« … puisque c’est le Fils qui, dans ce plan du salut, aura à souffrir pour justifier que ce monde – même coupable – puisse être finalement jugé très bon, puisque c’est lui qui aura à en porter le poids comme un Atlas spirituel, il ne suffit pas de supposer qu’il acquiesce à la proposition du Père, mais il faut admettre que la proposition procède originairement de lui, que lui-même s’offre au Père pour soutenir et sauver l’œuvre de la création. Et il me semble que cette proposition du Fils atteint le cœur du Père – humainement parlant plus profondément que même le péché du monde ne pourra l’atteindre, qu’elle ouvre en Dieu une blessure d’amour dès avant la création – à moins de dire qu’elle est le signe et l’expression de cette blessure toujours ouverte au sein de la vie trinitaire, blessure identique à la procession et à la circumincession des personnes divines dans leur béatitude parfaite [1] ».
« En ceci […] réside peut-être la différence essentielle entre le christianisme et les autres religions : Dieu, dans le christianisme, n’est pas un objet statique, pas même une personne, mais une activité vibrante et dynamique, une vie, presque une sorte de drame [2] ».
« Il y a peut-être une angoisse, une aliénation, une crucifixion de l’acte créateur [3] ».
Henri de Lubac dit qu’« un mot […] définit la théologie de Balthasar : c’est une spiritualité du Samedi Saint [4] ». Je pense que cette affirmation souvent reprise ne dit que partiellement non seulement mais le cœur même de sa sotériologie balthasarienne.
Le développement de loin le plus ample et, de surcroît, le plus achevé que Balthasar consacre à la doctrine du salut couvre rien moins que la totalité du quatrième volume de la Theodramatik (DD, III [5]). Si ce tome ressemble fort au traité classique de sotériologie, il est envisagé du point de vue totalement neuf que constitue la dramatique ; autrement dit, il propose une dramatique du salut. Or, la nouveauté d’objectum formale apportée par le théologien suisse s’éclaire grâce à la manière originale dont il conçoit le don.
Nous nous centrerons le passage central, en l’occurrence deux textes séparés de quelques pages : « Trinité immanente et Trinité économique » (TD, p. 297-305 ; DD, p. 295-304) et « L’essence de la substitution » (TD, p. 309-315 ; DD, p. 308-314), qu’il convient de resituer dans leur contexte qu’est l’ensemble du volume de L’action. Il s’agit d’une note préparatoire à la thèse sur Balthasar rédigée dans les années 2000.
1) Le contexte
a) Le contexte général
L’étude de l’action dramatique se distribue en trois parties précédées par une longue introduction qui, « sous le signe [du livre] de l’Apocalypse », brosse l’affrontement de la liberté finie à la liberté infinie de Dieu (I) [6]. Ces trois parties, à l’articulation aussi claire que rigoureuse [7], étudient respectivement l’action de l’homme (II), l’action de Dieu (III) et leurs relations concrètes, historiques (IV). La seconde partie consacrée à l’action divine, constitue le cœur de ce tome, tant par son topos, central, que par son contenu. La troisième partie en tire les conséquences. La première partie, quant à elle, y conduit : elle envisage l’action de l’homme non pour elle-même – ce qui serait l’objet d’une éthique, absente de toute la Trilogie, singulièrement de la Dramatique divine – mais en sa relation avec le salut, puisque tel est l’enjeu, su ou insu, de toute l’histoire humaine ; or, si l’homme est pécheur par sa propre initiative, il n’est sauvé que par celle de Dieu, ce qui constitue le caractère essentiellement pathétique de l’existence humaine : « c’est un pathos tout autre [que l’humain] qui doit intervenir dans le drame [humain], celui de Dieu qui lui-même entre en scène » (p. 179), en l’occurrence par son Incarnation rédemptrice.
Si le Dieu-Trinité doit lui-même intervenir, c’est-à-dire agir (III. « L’action dans le pathos de Dieu »), il n’annule pas toute initiative de la liberté humaine. Balthasar montre d’abord en quoi peut consister le salut avant la venue du Christ (À.), autant pour Israël (2.) que pour la religiosité pré-chrétienne (3.). Puis il considère la rédemption apportée par le Sauveur. Pour ce, il procède en trois temps : 1’) en premier lieu, il recueille l’enseignement de l’Écriture Sainte en matière de salut (B. 1.) ; 2’) en second lieu, il analyse comment les différentes élaborations au cours de l’histoire ont rendu compte de ce que dit l’Écriture du salut (B. 2.) ; 3’) enfin, il propose sa propre synthèse théologique (C.). Arrivés à ce dernier point, nous sommes à pied d’œuvre. Mais comme, en sa propre élaboration (C.), Balthasar se met avant tout à l’écoute de la Parole de Dieu (B. 1.) et que c’est à partir de celle-ci qu’il assume, de manière critique et intégratrice, les principaux acquis théologiques (B. 2.), il nous faut brièvement résumer la sotériologie néotestamentaire.
b) La sotériologie néotestamentaire
Balthasar synthétise l’enseignement du Nouveau Testament sur le salut en cinq points (p. 216-218), « qui sont les données essentielles de l’Écriture et que toute réflexion ecclésiale doit prendre en considération » (p. 293 : le théologien y propose un résumé en un paragraphe) : 1. la livraison du Père par le Fils ; 2. l’« échange » entre le Christ et le pécheur, autrement dit la substitution ; 3. la libération du péché ; 4. l’entrée dans la vie trinitaire ; 5. la totalité vue comme initiative d’amour du Père.
