La vertu de justice 3/5

7) Les trois espèces de justice

a) Exposé

Il y a trois grandes sortes de justice : commutative, distributive, et la dernière que l’on qualifie volontiers de légale. En effet la justice a pour objet nos relations avec autrui. Or autrui au sens général se présente sous deux aspects : comme individu, et comme collectivité (par exemple comme État). Des trois espèces possibles de relations naissent les trois espèces de justice :

  1. Les relations interpersonnelles sont régulées par la justice commutative (l’épithète vient de commutation, ce qui implique rapport d’échange ; elle se réalise donc entre proches partenaires) ; elle concerne par exemple les relations contractuelles et peut donc de ce fait tomber sous la loi même si on ne traite pas avec l’État.
  2. Les relations de l’autorité à l’égard des individus qui lui sont soumis sont normées par la justice distributive ainsi que le qualificatif l’atteste. En effet, l’autorité mérite sa belle étymologie d’auteur et est juste lorsqu’elle distribue aux subordonnés ce qui leur est dû ; or c’est là l’œuvre de la justice. Attention, cette autorité n’est pas que celle de l’État. Elle existe déjà dans une famille et l’enfant l’y apprend là.
  3. Les relations des particuliers à l’autorité et singulièrement à l’autorité de l’État sont soumise à la justice légale. Or ces rapports sont connus par des lois dont l’universalité garantit la justice. Tout le monde est tenu d’obéir à la loi (sauf raison grave : par exemple la clause de conscience relative à l’avortement et qui peut légitimement impliquer un refus de payer un pourcentage de l’impôt) Et l’obéissance à ces lois constitue la vertu de justice légale : vous ne saviez sans dout pas que vous vous étiez vertueux en payant votre impôt foncier ! Mais attention, selon les trois critères fondant le jugement, il n’y a pleine justice que si votre jugement (je paye mes impôts) se fait par inclination juste et non sous l’effet de la seule crainte de l’amende !

b) Propriété : l’égalité en question

Dans l’esprit de la plupart des personnes, juste est synonyme d’égal. Telle est aussi la conception spontanée que l’enfant se fait de la justice. Tel est le contenu de la loi du talion : « Œil pour œil, dent pour dent ». Il est par exemple injuste qu’à travail égal, les hommes touchent un salaire supérieur aux femmes : et c’est encore le cas même en France. Pourtant, est-il juste qu’un père donne une part de gâteau égale à celui qui a six ans et à l’adolescent en pleine reprise de conscience ?

Très finement, Aristote n’a pas remis en question la notion tout à fait fondamentale d’égalité, mais en a distingué deux espèces que l’on qualifie à sa suite : d’une part d’arithmétique et d’autre part de géométrique. La première est une égalité absolue : deux plus deux égale quatre ; et la seconde une égalité proportionnelle : une égalité de relation commune comme un est à trois ce que deux est à six. Or la justice commutative s’effectue sur le mode de l’égalité arithmétique (absolue) et la justice distributive sur celui de l’égalité géométrique (proportionnelle).

Pourquoi ? En effet la justice commutative implique une égalité des parties en présence. La boulangère ne vous vend pas la baguette plus chère qu’à ses autres clients ! En regard la justice distributive requiert une proportion, car l’autorité traite avec des personnes dont les besoins diffèrent. Pour reprendre l’exemple ci-dessus, les enfants n’ont pas besoin de la même attention ni du même type d’attention à tous les âges : le père qui s’était habitué à la relative autonomie de sa fille est parfois étonné que celle-ci manifeste soudain un plus grand besoin d’affection quand arrive l’adolescence (besoin qui est d’ailleurs tiraillé par la volonté d’indépendance).

