Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, dont nous fêtons aujourd’hui le 150e anniversaire de la naissance (le 2 janvier 1873), se représente volontiers la dynamique du don à partir du mouvement local – la plus fameuse étant celle de la descente.
Cette riche symbolisation spatiale suscite plusieurs questions : quelles directions convoque-t-elle préférentiellement ? Hiérarchise-t-elle la distinction haut-bas, c’est-à-dire les mouvements de montée et de descente (que l’on songe aux fameuses métaphores de l’ascenseur et de l’escalier), vis-à-vis du mouvement intérieur d’approfondissement si cher à la tradition carmélitaine (que l’on pense, ici, à l’image du château intérieur chez sainte Thérèse d’Avila ou à celle du noyau de l’âme chez sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix) ? Quelle place donner à la largeur, à l’extension horizontale ? Notre brève détermination ne prétend pas à plus qu’un premier repérage. Pour un travail systématique, il aurait fallu visiter toutes les occurrences des termes comme s’abaisser. Quoi qu’il en soit, cette topographie de la charité épouse la dynamique ternaire du don (réception du don originaire ; appropriation du don intériorisé ; donation du don communiqué) [1].
1) La descente ou la donation originaire
a) Énoncé
Pour Thérèse, avant tout, « le propre de l’amour est de s’abaisser [2] ». Cette phrase, l’une des premières du Manuscrit A est comme programmatique de sa vision théologique [3]. Cette lumière originale établit une corrélation entre le dynamisme de l’amour et le mouvement d’abaissement. Ce mouvement est plus qu’une image, il est un symbole qui conduit au concept. « La dynamique de la christologie thérésienne – explique le père carme François-Marie Lethel – est toujours celle de l’Amour dont le propre est de s’abaisser en se faisant toujours plus pauvre et plus petit [4] ».
b) Exposé
Précisément, l’abaissement signifie la générosité de l’amour qui donne, le diffusivum sui du Bien. Thérèse établit cette connexion (l’exil étant la sortie et la descente) dès le tout début de sa toute première poésie : « Mon doux Jésus, sur le sein de ta Mère / Tu m’apparais, tout rayonnant d’Amour. / L’Amour, voilà l’ineffable mystère / Qui t’exila du Céleste séjour [5] ».
Si l’origine de l’abaissement est l’amour rayonnant de Dieu, sa finalité, sa destination est l’âme aimée à sauver : « parce que j’étais petite et faible, il s’abaissait vers moi [6] ». Thérèse désigne cette destination par un terme encore plus fort, à savoir le néant : « pour que l’Amour soit pleinement satisfait, il faut qu’Il s’abaisse, qu’il s’abaisse jusqu’au néant [7] ». Or, ce néant n’est bien entendu pas le non-être, le rien de je ne sais quel abîme sans fond, c’est la créature. En effet, en comparaison à l’égard du tout ou de l’infini, le fini apparaît comme un rien ; or, Dieu est tout, infini et parfait face à la créature finie et imparfaite ; voilà pourquoi, en comparaison, elle peut dire que la créature est néant. Thérèse ne dit-elle pas qu’il faut « perdre ton petit rien dans son infini tout [8] ».
c) Détail du mouvement d’abaissement
Cette descente est bien évidemment décrite dans la première partie de l’hymne aux Philippiens (cf. Ph 2,6-8).
En effet, le mouvement d’abaissement s’inaugure à l’Incarnation et est visibilisé à la crèche : « Le Dieu dont la toute-puissance / Arrête le flot qui mugit / Empruntant les traits de l’enfance / Veut devenir faible et petit [9] ». Il se poursuit à la Croix. Enfin il se continue dans la présence eucharistique notamment dans le tabernacle. « Mon Ciel, il est caché dans la petite Hostie [10] ».
d) Confirmation dans la vie de Thérèse
Thérèse vit elle-même de ce mouvement d’abaissement. Jusque lorsqu’elle se baisse toujours plus vers les ruines du Colisée pour trouver la voie étroite qui va lui permettre de rejoindre l’arène. On sait combien Thérèse est attirée par le personnage de l’Evangile qu’est Madeleine ; or, un moment, elle dit : « comme Madeleine se baissant toujours auprès du tombeau vide finit par trouver ce qu’elle cherchait [11] ».