Les deux premiers éléments considèrent la source de la Rédemption : 1. en Dieu même, dans la relation du Père au Fils ; 2. dans la relation du Fils aux hommes. Les deux éléments suivants en considèrent les effets : 3. en « négatif » (p. 217), à savoir le rachat du péché ; 4. en positif, à savoir le don de la vie divine. 5. Le cinquième élément, enfin, adopte à nouveau la perspective causale afin de montrer que la source de l’ensemble est la mise en œuvre du libre amour divin. A qui se demande si le cinquième thème n’est pas redondant avec le premier, on peut répondre que celui-ci regarde le fait de l’origine trinitaire du salut (la livraison du Fils par le Père), alors que celui-ci en fournit la cause, à savoir l’amour. La sotériologie luthérienne illustre d’ailleurs la différence existant entre ces deux thèmes, puisqu’elle introduit la tradition du Père avec la dernière rigueur mais semble oublier son amour. A qui se demande pourquoi Balthasar semble contrevenir aux règles de la mise en ordre logique, nous renvoyons à la conclusion de cette partie.
Dès ce premier exposé, qui décide de tous les développements ultérieurs de la troisième partie, la logique de la réconciliation s’éclaire intégralement à partir de celle du don. Le salut n’est-il pas un don d’amour absolument désintéressé ? Le simple repérage matériel suffit pour attester que la thématique du don est omniprésente et centrale (les soulignements sont de moi, sauf deux qui sont signalés).
- Le premier élément envisage la vie trinitaire. Voici comment Balthasar débute le paragraphe : « La réconciliation opérée par Dieu avec le monde suppose la ‘donation’« (Dahingabe) [8] par Dieu de « son propre Fils pour nous tous’ : cet acte est celui par lequel en définitive il nous ‘donne (schenkt) tout’ (Rm 8,32 ; cf. aussi Jn 3,16). Jésus est donc d’abord celui qui est ‘donné’ (Dahingegebene), ‘livré’ (Überlieferte : « transmis ») par Dieu (Mt 17,22 // ; 20,18s //, etc.) ». La suite souligne que le don de Jésus est libre : du point de vue du Père, comme Agneau « offert » (Opfer), il est « celui qui est donné (Dahingegebene) (Jn 1,29) » ; mais, de son point de vue de Fils, comme prêtre, il est « celui qui (se) donne (Dahingebende) (He 4,14s) » (p. 216 ; les citations bibliques ont été corrigées par le français). Dans la présentation très succincte ouvrant la « Sotériologie dramatique » (C), il est parlé de « la donation (Dahingabe) du Fils par Dieu le Père » (p. 293).
- La centralité du don se vérifie aussi du second élément. Il considère la relation du Fils au monde, relation qui est de substitution. Or, cet élément, dont on verra combien il est la pièce maîtresse de la sotériologie, est exposé à partir du don : « Le don (Hingabe) ‘pour nous’, commence Balthasar, va jusqu’à un véritable échange. Celui qui est livré (Preisgegebene) est identifié au ‘péché’ (2 Co 5,21) ; il est devenu ‘malédiction’ (Ga 3,13) » (p. 217. C’est moi qui souligne) Pour le théologien, l’échange, c’est-à-dire la substitution par laquelle le Christ s’identifie au pécheur, est l’effet, plus encore, la forme même du don de Dieu pour l’homme. On verra plus loin en quel sens.
- Enfin, le cinquième élément, qui envisage aussi la source de la réconciliation, l’identifie au don divin : en effet, « tout l’événement de la réconciliation est […] ramené au miséricordieux amour de Dieu (Liebe Gottes) [9] » qui est « le si grand [10] amour de Dieu (so grosse Liebe Gottes) pour le monde », amour qui pousse Dieu « à donner (gegeben) son Fils » ; et même, la colère de Dieu ou la justice divine qui sont aussi à l’origine de la rédemption, « tout découle de la source qui est à l’origine, c’est-à-dire de l’amour gratuit de Dieu ». (p. 218) Or, cet amour présente toutes les notes de la donation : la gratuité, la surabondance (« si grand »), le dépassement du mal (la miséricorde), puisque le pardon est forme supérieure du don.
Ce qui se vérifie de la source se vérifie aussi de l’effet propre du salut qui est double :
- La « libération » (autrement dit l’effet négatif) effectuée par l’événement de la réconciliation dit aussi le don. En effet, dans le Nouveau Testament, mais en relation avec l’Ancien, « l’instrument de la réconciliation est vu avant tout sous l’aspect du ‘sang’ » (He 9,22). Or, certes, le sang « indique la mort violente (He 9,15) » ; cependant, « plus exactement », il évoque « le don que l’on fait de sa vie (Lebenshingabe) (Jn 10), ce qui nous ramène au premier point » (p. 218) – premier point qui était la livraison, c’est-à-dire la donation, du Fils par le Père. On remarquera que, bien qu’il soit question de l’effet de la réconciliation qu’est la libération du péché, la donation dont il est traité se rapporte à nouveau plus à la cause qu’à l’effet. Il faudra attendre le dernier élément pour que celui-ci, à savoir l’homme, soit directement intéressé par le don.
- Enfin, l’effet positif de la réconciliation chez l’homme constitue lui-même un don. Cette réconciliation libère, c’est-à-dire qu’elle offre beaucoup plus que « le don en retour (Rückgabe) [11] de la liberté perdue », elle offre une liberté nouvelle ; or, « il n’y a dans le Nouveau Testament, pas d’autre liberté, sinon celle qui est donnée et vécue dans le Saint-Esprit » (p. 218). De plus, le « résultat » positif de la réconciliation divine n’est rien moins que la « filiation adoptive », « l’entrée dans la vie divine, trinitaire », qui sont autant de dons divins. Nous passons donc ici du donum au datum. Contre toute théorie de l’imputation forensique, Balthasar souligne l’efficacité métamorphosante (au sens étymologique du terme) de la réconciliation divine et donc la réalité effective du don divin en l’homme.
La thématique du don est donc omniprésente au plan du signifié comme au plan du signifiant.
