deux débats de fond sont les suivants :

– Le principal point qui fut discuté ces dix dernières années est le suivant : la phronêsis porte-t-elle sur les seuls moyens de l’action humaine ou aussi sur les fins ? Le P. Gauthier tient la seconde position [48] et Pierre Aubenque la première [49].

– Le second problème concerne la nature de la connaissance pratique : d’un côté, nous trouvons la position qu’Anscombe qualifie de « mentaliste » (à la suite de Wittgenstein) et qui correspond au fond à ce que presque tous les commentateurs ont défendu ; et la position qui est celle d’Anscombe et que Descombes qualifie de « historique » dans son introduction, remarquable.

Je mets à part ce texte qui ne me convainc pas mais pose bien le problème.

– Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, études 7, 8 et surtout 9 « Le soi et la sagesse pratique ». Dans ce qu’il appelle sa « petite éthique », Ricoeur tente de sortir avec la sagesse pratique d’un problème à mon avis mal posé entre la visée éthique (Aristote) ou perspective téléologique, et le recours à la norme morale (Kant) ou perspective déontologique.

Pour les livres à lire (ils relèvent de la tradition anglosaxonne dont je ne suis ni un spécialiste ni un fanatique, je tiens à le préciser !).

– Gertrude Elizabeth Margaret Anscombe, L’intention, trad. Michel Maurice et Cyrille Michon, Paris, Gallimard, 2002, surtout les § 33-42. C’est ce qui me paraît le plus éclairant pour bien comprendre le rôle et le statut de la prudence (et donc les analyses inégalées d’Aristote même par saint Thomas) : être au clair sur le raisonnement pratique en amont de la philosophie morale donc. Et ainsi sortir des critiques kantiennes).

– Vincent Descombes, Le raisonnement de l’ours, Paris, Seuil, 2007. Le chapitre du même nom suivi d’une petite note sur le syllogisme pratique qui permet de comprendre les confusions de plusieurs thomistes sur le sujet y compris les meilleurs comme Deman dans le Dictionnaire de théologie catholique.

– Bruno Gnassounou (éd.) Textes clés de philosophie de l’action, coll. « Textes clés », Paris, Vrin, 2007. Dans la même veine analytique, un peu sèche mais imparable pour débroussailler les concepts, un recueil de textes.

– Robert C. Miner, « Non-Aristotelian Prudence in the Prima-Secundae », The Thomist, 64 (2000) n° 3, p. 401-422. L’auteur montre que la vertu morale de sagesse pratique ou prudentia est empruntée, certes, à Aristote, mais aussi aux Pères, précisément à Ambroise, Augustin, Grégoire le Grand. De ce fait, la prudence apparaît aussi comme une vertu infuse qui est l’effet de la grâce dans le sujet humain.

b) Sources bibliques

– ACFEB, La sagesse biblique de l’Ancien au Nouveau Testament, coll. « Lectio divina » n° 160, Paris, Le Cerf, 1995.

– Ceslas Spicq, « Instructions pastorales, formation de la conscience et rectitude de la conduite », Théologie morale du Nouveau Testament, Paris, 1965, t. II, p. 567-622.

– Ceslas Spicq, « La Prudence », Connaissance et Morale dans la Bible, coll. « Études d’éthique chrétienne » n° 13, Fribourg (Suisse), Éd. universitaires, Paris, Le Cerf, 1985, p. 88-112.

– Gérard Therrien, Le discernement dans les écrits pauliniens, Paris, 1973.

c) Sources traditionnelles

– S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 47-56 (la prudence).

Et les commentateurs :

– Roque Cabral, « Réflexions sur la prudence. Aristote, St. Thomas aujourd’hui », Atti del Congresso Internazionale, V : L’agire morale, Napoli, Ed. Domenicane, 1977, p. 403-408.

– François Dingjan, Discretio. Les origines patristiques et monastiques de la doctrine sur la prudence chez saint Thomas d’Aquin, Assen, Van Gorcum, 1967.

– Jean Madiran, Doctrine, prudence et options libres, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1960.

– A. Malope, Prudencia tomista y moderacion cartesiana, Etica, Sociologia e Politica, « Atti del IX Congresso Tomistico Internazionale », IV, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 1991, p. 187-193.

– Servais Pinckaers, « La conception chrétienne de la conscience morale », Nova et Vetera, 66 (1991) n° 1, p. 688-699.