e) Conséquence
La conséquence en est qu’il faut donc devenir petit. En effet, Thérèse part toujours de Dieu. Elle se demande donc comment s’adapter à Dieu qui descend vers l’humanité. Pas seulement être réceptif, mais petit. Thérèse l’exprime en s’aidant de multiples métaphores : la haute montagne et le grain de sable, etc. Prenons le symbole de la « goutte de rosée » qui apparaît, pour la première fois, dans les lettres 141 à 143 à Céline (Thérèse a vingt ans). La goutte est moins que le fleuve et même que le ruisseau ; mais son avantage est qu’elle est cachée et surtout qu’elle assez petite pour être contenue par Jésus :
« Ne t’arrête pas à considérer le cours des fleuves retentissants qui font l’admiration des créatures. N’envie même pas le clair ruisseau qui serpente dans la prairie. […] Le calice de la fleur des champs [Jésus] ne saurait le contenir. Il ne peut être pour Jésus seul. Pour être à Lui il faut être petit, petit comme une goutte de rosée [12] ».
Or, la sainte de Lisieux prépare ainsi le mouvement de remontée : « l’astre divin en regardant sa goutte de rosée l’attirera vers Lui, elle montera comme une légère vapeur et ira se fixer pour l’éternité au sein du foyer brûlant de l’Amour incréé, et toujours elle sera unie à Lui [13] ».
A noter que si ce mouvement d’ascension est passif dans la métaphore (c’est là le point de défaillance), il est actif dans la vie de Thérèse.
2) L’appropriation du don ou la descente en son cœur
Il est insuffisant d’expliquer la dynamique thérésienne en convoquant seulement l’initiative de l’amour gratuit de Dieu. Cette descente doit être complétée par un acte humain. Or, celui-ci peut être aussi symbolisé par une géographie spirituelle :
« Où trouver la vraie Thérèse – interroge le Père Combes – ? […] La vie n’est pas un mouvement physique dont il suffirait de connaître quelques points significatifs pour pouvoir en retracer la courbe exacte. C’est un processus extraordinairement complexe dont chaque phase est constituée […] par l’intersection […] de la liberté de l’âme et de la liberté de Dieu [14] ».
a) Intériorisation
Pour décrire spatialement le don à soi, il convient d’abandonner la symbolique montée-descente et emprunter celle de l’approfondissement, de l’intériorisation.
Paradoxalement, Thérèse peut aussi employer le mot de descente pour décrire cette appropriation. Cela pourrait même poser un problème : il semble en effet s’agir d’une imitation du mouvement de Jésus ; or, imiter Jésus, c’est déjà être dans la fécondité de sa rédemption, donc dans la dynamique du don de soi.
En fait, ici Thérèse corrèle abaissement et intériorisation : « M’abaissant jusque dans les profondeurs de mon néant [15]« Cette descente n’est pas une générosité, elle est une venue à la rencontre de celui qui est descendu au plus profond de nous. Cela apparaît clairement dans la manière dont Thérèse explique l’épisode de Zachée à Céline : « comme Zachée nous sommes montés sur un arbre pour voir Jésus ». Or, voilà que Jésus dit : « Hâtez de vous descendre, il faut que je loge aujourd’hui chez vous ». Eh quoi ! Jésus nous dit de descendre […] Où faut-il descendre ? » Thérèse trouve la réponse en faisant appel à une autre passage de l’Evangile : « moi je n’ai pas pierre où reposer la tête ». D’où l’explication : « Voilà où nous devons descendre afin de pouvoir servir de demeure à Jésus. Etre si pauvre que nous n’ayons pas où reposer la tête. […] Il s’agit de l’intérieur [16] ».
En effet, l’amour de Dieu n’est pas seulement haut, il est aussi profond : « Votre amour m’a prévenue dès mon enfance, il a grandi avec moi, et maintenant c’est un abîme dont je ne puis sonder la profondeur [17] ».
b) Transformation
Or, Jésus descend en nous pour nous transformer et nous changer en lui. Poursuivons la phrase capitale dont nous n’avons noté ci-dessus que le début : « pour que l’Amour soit pleinement satisfait, il faut qu’Il s’abaisse, qu’il s’abaisse jusqu’au néant et qu’il transforme en feu ce néant [18] ». Le but de Dieu n’est certainement pas de combler le néant de la créature, mais de l’ennoblir par un feu nouveau. Or, ce feu symbolise l’amour. Il transforme donc la créature en amour rayonnant : il faudrait aller étudier les occurrences de ce mot, assez rare chez elle, plus marquée par les métaphores agrestes ou cosmiques (comme l’eau ou le vent).