Après avoir ainsi systématisé la sotériologie néotestamentaire, Balthasar propose un bref parcours des sotériologies au cours de l’histoire de la théologie occidentale (III.B.2.). Il pourra ainsi les évoquer dans sa synthèse sans entrer dans le détail. Surtout, selon sa perspective et sa méthode habituelle, il fera de ces différentes doctrines autant de rÉpoussoirs. En effet, la grille de lecture systématique organisée en cinq thèmes permet une évaluation de ces différentes doctrines du salut [12]. C’est ainsi que la doctrine patristique de l’admirabile commercium n’a pas assez honoré le premier thème, à savoir le don du Fils par le Père, la doctrine anselmienne de la satisfaction a minimisé le second thème, celui de l’échange, etc. Mais quelle que soit la diversité de ces failles, une carence commune frappe toutes les sotériologies élaborées dans le cours de l’histoire : ne pas avoir assez enraciné l’événement de la Croix dans la vie intratrinitaire. La conséquence en est qu’elles sont « insuffisamment dramatiques » (p. 294). Le manque du moment proprement trinitaire trace en plein le programme que se fixe Balthasar : « la doctrine de la Trinité est le présupposé (Voraussetzung) toujours contenu dans la staurologie » (p. 295).
2) La sotériologie dans son fondement immanent
Venons-en maintenant au cœur de la sotériologie balthasarienne qui est aussi le cœur de la dramatique divine – voire de la conception balthasarienne de la Trinité –, ainsi que lui-même en fait l’aveu au commencement de la sous-partie consacrée à la substitution : « L’exposé que nous venons de faire complète et achève les nombreux passages où il a été fait allusion à la Trinité dans les parties du volume II » (p. 308) [13]. Cette doctrine de la rédemption tient en deux thèses : 1. Le salut ne peut se comprendre qu’à partir du mystère des Personnes divines ; autrement dit, le drame économique est d’abord un drame immanent, un « ‘théodrame’ », comme le dit Balthasar non sans avoir placé ce terme audacieux entre guillemets (p. 294). 2. La dramatique salvifique doit s’interpréter comme une substitution car celle-ci est la seule catégorie à même de rendre compte de manière satisfaisante de l’engagement de la Trinité dans l’œuvre rédemptrice. Autant la première thèse concerne le fondement ou l’arrière-plan du mystère du salut, autant la seconde l’étudie dans son économie historique [14]. La première thèse développe notamment le premier et le cinquième points, la seconde développe le deuxième point relatif à « l’échange ». Balthasar laisse donc de côté, en ces passages, les troisième et quatrième traits constitutifs de l’enseignement scripturaire : en effet, ils concernent les résultats, les effets du salut en l’homme, non sa source ni sa nature (considérée du côté de sa cause) ici analysés.
Mais il faut encore affiner le propos. En effet, l’intention de Balthasar est d’expliquer avec grande précision la relation qui unit l’événement économique de la Croix et la vie immanente des Hypostases trinitaires. Or, toute relation comporte trois termes : les deux pôles en corrélation, (1) et (3), et la relation qui unit les deux pôles (2). Les deux pôles corrélés sont la Trinité immanente (1) et la Trinité économique (3).
Les deux thèses distinguées ci-dessus (et les paragraphes qui les abordent) recouvrent ces trois pôles dans un ordre différent qui explique la raison de la numérotation. La première thèse englobe le pôle immanent (1) et la nature de la relation (2) ; elle est abordée dans la sous-partie intitulée « Trinité immanente économique » (p. 295-304). La seconde thèse traite du pôle économique (3) et se trouve abordée dans la sous-partie intitulée « L’essence de la substitution » (p. 308-314).
Pour analyser avec rigueur la sous-partie concernant la première thèse, je numéroterai ses onze paragraphes (§).
a) Thèse (§ 1)
Balthasar énonce sa thèse dès la première phrase du premier paragraphe : « L’événement de la Croix ne peut être considéré que sur l’arrière-fond (Hintergrund) trinitaire » (p. 295) [15].
Une conséquence immédiate en est que le mystère du salut ne trouve pleinement sa signification que « dans la foi » : en effet, la Trinité est un mystère de foi. Balthasar récuse donc d’emblée les tentatives trop rationalistes de lecture de la rédemption à partir des seuls conditionnements historiques ou du seul péché de l’homme.
Sans que ce constat puisse valoir démonstration, Balthasar montre que cette thèse s’inscrit dans la continuité immédiate de l’Ecriture. En effet, nous avons vu que la sotériologie scripturaire pouvait se systématiser en cinq thèmes ; or, le premier et le cinquième traitent de l’amour de Dieu : le Père livre son Fils par amour ; la Passion, même la déréliction du Fils sur la Croix, doivent encore se lire comme l’œuvre de l’amour de Dieu.
Enfin, Balthasar soulève brièvement une objection (p. 296) : la sotériologie ne devrait-elle pas d’abord être éclairée à partir de la christologie, en l’occurrence « l’union hypostatique » ? En effet, Jésus nous sauve parce qu’il est Dieu ; or, Jésus est Dieu parce que l’Hypostase du Verbe s’est unie à l’homme. La réponse est encore plus brève, mais très significative : l’« heure » du Christ, autrement dit l’événement de la Croix, s’explique encore plus radicalement par le mystère des relations intratrinitaires : sans être nullement niée, la question de l’union des natures est subordonnée à celle de la Trinité. Ce faisant, Balthasar opère un glissement non seulement de l’économie vers l’immanence [16], mais aussi, en retour, de l’être vers l’agir, de la nature du Christ vers l’événement pascal.