– Josef Pieper, Traktat über die Klugheit, München, Kösel, 1955.

– Carlos-Josaphat Pinto de Oliveira, La crise du choix moral dans la civilisation technique, Fribourg (Suisse), Éditions universitaires et Paris, Le Cerf, 1977.

– Carlos-Josaphat Pinto de Oliveira, « La prudence, concept clé de la morale du P. Labourdette », Revue thomiste, 92 (1992) n° 2, p. 267-292.

– Carlos A. Ribeiro do Nascimento, « La prudencia segundo Santo Tomas de Aquino », Sintese, 20 (1993) n° 62, p. 365-385.

– Alan D. Rogers, « Human Prudence and Implied Divine Sanctions in Malagasy Proverbial Wisdom », Journal of Religion in Africa, 15 (1985) n° 3, p. 216-226.

– Bruno Tremblay, « Pourquoi la prudence, vertu intellectuelle de l’agir, est-elle pour Thomas d’Aquin une sorte de sagesse ? », Angelicum, 69 (1992) n° 2, p. 37-53.

d) Collectifs

Prudence chrétienne, Cahiers de la vie spirituelle, 10 (1948).

– « La fin et les moyens », Recherches de science religieuse, 68 (1980), p. 161-270.

Conscience morale (La), Questions pour aujourd’hui, Lyon, Profac, 1994.

La prudence. Communio, 22 (1997) n° 6.

e) Manuels et monographies

– Gilles Achache, La prudence, une morale du possible, coll. « Morales » n° 20, Paris, Autrement, 1996.

– Baruch A. Brody, Life and death. Decision making, New-York et Oxford, Oxford University Press, 1988.

– Domenico Capone, « La « theologia moralis » di S. Alfonso. Prudenzialità nella scienza casuistica per la prudenza nella conscienza », Studia Moralia 25 (1987), p. 27-78.

– Domenico Capone, « Per una teologia morale prudenziale con S. Alfonso », Euntes Docete, 40 (1988), p. 23-45.

– Gil Delannoi, Éloge de la prudence, Paris, Berg international, 1993.

– Jacob L. Goodson, Narrative theology and the hermeneutical virtues, Minneapolis, Lexington Books, 2015.

– Baltasar Gracian, El Criticon, 1647; Jean-Claude Masson, L’art de la prudence, Rivages Poche (Rivages/Poche n° 116), 1994.

– Michel Labourdette, « Grand cours » de théologie morale. Tome 11, La prudence, coll. « Bibliothèque de la Revue thomiste » Paris, Parole et Silence, 2016.

– Odon Lottin, « Syndérèse et conscience au XIIe et XIIIe siècles », Psychologie et morale au XIIe et XIIIe siècles, Louvain-Gembloux, Duculot, 1948, t. 2, p. 103-350.

– René Simon, Ethique de la responsabilité, coll. « Recherches morales. Synthèses », Paris, Le Cerf, 1993.

– Aimé Solignac, « Syndérèse », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome 14, 1990, p. 1407-1412.

f) Sciences humaines et sociales

– Allen E. Buchanan & Dan W. Brock, Deciding for others : the ethics of surrogate decision making, Cambridge – New-York, Cambridge University Press, 1989.

– Sidney Callahan, In good conscience : reason and emotion in moral decision making, San Francisco, Harper, 1991.

– Ciba Foundation Symposium 174, Experimental and Theoretical Studies of Consciousness, Chichester, Wiley, 1993.

– Jean-Michel Collette, L’allocation des ressources dans les secteurs sociaux : étude sur les systèmes de décision, Paris, Éd. du CNRS, 1975.

– Stephen R. Covey, The Seven Habits of Highly Effective People, New York, Simon and Schuster, 1989 : Les sept habitudes de ceux qui réalisent tout ce qu’ils entreprennent, trad. Magali Guenette, Paris, F1rst, 1991 ; rééd. en coll. « Bien-être », Poche, J’ai Lu, 2005.

– Stephen R. Covey, avec la collab. de A. Roger Merrill et Rebecca R. Merrill, Priorité aux priorités. Vivre, aimer, apprendre et transmettre, trad. sous la dir. de Catherine Cullen, Paris, J’ai lu, 2010.

– Stephen R. Covey, Les 7 habitudes en action. Histoires de courage, sources d’inspiration, Paris, F1rst, 1999.

– Geoffroy d’Aumale, La programmation des décisions : système de planification – programmation – budgétisation, Paris, 1968.