D’où le troisième temps, étroitement corrélé au deuxième :
3) La remontée ou l’offrande totale de soi à Dieu
a) Exposé
La conséquence de la descente et de son appropriation est la remontée de la créature vers Dieu – ce que la théologie appelle le reditus (« retour »). Mais cette remontée ne suit pas seulement la descente, elle suppose aussi l’appropriation, donc le passage transformant dans le néant de la créature : « M’abaissant jusque dans les profondeurs de mon néant, je m’élevai si haut que je pus atteindre mon but », dit-elle dans un passage clé du Manuscrit B [19].
La dynamique thérésienne « ne va pas de bas en haut – observe le père Combes. Il irait plutôt de haut en bas. En réalité, il va de haut en haut, en passant rapidement vers le bas [20] ». On ne peut mieux dire spatialement les trois moments du don.
La cause de ce mouvement est bien entendu Dieu. D’abord comme cause finale : Thérèse est attirée par Dieu, la « Miséricorde qui s’élève jusqu’aux Cieux [21] ». Ensuite comme cause exemplaire : Thérèse suit Jésus qui monte vers le Ciel, dans le mystère de l’Ascension : « Puisque Jésus est remonté au Ciel, je ne puis le suivre qu’aux traces qu’Il a laissées, mais que ces traces sont lumineuses, qu’elles sont embaumées [22]! » Enfin comme cause efficiente : en effet, « l’ascenseur qui doit l’élever jusqu’au Ciel [23]« , ce sont les bras de Jésus.
Ajoutons qu’il serait riche de sens de s’interroger sur une loi d’attirance qui expliquerait tant la descente de Jésus dans l’âme qui l’accueille que la remontée de Thérèse vers Jésus qui l’attire. Cette loi est exprimée dans la parole du Cantique (1,3.4) que Thérèse reprend avec prédilection : « Attirez-moi, nous courrons à l’odeur de vos parfums ». [24]
b) Moyens
Les moyens intérieurs sont les vertus théologales, en particulier les deux signalées par les derniers mots du Manuscrit C : « s’élever à Lui par la confiance et l’amour [25] » ; et les vertus évangéliques : devenir pauvre et petit et « le devenir de plus en plus [26] ».
Bien évidemment, Dieu est non seulement le terme, mais aussi le chemin. L’ascenseur, on l’a dit, c’est Jésus.
C’est ici que trouve notamment sa place la Vierge Marie : « Je veux voler dans les bras de Marie, me reposer sur ce trône de choix [27] ».
c) La relation entre le retour vers Dieu et l’amour des frères
1’) Explication insuffisante
Il se pose ici l’éternelle question du double mouvement de reditus et de surabondance. La dynamique verticale suffit-elle ou faut-il maintenant introduire une dynamique horizontale de rassemblement [28] ? Mais Thérèse ne donne-t-elle pas une précieuse indication lorsqu’elle dit : « En m’attirant, attirez les âmes que j’aime. O Jésus […] cette simple parole ‘attirez-moi’ suffit [29] ». Or, l’attirance est le mouvement vertical. C’est donc qu’il est suggéré que la charité fraternelle est assumée dans le mouvement de retour.
Mais il se pose alors un problème : serait-ce dont que l’amour de Thérèse pour autrui précède ce retour et en quelque sorte suit une dynamique horizontale avant d’être assumé dans la dynamique verticale ? Il ne s’agit pas de dire que Thérèse aimerait autrui d’un amour seulement humain qui serait divinisé par son reditus, mais que l’amour fraternel resterait extérieur à la dynamique principale, comme si le mouvement horizontal se contentait de croiser. Cela est d’autant plus choquant que tout vient de Dieu.
2’) Autre explication
Il faut faire appel à une autre explication, en l’occurrence, à la notion de surabondance. Un mot doit nous éclairer : celui de dette, mais de dette amoureuse. Dans un poème, Thérèse parle de retour, mais en l’inscrivant dans la dynamique générale du don :
« Seigneur, tu m’as choisie dès ma plus tendre enfance.