Le théologien va maintenant établir son propos. C’est probablement en ce lieu qu’il analyse avec le plus de rigueur et de détail le « théodrame ». L’exposé n’en reste pas moins dense et difficile. D’une part, Balthasar entrelace les questions concernant la Trinité immanente (1) et sa relation à la Trinité économique (2). D’autre part, il me semble qu’il procède par approfondissement successif, cela en quatre vagues : les relations entre les Personnes divines, en tant qu’elles rendent compte de la Croix du Christ, doivent être interprétées comme 1. distance (§ 2-5), 2. kénose (§ 6-8), 3. drame (§ 9-10) et 4. risque (§ 11). Selon la méthode chère à l’auteur, ces notions sont autant de routes conduisant au cœur de la vérité. Pour autant, elles ne sont pas juxtaposées ; elles progressent plutôt en spirale, s’approchant de plus en plus du foyer d’un unique mystère, elles explorent toujours plus précisément les relations entre Personnes divines comme condition de possibilité de l’événement de la Croix. Néanmoins, si l’on peut observer un progrès, la catégorie de « kénose » demeure centrale et semble garder la préférence du théologien de Lucerne, ainsi que le suggère une remarque dans la sous-partie consacrée à « l’essence de la substitution » : « la kénose reste toujours le mystère le plus essentiel de Dieu » (p. 309).
b) La distance intradivine
1’) Exposé (§ 2)
En tout premier lieu, Balthasar expose les relations entre le Père, le Fils et l’Esprit à partir de la notion de distance : les Personnes divines sont à distance et à distance infinie l’une de l’autre. Le théologien fait appel au mot de Distanz dans ce paragraphe ; mais il emploie aussi plus loin indifféremment Abstand, le synonyme anglosaxon du terme Distanz qui, lui, est construit sur la racine latine. Ce terme « distance » présente deux originalités. La première est d’appartenir au registre spatial, à la différence de termes plus abstraits comme ceux de différence (Differenz), d’autre (Andere) ; or, nous verrons que le choix d’un lexème appartenant au champ sémantique de la topographie, est loin d’être isolé. La seconde originalité consiste à souligner la séparation ; nous aurons l’occasion, dans la partie critique, de mesurer l’originalité voire l’audace d’une telle affirmation et de la confronter à celle de Thomas d’Aquin dont tout l’effort théologique est, à l’inverse, de signifier la proximité entre les Personnes divines.
Cette distance est manifestée au Calvaire. En effet, le Fils « semble avoir perdu le Père au milieu de son abandon ». C’est ce qu’atteste son cri sur la Croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » ainsi que Balthasar le montre ailleurs ; mais cet abandon couvre toute la Passion où le Christ plonge dans la plus profonde ténèbre, et même le Samedi Saint. Or, l’abandon est une mise à distance, voire une rupture. De même, l’Esprit-Saint dont la ‘fonction’ est pourtant unifiante, ne réalise le « nous » de l’unité qu’en maintenant ouverte la distance, en dévoilant « l’unité comme pure distance [Distanz] ».
En passant, Balthasar montre que cette distance intradivine (1) éclaire le mystère de la rédemption – qui appartient au troisième pôle (3) dont il sera traité plus loin. En effet, ce mystère consiste en ce que le Fils porte le péché ; or, le péché « constitue l’écart pur et simple par rapport au Dieu », autrement dit la distance. Ainsi se trouve suggéré que trois distances sont en quelque sorte mises en résonance : la distance positive interne à la Trinité immanente ; la distance signifiée autant qu’effectuée dans l’économie de la Croix ; la distance purement négative du péché. Et ces distances sont de « taille » décroissante, comme en inclusion, la première contenant la seconde et la seconde la troisième.
La nature de leur relation – le pôle (2) – est ici à peine évoquée, alors qu’elle sera considérablement plus développée dans l’étude des trois autres approches.
2’) Deux erreurs (§ 3-5)
Partant de là, Balthasar écarte les manières erronées d’envisager les relations entre la Trinité immanente et la Trinité économique. Elles sont au nombre de deux. Il les considère globalement au terme du § 2, soulignant leur erreur commune : la Trinité économique est douée d’une telle « prépondérance » que « la Trinité immanente […] tombe au rang de condition préalable à la révélation et au don de soi (Selbtshingabe) de Dieu ». Puis il étudie séparément la conception de Karl Rahner dans Mysterium salutis (§ 3) et celle de Jürgen Moltmann dans Le Dieu crucifié (§ 4), avant d’en proposer une brève critique (§ 5). Cette double étude ne doit pas tromper. Elle est illustrative, les erreurs critiquées sont plus générales. Déjà, Balthasar rapproche la réduction opérée par Moltmann de celle de Hegel ; ensuite, il généralisera en parlant de Prozesstheologie, « théologie de l’évolution » (§ 7) ; enfin, nous retrouverons à maintes reprises cette bipartition qui renvoie à une structure théologique plus générale qui sera étudiée plus bas. Résumons l’argumentation car elle ne concerne qu’indirectement notre propos.
Chez Rahner, estime Balthasar, la Trinité immanente demeure extrinsèque à l’économie du salut. Certes, elle est nécessaire, car il s’agit bien du Logos qui s’autocommunique au monde : « La Trinité immanente est la condition nécessaire de possibilité de la liberté communication de Dieu, dit Rahner [17] ». Cependant, cette condition de possibilité du salut demeure formelle : la vie des Hypostases divines ne dit rien du salut. Et la raison essentielle, loin d’être liée à une polarisation sur l’immanence (« la Trinité de l’économie est la Trinité immanente [18]« ), consiste au contraire en un sens trop aigu de la transcendance [19] : si Dieu est à ce point le mystère des mystères, il n’est plus possible de partir de l’autocommunication divine pour expliquer la communication de soi qu’est la kénose de la Croix. Il existe comme une rupture, une équivocité entre Trinité économique et Trinité immanente.
Chez Moltmann [20], tout au contraire, non seulement l’événement de la Croix n’est pas infiniment éloigné de la vie des Personnes divines, mais il l’accomplit : « la Trinité » est « un processus eschatologique […] qui procède de la Croix du Christ [21] ». Celle-ci devient dès lors un événement intrinsèquement trinitaire. Et la raison de cette prise de position, dont Balthasar souligne à plusieurs reprises l’origine hégélienne [22], tient autant au refus de toute connaissance naturelle de Dieu qu’à sa connaissance nécessaire à travers le seul mystère de la Croix, donc dans la contradiction. Or, cette révélation est aussi une effectuation.