Or, la confusion de ces deux types d’égalité n’est pas rare. Notamment, dans le sens de l’égalité absolue, c’est-à-dire d’une réduction au type de justice qu’est la commutative, parce que c’en est la réalisation la plus évidente. Un supérieur de communauté ne doit pas accorder le même temps à toutes les personnes dont il a la charge. On sait aussi combien l’uniformisation des classes marginalise les plus doués : la justice dans l’éducation doit donc donner à chacun selon ce qui lui est dû. Telle est l’une des raisons pour lesquelles l’Église (par exemple par la voix de Léon XIII) s’est prononcée pour un salaire familial : ne proportionner le salaire qu’à l’individu et donc égaliser chaque tranche de salariés, c’est concevoir l’égalité de la justice distributive sur le mode de la justice commutative. En effet les situations familiales sont diverses et c’est une abstraction typique de l’individualisme dans lequel nous baignons que de considérer la dimension économique, familiale, comme accessoire. Nous ne prétendons cependant qu’indiquer une direction de réflexion et non épuiser un si vaste sujet.

C’est tout ce sens de la proportion qui, avec la prudence, fait le bon gouvernant. Or, cette souplesse qui sait s’adapter à chacun, ne s’acquiert pas dans les livres mais au contact du réel.

C’est ainsi que le libéralisme hypertrophie la notion de justice commutative et oublie celle de justice distributive alors qu’inversement le socialisme gomme la justice commutative pour trop valoriser la seule justice distributive [1].

8) La justice en acte

Double est la justice : en acte et en parole. Considérons ces deux modalités de justice. Nous soulignerons les transgressions.

Le président de l’Ajax d’Amsterdam M. Van Pragh badinait un jour avec des journalistes : « Savez-vous qu’il y a des centaines de moyens de gagner de l’argent, mais qu’il n’y en a qu’un qui soit honnête ? – Et c’est lequel ? demande quelqu’un. – J’étais sûr que vous ne le connaissiez pas ».

a) Le vol

« Tu ne voleras pas, » dit aussi le Décalogue en s’adressant à tout homme. C’est une évidence mais elle n’est pas inutile à rappeler. Donnons-en quelques exemples :

Combien contractent des dettes sans être assurés de pouvoir les payer ? Dans un monde où tout (ou presque) peut s’acheter à crédit ou à tempérament, celui qui emprunte pour tout (de sa voiture à son congélateur en passant par le magnétoscope) ne faute pas que par imprudence mais aussi par injustice. Il importe d’autant plus de le dire que la conscience nous disculpe à la mesure de l’anonymat de l’organisme payeur.

Pour revenir à un cas plus commun : il y a une manière d’emprunter qui frise le vol, tant l’emprunt s’éternise. De ce point de vue un bon principe semble être : « Ne prêtez pas à quelqu’un d’autre ce qu’on vous a prêté à vous-même ».

Affrontons le sujet délicat du téléchargement illégal.

Disons-le bien simplement : toutes les attitudes, télécharger, mais aussi le streaming, c’est du vol.

Pourquoi ? Le critère d’évaluation est simple : il viole le droit de propriété culturelle et s’oppose au droit qu’a le propriétaire de vendre ses biens, même très cher.

Osons dire plus. Interrogeons-nous sur nos besoins. A-t-on besoin ? Interrogeons-nous aussi sur nos motivations. En tapant sur Google, nous avons potentiellement accès à tous les films, à toutes les musiques. A quoi cela sert-il d’avoir tant de possibilités ? Ne nourrit-on pas une toute-puissance ? Ou, un besoin démesuré de sécurité ?

De plus, nous rétrécissons notre conscience morale : pas vu, pas pris. Qui oserait télécharger si l’autre le voyait ?

Petit vol ? D’abord, cela va contre l’un des dix commandements. Ensuite, qui vole un œuf vole un bœuf. Quels sont les critères ? Il y a continuité entre petit et grand vol. Si un jour, je me suis permis de me mettre au-dessus de la loi, pourquoi pas demain ?

b) Les multiples justifications

« Que je paye ou non le billet de train, celui-ci partira. Donc, je ne vole personne ». De fait, combien de fois ai-je vu le TGV Bordeaux-Paris à moitié vide.

