La symbiose de l’homme et de la nature selon Michel Serres

Dans une réflexion stimulante et, à l’époque, audacieuse, Michel Serres propose de critiquer la relation cartésienne de l’homme à la nature et de penser une nouvelle relation à partir du contrat et celui-ci à partir de la symbiose. En effet, celle-ci se définit par le mutualisme, c’est-à-dire par une relation horizontale de don réciproque. Or, la maîtrise et la domination, dont parle Le discours de la méthode, est une relation verticale où l’homme ne se contente pas de recevoir, mais prend ce que la nature lui donne. Dans le lexique de l’entraide, c’est une relation de parasitage.

 

« Retour donc à la nature ! Cela signifie : au contrat exclusivement social ajouter la passation d’un contrat naturel de symbiose et de réciprocité où notre rapport aux choses laisserait maîtrise et possession pour l’écoute admirative, la réciprocité, la contemplation et le respect, où la connaissance ne supposerait plus la propriété ni l’action la maîtrise, ni celle-ci leurs résultats ou conditions stercoraires. Contrat d’armistice dans la guerre objective, contrat de symbiose : le symbiote admet le droit de l’hôte, alors que le parasite – notre statut actuel condamne à mort celui qu’il pille et qu’il habite sans prendre conscience qu’à terme il se condamne lui-même à disparaître. Le parasite prend tout et ne donne rien ; l’hôte donne tout et ne prend rien. Le droit de maîtrise et de propriété se réduit au parasitisme. Au contraire, le doit de symbiose se définit par la responsabilité : autant la nature donne à l’homme, autant celui-ci doit rendre à celle-là, devenue sujet de droit. Que rendons-nous, par exemple, aux objets de notre science, à qui nous prenons la connaissance ? Alors que le cultivateur, autrefois, rendait en beauté, par son entretien, ce qu’il devait à la terre, à qui son travail arrachait quelques fruits. Que devons-nous rendre au monde [1] ? »

 

Que penser de la proposition du philosophe académicien ?

Je suis en accord sur trois points. Primo, la relation à la nature est réciproque. Secundo, cette relation doit être pensée en termes d’échanges de donations et de réceptions. Tertio, il est heureux de décliner cette réciprocité comme « admiration », « contemplation et respect », c’est-à-dire à partir des quatre transcendantaux, le beau, le vrai, le bien et, implicitement, l’unité qui est alliance [2].

En revanche, il manque deux choses à cette vision fondée sur la connexion réciproque. Primo et avant tout, il manque la hiérarchie entre l’homme et la nature qui n’est que matérielle. Autrement dit, il est impossible de se passer d’un minimum de différence qui est aussi une verticalité. Un signe parmi d’autres, mais un signe d’importance de cette supériorité essentielle de l’homme : le langage [3]. En effet, même le singe anthropoïde le plus délié demeure muet ; en revanche, la parole exprime admirablement la spécificité de l’esprit incarné qu’est l’homme : ni voué au silence comme la bête [4], ni voué à la communication de concepts comme l’ange.

Secundo, il manque au modèle serrien le retour de la nature qui recevra de l’homme ce que celui-ci lui a retourné. En effet, le modèle bi-unitaire qui est celui de la réciprocité symbiotique est rythmé selon les quatre temps : donner, recevoir, donner en retour et recevoir en retour. Or, autant Serres souligne la pulsation par laquelle l’homme reçoit avec humilité et donne en écho avec gratitude, autant il n’interroge pas la manière dont la nature qui prend l’initiative généreuse de donner répond dans un accueil vulnérable [5].

Enfin, je ne peux me résoudre à parler d’un modèle contractuel. Parce que celui-ci introduit subrepticement un droit. Or, d’une part, n’est sujet de droit que l’être d’esprit et de liberté, d’autre part, il suffit que l’homme équilibre son droit sur la nature par un devoir en retour qui est de respect et, plus de soin pour que soit conjurée l’identification indue que les biocentristes et les écocentristes opèrent entre supériorité et domination. Toujours la maîtrise dont parle Gn 1,28 doit être complétée et équilibrée par la non-violence dont traitent les deux versets suivants (l’homme végétarien), et par la culture et le soin que souligne le second récit de la création (cf. Gn 2,15). Sans entrer dans le détail du débat, disons que ce refus idéologique de toute transcendance de l’homme sur la nature s’inscrit dans deux débats plus larges : métaphysique, qui récuse aussi l’existence même du Dieu des monothéismes abrahamiques au nom de sa transcendance ; éthique (pédagogique et sociologique), qui suspecte la paternité et l’autorité de paternalisme et d’autoritarisme, donc potentiellement d’emprise. Seule la vision chrétienne de la puissance qui, dans l’amour, l’interprète (et la convertit) en diaconie (puissance de servir) et koinonia (communion) permet de répondre sur le fond du problème sans rien abandonner de la primauté ontologique de Dieu (sur la créature), de l’homme (sur la nature), de l’esprit (sur la matière), de la paternité (sur la filialité). Au contrat, je préfère l’alliance qui dit à la fois la communion et l’asymétrie [6].

Pascal Ide

[1] Michel Serres, Le contrat naturel, Paris, Françoise Bourin, 1990, coll. « Champ » n° 241, Paris, Flammarion, 1992, p. 67-68.

[2] Nous avons tenté d’articuler les quatre sens de la nature à partir des quatre transcendantaux dans Pascal Ide, Les quatre sens de la nature. De l’émerveillement à l’espérance. Pour une écologie enracinée dans la grande histoire de la création, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2020, p. 27, 53, 61 s, 107, 299, etc. Cf. chap. 12. Cf., surtout, site pascalide.fr : « Une autre interprétation des transcendantaux ».

[3] Telle est l’intuition centrale d’un philosophe catholique quasi-inconnu en France, Ferdinand Ebner pour qui l’homme est avant tout « un être parlant [ein sprechendes Wesen] », « celui qui a la parole [Wort haben] ». Voici ce que le dia-logicien allemand écrit dans son journal : « Toute la grâce de l’être est dans la parole – tout ce qu’il est, est par le moyen de la parole » (30 mars 1921, Das Wort ist der Weg. Aus den Tagebüchern, éd. Hildegard Jone, Wien, Thomas Morus Presse im Herder, p. 96) ; « Créé par le miracle de la parole,afferrato par le miracle de la parole – ainsi vit l’homme. En cette idée, je trouve ma pensée, en cette idée,je trouve ma vie et le soutien de ma vie » (11 février 1923, Schriften II. Notizen, Tagebücher, Lebenserinnerungen, Franz Seyr éd., München, Kösel, 1963, p. 1000).

[4] Telle est la vérité du titre de l’ouvrage d’Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998 (coll. « Points. Essais » n° 701, Paris, Seuil, 2013), même si l’auteur l’emploie en son sens objectif (le silence imposé aux bêtes par l’homme) et nous en son sens subjectif (le silence caractéristique de la bête).

[5] Sur les quatre temps du don (auquel je joins donc quatre vertus : générosité chaste, humilité, gratitude et vulnérabilité), cf. Pascal Ide, Bénédite de Peyrelongue, Anouk Grévin et Jean-Dider Monneyron, Recevoir pour donner, Paris, Nouvelle Cité, 2021, chap. 1 et 2.

[6] Cf. Philippe Capelle-Dumont, Le principe alliance. Tome 1. Phénoménologie de l’alliance, coll. « Le Bel Aujourd’hui », Paris, Hermann, 2021.

27.12.2021
 

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