Balthasar oppose les positions de Rahner et de Moltmann comme deux types de « procès » (Prozess), « formel » (formaler Selbstvermittlungsprozess) et « mondain » [23] (Weltprozess), des relations entre Trinité immanente et Trinité économique de la Croix. On pourrait aussi opposer Rahner à Moltmann comme dualisme et monisme, comme extrinsécisme et immanentisme (Blondel), comme équivoque et univoque – et, selon un renversement dialectique fréquent, l’équivocité se retourne, chez Rahner, en univocité ou du moins en un certain continuisme [24].
Pourtant, ainsi que l’affirmait déjà le § 2, une même erreur gît au fond de ces deux extrêmes : fonder l’événement du salut non point à partir de la vie intradivine mais à partir de lui-même. Et cette erreur prend deux figures opposées selon que le mystère du salut est déconnecté de la Trinité immanente (Rahner estime le mystère de Dieu à ce point inconnaissable qu’il n’établit pas de relation entre la donation éternelle d’amour du Père au Fils et la libre et amoureuse donation de soi du Christ au monde) ou, inversement, qu’à ce mystère soit reconduit l’intégralité de la vie intratrinitaire (Moltmann estime le mystère divin à ce point proche du monde qu’il part de l’économie pascale pour comprendre la vie des Personnes divines, non seulement quant à sa révélation mais quant à son actualisation).
Balthasar propose une perspective qui exclut les erreurs de ces deux positions, mais en inclut la part de vérité. Plus bas, il parlera de sa position propre comme d’« une voie mitoyenne (Weg) entre ces deux extrêmes » (p. 309).
c) La kénose intradivine
Non sans transition, ainsi que nous allons le voir, Balthasar approfondit sa première approche des relations entre Trinité immanente et Trinité économique en perspective sotériologique à partir de la notion de « kénose » intradivine [25]. Il développe le pôle immanent (1) avant de traiter de la relation entre Trinité immanente et Trinité économmique (2).
1’) Le pôle immanent (§ 6)
Loin d’être propre au Fils, il existe un « mouvement » kénotique propre à chacune des trois Personnes divines.
- La génération du Fils par le Père doit être conçue comme une kénose au sein même de la vie divine. Par souci de clarté, je distinguerai deux approches, positive et négative, de la kénose dans ce paragraphe. En positif, la kénose apparaît comme une désappropriation totale, sans nul partage ni retour. Selon cette première perspective, la kénose souligne surtout la totalité du don. Or, « le Père se désapproprie (enteignet) totalement (restlos, littéralement : « sans reste ») de sa divinité et la remet (übereignet) au Fils […] il communique au Fils tout (alles) ce qui est à lui », « sans quelque réserve calculatrice (ohne etwas berechnend zurückhalten) ». Et Balthasar de citer Jn 17,10 : « Tout (Alles) ce qui est à toi est à moi » (c’est moi qui souligne). En effet, le Fils possède la nature divine en partage à un titre absolument identique à celui du Père, sans diminution, sans participation, tel est le mystère de la foi refusé par l’arianisme. Les deux verbes ici utilisés – enteignen et übereignen – possèdent la même racine, eignen, « être propre à » ou eigen, « propre, personnel, privé ». Les deux préfixes signifient, pour le premier, l’acte d’expropriation, de dépossession, et pour le second, qui appartient aussi au vocabulaire juridique, l’acte de transmission.
En négatif, la kénose apparaît comme un renoncement à l’unicité : la possession pour soi seul du plus grand bien. Or, le Père se refuse à être l’unique détenteur de la nature divine ; il abandonne tout privilège : « dans l’amour du Père il y a un renoncement absolu à être Dieu pour soi seul ». L’unique nature divine n’est pas la possession d’une seule personne divine. La kénose intradivine est donc un renoncement et même le plus grand des renoncements.
Balthasar explicite aussi ce qu’est la kénose en faisant appel à une métaphore spatiale : la kénose, dit-il, instaure « une distance (Abstand) absolue, infinie » entre le Père et le Fils. Au § 2, il n’était question que d’une « distance » ; ici, qualifiée d’« absolue » (absolute) et d’infinie » (unendlich), elle se creuse ; en ce sens, la traduction-interprétation « écart » est justifiée. Ce point n’est pas détaillé mais se déduit immédiatement de la kénose conçue comme donation totale et renoncement. Au § 8, Balthasar introduira une notion nouvelle et toute proche, celle de « séparation » (Trennung), elle aussi d’origine spatiale ; en l’occurrence, il mettra en relation la séparation intradivine (Balthasar parle d’une « ‘séparation’ de [ou plutôt : « en »] Dieu » : « ‘Trennung’ Gottes ») et la « séparation » créée introduite par le péché. La kénose va donc jusqu’à introduire une séparation entre le Père et le Fils, séparation qui ne brise toutefois jamais l’unité du fait de l’unité assurée par l’Esprit.
- En retour, la relation du Fils au Père doit aussi être conçue comme une kénose. En effet, celle-ci, en son aspect que j’ai qualifié de « positif » dit un don absolument désintéressé, c’est-à-dire sans nulle recherche de retour. Il n’y aurait pas de sens ici à considérer l’aspect « négatif », à savoir le renoncement à l’unicité, puisque cette caractéristique est propre au Père innascible et inengendré. Or, « la réponse du Fils à la possession consubstantielle de la divinité reçue ne peut être qu’une éternelle action de grâces (eucharistia) vis-à-vis de la source qui est le Père, action de grâces aussi désintéressée et sans réserve que l’était le don (Hingabe) originaire du Père ». Précisons ce dernier point : cette action de grâces ne doit pas être conçue sous le mode humain d’une ordination de la parole à la louange divine, mais comme un reditus de l’être même ; or, un tel retour sera une remise de tout l’être qu’il a reçu du Père entre les mains de celui-ci, donc comme une désappropriation et une dépossession ; voilà pourquoi le Fils vit une kénose symétrique de la kénose du Père et tout aussi radicale qu’elle.