« Je ne vole pas, je resquille ». Le mirage des mots… Changer de mots ne change pas de maux.

« L’eau appartient à tout le monde. Je peux donc me brancher sur le réseau communal sans le dire ».

« L’Etat nous vole assez par ailleurs. Sans parler de ses lois iniques ».

« J’ai payé mes impôts à la mairie, donc je peux prendre ces cyprès qui viennent d’être plantés devant l’hôtel de Ville ».

Dans le cas du téléchargement :

« C’est la famille (je ne parle pas de la famille nucléaire). C’est un ami, donc c’est un peu moi ». Sous-entendu :

« Ce qui n’est pas interdit est permis ».

« Certains pays autorisent le téléchargement ».

« Je n’ai rien téléchargé, c’est quelqu’un qui me l’a donné ».

« Je ne télécharge pas, je me contente de regarder, c’est en accès libre ».

« Pourquoi être légaliste sur ce dimanche ? »

« Tout le monde le fait ; on a toujours fait comme cela ; depuis que je suis né ».

« C’est trop cher ».

« Nulle part sur le site, il est dit que c’est interdit. Les producteurs de Games of Thrones ferment les yeux, ils laissent faire. Ne soyons pas plus royalistes que le roi ».

« Je ne télécharge pas, je fais seulement du streaming ».

« Ce n’est pas moi, c’est mon copain qui a chargé la musique sur mon mp3. Je ne sais pas d’où cela vient ».

« C’est pas grave ! Je ne volerai jamais un smartphone ou un DVD dans une grande surface ».

« Un jour, quand j’aurai du travail, je me paierai tout cela. En attendant… »

c) Le devoir de restitution

Et cela nous amène à dire que l’acte normal de réparation du vol est la restitution. Comme la compassion, le regret n’est humanisant que si, efficace, il passe à l’acte. Le père Finet raconte qu’au cours d’une retraite, après qu’il a parlé de l’importance de la restitution, une retraitante vint le voir : « Père, tout ce que j’ai sur moi je l’ai volé dans un Prisunic ! Il faut donc que je le restitue !

– Oui, sans doute, mais après que vous aurez quitté mon bureau ! »

Bien évidemment, la restitution concerne l’ayant droit, sinon le dû n’est pas rendu, l’égalité non rétablie ; le droit demeure lésé. Concrètement cela signifie qu’un logiciel piraté doit être acheté, un livre emprunté rendu dans les délais… Encore une fois ce que nous exprimons là en termes normatifs transcrit sous forme impérative le respect des personnes que chacun attend pour soi.

d) Jouissance de la transgression, signe du péché originel

L’épisode fameux du vol des poires, rapporté par saint Augustin dans les Confessions de manière brève et dense, se termine par ce fin constat : « Si nous en mangeâmes un peu, tout notre plaisir vint de ce que cela nous était défendu [2] ». Autrement dit, le motif premier n’est pas le plaisir, la concupiscence, mais celui de transgresser.

Or, cette jouissance est-elle un signe du péché originel ? La description de cet acte au total anodin engage toutes les composantes du péché originel,

 

« récapitule en elle toutes les caractéristiques et toutes les figures du péché originel. Le vol des poires est tour à tour : désir d’être comme Dieu, surgissement du néant, contamination et dégradation de tout l’ordre naturel, et engagement de toute l’humanité dans une solidarité universelle avec le péché d’Adam qui vient ainsi d’être réactualisé [3] ».

Pascal Ide

[1] Cf. André Piettre, Les chrétiens et le socialisme, Paris, Editions France-Empire, 1986, p. 24 et 25.

[2] S. Augustin, Confessions, L. II, iv, 9.

[3] Hugues Derycke, « Le vol des poires, parabole du péché originel », Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 88/3-4 (1987), p. 337-348, ici p. 345.

4.3.2020
 

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