– Jean-François Duvot et Louise Guillemettre, La décision, comment la rendre efficace ? : animer, gérer, intervenir, réussir, Montréal, les Éd. Agence d’Arc Noisiel Marne-la-Vallée/les Presses du management, 1989.

– Olivier Godard (dir.), Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, Paris, Éd. de la MSH/INRA, 1997.

– Robert Kast, La théorie de la décision, Paris, Éd. La Découverte, 1993.

– Guy Laforest, De la prudence, Montréal, Le Boréal, 1993.

– Jean-Paul Lavergne, La décision : psychologie et méthodologie : connaissance du problème, applications pratiques, Coll. « Formation permanente en sciences humaines », Paris, ESF éditeur, 1983.

– Michel-Pierre Lerner, Recherches sur la notion de finalité chez Aristote, Paris, PUF, 1969 ; La notion de finalité chez Aristote, Série « Recherches », tome 47, Paris, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris-Sorbonne, 1969.

– International Institute for Labour Studies ???, Les obstacles psychologiques, sociaux et politiques à la prise de décision, Genève, Institut international d’études sociales, 1976.

– Dennis V. Lindley, Making decisions, London – New-York, Wiley, 1971, Routledge & Kegan, 1990.

– Ronald McLaren, Solving moral problems : a strategy for practical inquiry, Mayfield, Yale University Press, 1989.

– Lucien Sfez, La décision, Paris, PUF, 1988.

Pascal Ide

[1] Cf. Somme de théologie, Ia-IIae, q. 6-17.

[2] Jean de La Fontaine, Le renard et le bouc, L. III, fable 5.

[3] Saint Ignace de Loyola, Les exercices spirituels. Texte définitif (1548), trad. et commentaire de Jean-Claude Guy, coll. « Sagesses », Paris, Seuil, 1982, n. 23.

[4] Maurice Blondel, L’action, Paris, p.u.f., 1893, p. 124-143, et p. 360-364 sur l’infinité de la volonté. Cf. Gaston Fessard et Henri de Lubac, « Enjeux de l’option morale », Esquisse, 1922.

[5] Cité Ibid., p. 146. C’est moi qui souligne.

[6] Ibid., p. 151. Souligné doublement dans le texte.

[7] Ibid., p. 153. Souligné dans le texte.

[8] Étienne Perrot, Discerner et agir dans la vie professionnelle, Supplément aux Cahiers pour croire aujourd’hui n° 9, Paris, Éd. d’Assas, 1993.

[9] Ibid., p. 104.

[10] Saint Jean de la Croix, La montée du Mont Carmel, L. II, chap. 22.

[11] Bruno Latour, Le Monde, 29 août 1996.

[12] La vie du vénérable serviteur de Dieu, Vincent de Paul, Paris, 1891, tome 1, p. 117 ; cité par Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, Paris, tome 3, 1921, p. 256.

[13] Lettres, Paris, 1880, tome 1, p. 382, cité par Bremond, Ibid.

[14] Cité par Bremond, p. 409.

[15] Étienne Perrot, Discerner et agir dans la vie professionnelle, Supplément aux Cahiers pour croire aujourd’hui n° 9, Paris, Éd. d’Assas, 1993, p. 91-98.

[16] Cf., notamment, le grand livre de Daniel Kahneman, Thinking, fast ans slow, 2011 : Système 1 / Système 2. Les deux vitesse de la pensée, trad. Raymond Clarinard, coll. « Clés des Champs », Paris, Flammarion, 2012, 22016. Et un autre ouvrage aussi écrit par un prix Nobel d’économie : Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge. Improving Decisions About Health, Wealth and Happiness, 2008 : Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision, trad. Marie-France Pavillet, Paris, Vuibert, 2010.

[17] Cf. André Wénin, L’histoire de Joseph (Genèse 37-50), Cahiers Évangile n° 130 (décembre 2004), p. 45-51.

[18] Jacques de Saint-Blanquat, Evêque tout simplement, interrogé par François Bécheau, Toulouse, Source de Vie, Apostolat de la Prière, s. d., p. 43.

[19] Régine Pernoud, La Reine Blanche, Paris, Albin Michel, 1972, p. 282-283.

[20] Se représenter l’acte avec son imagination, se projeter dans la décision future, aide à fixer la décision.

[21] N. 73.