Ce point difficile dont nous n’avons bien entendu nulle expérience, ne s’éclaire que dans ce que le Fils manifeste de sa vie trinitaire ad extra, singulièrement et au mieux dans son « obéissance ». Ce thème, longuement développé par ailleurs, est brièvement abordé dans la sous-partie suivant celle-ci (p. 305 et 306). Je ne retiendrai que les passages intéressant notre sujet et j’en systématiserai le raisonnement. Le Fils, écrit Balthasar, répond « exactement au don de soi intégral (restlose Selbsthingabe) du Père ». Or, l’obéissance est interprètée à partir des catégories plus phénoménologiques d’appel et de réponse ; précisément, l’obéissance et la réponse à un appel émis par une autorité : « l’’obéissance’ radicale » est un « vouloir répondre (Enstprechen) » ; l’« obéissance activement prête à bondir » (c’est moi qui souligne), c’est-à-dire à répondre à l’appel. Le don en retour du Fils appelle donc l’obéissance inconditionnelle et totale au Père. Autrement dit, la liberté du Fils est à la fois « spontanéité absolument autonome » et « ‘obéissance’ radicale […] au Père » : elle unit de manière parfaite et selon un mode divin infini, le double pôle, autonome et théonome, caractéristique de la liberté humaine. Or, l’obéissance parfaite conduit à un laisser-faire total, est une acceptation totale du bon vouloir du Père ; et cette acceptation englobe « toute forme, imaginable par Dieu, de profusion de soi-même ». Voilà pourquoi, dans la Rédemption, le Fils se laisse « spontanément et avec gratitude répandre par le Père ». Le don du Fils implique donc non seulement l’obéissance mais la kénose, l’abandon de soi jusqu’à l’extrême.
Plus encore, selon Balthasar, cette obéissance kénotique du Fils est un trait qui le définit prioritairement à tout autre – le don hormis. En effet, traditionnellement, notamment chez les Pères grecs, le Verbe est considéré comme l’émanation et l’expression de la plénitude du Père ; on pourrait ajouter que ce thème grec se retrouve dans le thème latin de « l’image » que le Fils réalise au plus haut point. Or, la capacité d’expression suppose la disponibilité à exprimer. Loin d’une approche purement passive, naturaliste de l’imitation, le pouvoir exprimer requiert un vouloir exprimer, donc le libre consentement à accueillir tout ce que le donateur veut verser dans le donataire. Voilà pourquoi Balthasar peut écrire que la disponibilité obéissante du Fils est « avant cela », c’est-à-dire antérieure au nom d’image ou d’expression traditionnellement attribué au Verbe.
- La kénose de l’Esprit-Saint n’est qu’indirectement abordé. Ses deux « rôles » intradivins sont soulignés : le premier, altérisant, consiste à sceller « la différence infinie tout en la maintenant ouverte » ; le seconde, unifiant, consiste, comme « unique Esprit des deux », à faire « le lien de leur unité ». Or, ce double rôle, et Balthasar ne développe pas ici ce point, rend kénotique le mouvement de l’Esprit. Quoi qu’il en soit, plus loin, Balthasar parle de la « kénose de toute la Trinité [26] ».
Enfin, à l’égard de la perspective qui est la nôtre, on notera que la raison de cette désappropriation totale est l’amour comme don de soi : le Père ne donne pas (quelque chose de lui), il se donne, plus encore il « est ce mouvement de donation (« Der Vater […] ist diese Hingabebewegung) totalement désintéressé (ohne etwas berechnend zurückhalten : littéralement « sans rien se réserver de manière calculatrice ») ». Et, l’on pourrait ajouter : absolument simple, donc absolument total. En effet, le Père ne « donne pas simplement « une ‘part’« , mais « tout » [27]. Plus loin, Balthasar dira que le geste par lequel le Père livre sa divinité, « il ne le ‘pose’ pas seulement, […] il [l’] ‘est’« (p. 301). Par conséquent, la kénose tire sa raison d’être de l’amour divin comme don de soi. Et cet argument vaut aussi pour le Fils, puisque son eucharistie est un mouvement désintéressé d’amour, et pour l’Esprit, parce que sceller la différence (en la conservant comme différence) et faire le lien de l’unité sont tous deux constitutifs de « l’essence de l’amour » (Wesen der Liebe).
2’) La nature de la relation entre kénose intradivine et kénose économique (§ 7-8)
Balthasar a déjà évoqué au § 6 cette relation entre Trinité immanente et Trinité économique : « au sein de » la « distance absolue, infinie » entre le Père et le Fils, « toutes les autres distances concevables […] sont comprises et embrassées », y compris celle du péché. Il propose même de distinguer entre « un a-théisme divin, celui de l’amour » et un « athéisme intramondain ». La relation entre les deux kénoses est alors celle d’une condition « de possibilité ». Ici, Balthasar énonce plus précisément cette relation (§ 7) et l’expose (§ 8).
- Double est l’énoncé, en creux et en plein. Balthasar exclut ce qu’il appelle la « théologie d’évolution » (Prozesstheologie), catégorie qui recouvre ce que nous avons qualifié d’immanentisme ou de monisme et qui regroupe l’approche de Moltmann, « les discours à la mode sur la ‘souffrance de Dieu’ » et, au fond, comme il le dira au paragraphe suivant, toute « théologie de l’évolution divine au sens hégélien » (p. 301) : le « processus » éternel des Hypostases divines s’identifie au processus intramondain, réduisant la Trinité immanente à la Trinité économique. Mais une image de Balthasar – « avancer sur la corde raide » – invite à rechercher une seconde erreur, symétrique, qu’il faut tout autant éviter : selon elle, la compréhension du mystère du salut ne fait pas appel à la Trinité immanente. Voilà pourquoi si la théologie négative permet d’éviter les erreurs immanentisant le mystère de l’Absolu, il faut corriger un apophatisme unilatéral (car comprise « au sens philosophique du terme ») par ce que « l’oikonomia dans le Christ paraît exiger », à savoir : trouver dans l’insondable « Mystère des mystères » ce qui rend « possible une histoire du salut dans le monde ». Ainsi, jusque dans la terminologie rahnérienne du « Mystère des mystères », nous retrouvons la double erreur opposée et symétrique d’une identification et d’une rupture entre les deux approches de la Trinité.