Et je puis appeler l’œuvre de ton amour
Je voudrais, o mon Dieu ! Dans ma reconnaissance
Oh ! Je voudrais pouvoir te payer de retour [30] ».
L’amour de Jésus reste premier et c’est dans cet amour que Thérèse aime l’Église et le monde. Comment l’intégrer dans la dynamique du don symbolisée par la descente et la remontée ?
4) Conclusion
Pour unifier les amours, ne faut-il pas faire ici appel à la loi d’attraction de l’amour (« L’amour qui attire l’amour [31] ») dont il était question ci-dessus ? De plus, il serait précieux de convoquer l’une des lois de la métaphysique de l’amour : l’intégration de la cascade dans la boucle.
Un tout prochain texte : « Du don reçu au don offert chez la « petite » Thérèse » complètera cette analyse en la confirmant.
Pascal Ide
[1] L’on pourra compléter cette brève étude par celle, autrement plus ample qui convoque aussi cette géographie amative : « La théo-logique du don chez Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus ».
[2] Ms A, 2 v°, Sainte Thérèse de L’enfant-Jésus et de la Sainte-Face, Œuvres complètes (Textes et dernières paroles), éd. Jacques Longchampt, Paris, Le Cerf/DDB, 1992, p. 72.
[3] Cf. Naji Khalil, Le propre de l’Amour est de s’abaisser. Introduction à l’enseignement doctrinal de Thérèse de Lisieux, Doctorat de théologie à l’Université S. Thomas, Rome, 1999. L’auteur souligne à juste titre le primat de la symbolique verticale et sa dynamique descendante. Sans rien dire des malencontreux « copier-coller », le texte demeure faible, souvent répétitif. Sur le fond, je soulignerai trois points : la distinction entre premier et deuxième temps du mouvement vertical me semble artificielle ; si le mouvement vertical est paradigmatique, le mouvement horizontal doit lui être réintégré ; la distinction entre vertical et horizontal aurait gagnée à être interprétée comme celle de la visée christologique et de la visée ecclésiologique.
[4] François-Marie Léthel, L’Amour de Jésus. La christologie de Thérèse de l’Enfant-Jésus, coll. « Jésus et Jésus-Christ », Paris, Desclée, 1997, p. 180.
[5] PN 1, 1, p. 635.
[6] Ms A, 49 r°, p. 149.
[7] Ms B, 3 v°, p. 227.
[8] LT 109, p. 415.
[9] PN 13, 11, p. 661.
[10] PN 32, 3, p. 715.
[11] Ms B, 3 r°, p. 225.
[12] LT 144, p. 468. « La petite goutte de rosée s’enfonce plus avant dans le calice de la fleur des champs ». (LT 143, p. 467)
[13] LT 141, p. 461.
[14] André Combes, Introduction à la spiritualité de Thérèse de l’Enfant-Jésus, Paris, Vrin, 1948, p. 484. Réédité : coll. « Carmel vivant », Toulouse, Éd. du Carmel, 2022.
[15] Ms B, 3 v°, p. 225.
[16] LT 137, p. 452.
[17] Ms C, 35 r°, p. 282.
[18] Ms B, 3 v°, p. 227.
[19] Ms B, 3 v°, p. 225.
[20] André Combes, Sainte Thérèse. Contemplation et apostolat, patronne de la mission en France, Paris, Bonne Presse, 1949, p. 131.
[21] Ms A, 84 r°, p. 212.
[22] Ms C, 36 v°, p. 284-285.
[23] Ms C, 3 r°, p. 238.
[24] Cf. Ms C, 34 r°, p. 281.
[25] Ms C, 36 v° et 37 r°, p. 285.
[26] Ms C, 3 r°, p. 238.
[27] PN 33,2, p. 716.
[28] Comme le suggère Naji Khalil, Le propre de l’Amour est de s’abaisser. Introduction à l’enseignement doctrinal de Thérèse de Lisieux, Doctorat de théologie à l’Université S. Thomas, Rome, 1999, notamment p. 185-187.
[29] Ms C, 34 r°, p. 281.
[30] PN 53, 1, p. 748.
[31] Ms C, 35 r°, p. 282.