Saint Augustin cite un passage peu connu des Proverbes pas moins de neuf fois dans toute son œuvre : « Si tu t’asseois pour manger à la table du Puissant, fais attention, comprends ce qui t’est servi et avance la main en sachant qu’il te faut préparer des choses pareilles » (Pr 23,1-2) [1]. Ne serait-ce pas parce qu’il articule les trois moments du don : réception, appropriation et donation ?
Partons d’un passage du commentaire de saint Jean où le Père africain cite ces versets sapientiaux :
« Quelle est ‘la table du Puissant’ si ce n’est celle où l’on prend le corps et le sang de celui qui a donné sa vie pour nous ? [voilà pour le premier moment] Et que signifie ‘s’y asseoir’ si ce n’est s’en approcher humblement ? Et que veut dire ‘faire attention’ et ‘comprendre ce qu’on t’a servi’ si ce n’est méditer comme il convient une si grande grâce ? [voilà pour le deuxième moment] et que veut dire ‘avancer la main en sachant qu’il te faut préparer des choses pareilles’ si ce n’est, comme je l’ai déjà dit, que ‘nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères comme le Christ a donné sa vie pour nous’ ? [voilà pour le troisième moment] [2] ».
D’abord, pour Saint Augustin, la « mensa potentis », « la table du Puissant », est identiquement l’Eucharistie : « Vous savez quelle est la table du Puissant : c’est là que se trouvent le corps et le sang du Christ [3] ». Or, la nutrition est l’opération végétative fondamentale, car réceptive. Si la nourriture est le don par excellence, celui qui est nécessaire pour la route, celui qu’il est nécessaire de recevoir, cela est a fortiori vrai de l’Eucharistie.
Ensuite, le mouvement pour s’asseoir (et pas seulement l’attitude assise) est un mouvement d’abaissement. Or, le propre de l’humilitas est de s’abaisser. La session (active) caractérise donc l’humilité : « Le fait de s’asseoir est un signe d’humilité [4] ». Par ailleurs, méditer permet l’intériorisation et donc l’appropriation, caractéristiques du deuxième moment du don.
Enfin, Augustin affirme « qu’il te faut préparer des choses pareilles ». Or, les « choses pareilles » sont le don de soi. Confirmation en est offerte par les « bienheureux martyrs » qui sont l’illustration par excellence de cette attitude exemplaire, au sens propre du terme, qu’est l’offrande de soi. En effet, ils donnent leur vie non pas simplement par imitation du Seigneur, mais après s’être approchés « de la table du Seigneur » et avoir été transformés par cette nourriture. Voilà pourquoi ils ont agi avec un « amour brûlant [ardenti dilectione] » et ils ont pu vivre l’extrême de l’amour, accomplirent la charité dont le Seigneur a dit qu’il ne peut y en avoir de plus grande [impleuerunt ipsi caritatem qua Dominus dixit non posse esse maiorem] [5] ». De fait, ce passage des Proverbes est singulièrement cité dans les interventions d’Augustin sur les martyrs.
Une nouvelle fois, nous pouvons observer que la pensée du grand converti est intimement et secrètement structurée par la dynamique triadique du don.
Pascal Ide
[1] Cf. Suzanne Poque, « L’exégèse augustinienne de Proverbes 23,1-2 », Revue bénédictine, 78 (1968) n° 1-2, p. 117-127. Traite de l’interprétation allégorique de ces versets, de son originalité et de ses sources.
[2] S. Augustin, Tr. 84, 1, Homélies sur l’Évangile de saint Jean, trad. Marie-François Berrouard, coll. « Bibliothèque augustinienne » n° 74 B, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1998, p. 117-119.
[3] Saint Augustin, Tr. 47, 2, Homélies sur l’Évangile de saint Jean, trad. Marie-François Berrouard, coll. « Bibliothèque augustinienne » n° 73 B, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1989, p. 123.
[4] Saint Augustin, Sermo, 28 A, 4, découvert dans le Sermonnaire de Mayence et publié par François Dolbeau, dans Revue bénédictine, 101 (1991), p. 251-256, ici p. 254. Cf., dans le même sens Ennaratio in Psalmos 126,5 ; Sermo, 179, 3.
[5] Saint Augustin, Tr. 84, 1, Ibid., p. 119-121.