En positif, Balthasar énonce la relation entre le mystère intradivin et le mystère du salut de la manière suivante : « poser en Dieu un agir qui non seulement justifie la possibilité et l’éventualité de toutes les souffrances du monde, mais donne aussi raison de la part qu’il prend à ces souffrances, et jusqu’à supporter effectivement l’absence de Dieu ». Comme il appert, double est cette relation : elle est de « condition de possibilité » ; elle est de participation (Balthasar parle de la Teilnahme Gottes, la « participation de Dieu »). Si le premier point fut affirmé auparavant, le second est nouveau.
- Balthasar expose ensuite ce qu’il entend par cette double relation, notamment par la participation. En effet, on pourrait s’inquiéter. Cette manière de « prendre part », cette fondation de l’athéisme effectif de la négation de Dieu dans un a-théisme positif de l’amour intradivin, ne conduisent-ils pas à une immanentisation de Dieu, voire à une compromission divine avec la distance qu’est le refus du péché ? Même si Balthasar semble plus proche d’un abîme (l’immanentisme de ce qu’il appelle « théologie de l’évolution divine ») que de l’autre (l’extrinsécisme), il veut emprunter un chemin de crête, autrement dit écarter la double erreur déjà dénoncée. Dans le même temps et en plein, il va définir de manière plus précise cette participation divine en introduisant au moins deux nouvelles notions, notions qui vont conduire le § 8 au seuil du nouveau concept – le drame intradivin. L’exposé se déploiera à nouveau en plein et en creux.
- Balthasar introduit d’abord la notion de « dépassement » (Überhollung). En effet, le Père « doit être en même temps la condition de possibilité (Vorausstezung : littéralement « condition ») et de dépassement » (p. 301) ; la similitude d’expression invite à rapprocher ce que nous avons appelé « participation » à « dépassement » : ce qui participe à Dieu est aussi ce que Dieu transcende – et même infiniment ? Balthasar précise que la réalité qui est rendue possible – et dépassée – par Dieu « surplombe » et « dépasse » [28] autant le négatif – la « division », la « souffrance » et l’« aliénation » –, que le positif – le « don d’amour », le « dialogue » (littéralement « la condition de possibilité de la rencontre ») et la « félicité » (que Balthasar ne qualifie pas de « terrestre », mais qu’il est bon de distinguer de la béatitude céleste). Si ces triades ne sont pas systématiques, du moins évoquent-elles des réalités autant personnelles que relationnelles.
- Le dépassement n’est possible que parce que Dieu est d’une manière ou d’une autre à l’origine de ces réalités tant positives que négatives : il en est le « principe (Voraus-Stezung). Le terme allemand semble redoubler le terme qui fut traduit ci-dessus « condition » ; mais la séparation introduite en son sein le reconduit à son étymologie : « posé devant », ce que le traducteur essaie de rendre par « principe ». Le sens est en tout cas que le geste des Personnes divines, loin d’être indifférent, est à la source de tout mouvement, autant celui qui unit que celui qui divise.
Ces deux premières notions – « dépassement » et « principe » – évoquent les deux voies développées par la théologie classique d’éminence et de causalité – à la différence près qui vient d’être notée, qu’il situe en Dieu même le fondement « positif » du négatif créé –. La voie négative n’est pas oubliée puisqu’il est dit que le Fils est « l’infiniment Autre » (unendlich Andere).
- Enfin, Balthasar introduit une notion originale, caractéristique du champ sémantique spatial qui lui est cher, à savoir l’intériorité ou l’inclusion. Précisément, la séparation créée, même pécheresse, est toujours intérieure à la différence entre les Personnes divines : « toute […] séparation possible [intramondaine], serait-ce la plus obscure et plus douloureuse, ne peut se produire qu’à l’intérieur (innerhalb) de ce premier geste de Dieu ». Cette expression est soulignée dans le texte ; le fait mérite d’autant plus d’être noté que ces italiques sont les seules de toute la sous-partie, hormis deux autres cas aux § 9 et 11. On notera aussi que cette relation d’intériorité se produit entre deux séparations : d’un côté une « séparation (Trennung) possible » dans l’ordre créé, mondain, de l’autre une « ‘séparation’ de [ou plutôt : « en »] Dieu » (« ‘Trennung’ Gottes »). À la fin du paragraphe, Balthasar dit de l’enfer qu’il n’est possible qu’« englobé » (umfangen) dans les relations entre Hypostases divines ; dans le § 10, il parlera d’un « enveloppement (Umgriff : substantif formé à partir de umgreiffen, « embrasser ») » (p. 303) : le terme Umgriff est lui aussi précédé du préfixe um- qui, employé isolément, s’identifie à la proposition « autour de » ; toutes ces notions présentent une connotation spatiale. Nous y reviendrons. Quoi qu’il en soit, Balthasar inclut toute division dans la « distinction réelle et absolue » ici « du Père et du Fils ». En effet, l’engendrement du Fils par le Père introduit une différence infinie. Balthasar le dit dans la riche phrase qui ouvre le paragraphe : « Le geste par lequel le Père exprime (ausspricht) toute la divinité et la livre (dahingibt) (un geste qu’il ne ‘pose’ pas seulement, mais qu’il ‘est’) suscite le Fils comme ce qui est l’infiniment Autre ». Il envisage donc la relation entre le Père et le Fils de deux manières : comme une relation d’expression (et aussprechen comporte le verbe « parler » dans sa racine, autrement dit inclut implicitement le Logos) ; mais plus encore comme une relation de livraison (et dahingeben contient le verbe « donner » dans sa racine). Si « Image » et « Logos » sont des noms scripturaires et traditionnels du Fils, aux yeux de Balthasar, cette seconde relation exprime encore davantage la relation immanente du Père et du Fils. Un signe en est que Balthasar dit quelques lignes plus loin : « Que Dieu (comme Père) puisse ainsi se défaire de (weggeben) sa divinité ». Or, weggeben est forgé sur la même étymologie, geben, et lui adjoint le préfixe weg- signifiant l’absence, voire un mouvement d’éloignement (weggehen signifie « s’en aller », « partir »). Par conséquent, le verbe weggeben veut dire non seulement « donner », mais « se dessaisir », « se défaire », « se débarrasser », c’est-à-dire offrir jusqu’à perdre, jusqu’à voir disparaître ce qu’on offre. Voilà pourquoi le Père introduit une différence, une altérité infinie entre lui et son Fils. Plus loin, Balthasar le confirmera du côté du Fils : « Que Dieu (comme Père) puisse ainsi livrer sa divinité, que Dieu (comme Fils) la reçoive non seulement comme un simple prêt, mais en la possédant ‘consubstantiellement’, cela représente une ‘séparation’ (Trennung) en Dieu ». Alors que, plus haut, Balthasar opposait la donation (et donc la réception) totale à une réception partielle, ici, dans une métaphore plus homogène à la thématique du don, il oppose celui-ci au prêt. Il fait aussi appel à la catégorie dogmatique de « consubstantiel » (gleichwesentlich) qu’il revisite en termes de don ; or, la substance est indivise et simple ; par conséquent, avoir en possession la substance divine, c’est avoir tout reçu du Père. Une nouvelle fois, la donation absolue introduit une séparation absolue.