[22] Luc Adrian, « ’Est-ce que ça fait mal quand on meurt ?’ », Famille chrétienne, 1815 (27 octobre au 2 novembre 2012), p. 16-19, ici p. 17. Cf. Michel Séonnet, Une vie de quinze ans, Paris, DDB, 2012.

[23] Carlo-Maria Martini, La onzième heure ou se décider pour le Christ, 1993, trad. Claudine Paraire, Paris, Vie Chrétienne, s. d., p. 32-33.

[24] Rapporté par André Louf, La grâce peut davantage. L’accompagnement spirituel, Paris, DDB, 1992, p. 196 à 200 ; si on voulait développer, il faudrait se rapporter au n° 23 des Exercices spirituels, intitulé : « Principe et fondement ».

[25] E. Behar et al., « The Effects of Suppressing Thoughts and Images about Worrisome Stimuli », Behavior Therapy, 36 (2005), p. 289-298.

[26] R. W. Tafarodi et al., « Self-esteem and Memory », Journal of Personality and Social Psychology, 84 (2003), p. 29-45.

[27] H. Grant et C. S. Dweck, « Clarifying Achievement Goals and their Impact », Journal of Personality and Social Psychology, 85 (2003), p. 541-553.

[28] Christiane Singer, Du bon usage des crises, coll. « Espaces libres », Paris, Albin Michel, 1996, p. 49.

[29] Ibid., p. 42.

[30] Cf. Christophe André, Imparfaits, libres et heureux. Pratiques de l’estime de soi, Paris, Odile Jacob, 2006, Chap. 37, p. 370-375.

[31] L’Action. II. L’Action humaine et les conditions de son aboutissement, Paris, Alcan, 1937. Nouvelle édition Paris, P.U.F., 1963, p. 133.

[32] André Frossard, Il y a un autre monde, Paris, Fayard, 1976, p. 162-166.

[33] Jacques Maritain, « La fin du machiavélisme », Œuvres complètes, Paris, Saint-Paul et Friboug (Suisse), Éd. Universitaires, tome VIII, p. 307-358 ; cf. aussi L’homme et l’Etat, in Œuvres complètes, tome IX, p. 544s qui résume les thèses essentielles sur le sujet.

[34] Ibid., p. 310.

[35] Ibid., p. 311.

[36] Ibid., p. 311.

[37] Ibid.

[38] Ibid., p. 324 s.

[39] Ibid., p. 352.

[40] Ibid., p. 334 et 335.

[41] Cf. Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, La Soumission librement consentie. Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ?, coll. « Psychologie sociale », Paris, PUF, 1998. Id., Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, coll. « Vies sociales », Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1ère éd., 1987, 2ème éd. augmentée 2002. Le second livre est la version actualisée du premier. Les deux livres dépassent la simple présentation clinique et proposent une passionnante interprétation théorique, mais davantage centrée sur l’influence sociale en général.

[42] M. B. Harris, « The effects of performing one altruistic act on the likelihood of performing another », Journal of Social Psychology, 88 (1972), p. 65-73.

[43] T. Moriarty, « Crime, commitment and the responsive bystander : two fields experiments », Journal of Personality and Social Psychology, 31 (1975), p. 370-376.

[44] B. M. Staw, « Knee-deep in the big muddy : a study of escalating commitment to a chosen course of action », Organizational Behaviour and Human Performance, 16 (1976), p. 27-44.

[45] Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois offre une liste impressionnante dans Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, p. 193-194.

[46] Cf. Robert B. Cialdini et al., « Low-ball procedure for produing compliance : commitment then cost », Journal of Personality and Social Psychology, 36 (1978) n° , p. 463-476. C’est la première preuve expérimentale de l’amorçage.

[47] Homélie de Louis Duval-Arnoud, église Saint-Louis des Français, Rome, fête patronale, 16 octobre 2005. Outre la biographie de Jacques Le Goff, Saint Louis, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, Gallimard, 1996, j’ai utilisé David O’Connel, Les propos de saint Louis, préface de Jacques Le Goff, coll. « Archives », Paris, Gallimard, 1974.

[48] René-Antoine Gauthier et Jean-Yves Jolif, Aristote. L’éthique à Nicomaque, Paris-Louvain, Nauwelaerts, 1958-1959, 21970, p. 463-469 et 518-519.

[49] « La prudence aristotélicienne porte-t-elle sur la fin ou sur les moyens ? », Revue des études grecques, 78 (1965) n° 369, p. 40-51.

6.2.2020
 

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