Ainsi le registre spatial est convoqué autant pour parler des relations entre Personnes divines (« distance », « séparation », ce deuxième terme creusant plus l’écart que le premier) et, ce qui est beaucoup plus classique, des divisions internes à la créature entre celle-ci et son Créateur (nous l’avons vu dans les § antérieurs), que pour parler de la relation entre Dieu et l’homme, en l’occurrence en terme d’englobement. Dès lors, il faut concevoir et même imaginer cette inclusion comme mettant en relation la distance intradivine infinie et la distance pécheresse – voire la distance de l’enfer, puisque Balthasar affirme que « l’amour […] est plus fort que l’enfer » – qui, pour être la plus grande possible entre le fini et l’Infini, demeure toujours inférieure (et donc intérieure) à la distance intradivine.
En creux, Balthasar s’oppose d’abord à la Prozesstheologie, répondant à l’objection ci-dessus. En effet, celle-ci identifie Trinité immanente et Trinité économique ; or, « il n’y a pas une identification de Dieu » avec ce mouvement de division qu’est le péché, pas plus d’ailleurs qu’il ne saurait y en avoir une avec le mouvement contraire de réconciliation ou de félicité (terrestre). Voilà pourquoi Balthasar affirme que le geste divin « surplombe » tout mouvement humain. Pour autant, celui-là n’est pas qu’à distance de celui-ci. Une telle affirmation retomberait dans la position opposée, illustrée par Karl Rahner, selon laquelle la Trinité immanente est à ce point « au-dessus » de toute souffrance (comme de toute béatitude) qu’elle devient indifférente au salut et donc « indemne du poids de la séparation » du péché « et de la mort ».
d) Le drame intradivin
Balthasar a élaboré la relation entre Trinité immanente et Trinité économique salvifique en termes de kénose et de séparation, voire d’a-théisme intradivin. Mais il faut dire encore plus ; le théologien lui-même l’affirme dans un énoncé métatextuel dont la rareté accroît la signifiance : « Il convient de prolonger encore la réflexion ». (p. 301) En l’occurrence, la relation des Hypostases trinitaires doit être pensée en termes de « drame », plus précisément de « drame originaire » (Urdrama). Balthasar s’est déjà aventuré jusqu’à la frontière du drame en parlant de « séparation » ; dans la sous-section sur l’essence de la substitution, il osera même parler de la relation entre le Père et le Fils comme du « mystère de l’obscurcissement et de l’aliénation (Mysterium der Verfinsterung und Entfremdung) » (p. 311) ; or, l’aliénation évoque l’éloignement dans un lieu hostile et opprimant, donc dit plus que « séparation ».
Comme précédemment, il traite du pôle immanent (1) avant d’envisager sa relation au pôle économique (2).
1’) Le pôle immanent (§ 9)
Le théodrame est vécu par chacune des Personnes divines (bien entendu dans sa relation aux autres).
- L’événement par lequel le Père engendre le Fils est dramatique. Pas plus pour le Fils que pour l’Esprit, Balthasar ne fait appel ici à une quelconque définition du drame. Cette notion qui recouvre toute la Theodramatik est trop première pour être cernée ; de plus, quelle définition humaine pourrait prétendre surplomber l’abîme insondable de Dieu ? De fait, le théologien suggère que l’attitude juste est plus de célébration que de parole, lorsqu’il demande : « admire-t-on assez […] ? » (traduisant l’exclamative : « Aber welche… ») Il est néanmoins possible de repérer une approche négative et positive du drame.
Balthasar exprime d’abord ce qu’il n’est pas, à savoir une annihilation de soi : dans son expression et sa livraison de soi (Balthasar reprend les deux verbes, aussprechen et hingeben, dont on a vu qu’ils sont les deux manières d’interpréter la génération du Fils) « sans réserve », le Père « ne se perd (verliert) pas lui-même, il ne s’évanouit pas avec le don (Gabe) ». La désappropriation, l’exinanition qu’est la kénose n’est pas une perte de son propre être. Pourtant, ajoute aussitôt Balthasar, comme pour corriger son propos, « pas plus qu’il [le Père] ne se réserve par ailleurs quoi que ce soit de lui-même ». On est en droit de s’interroger sur la distinction à opérer entre ces deux notions – se perdre et tout livrer –, tant Balthasar pousse loin l’abandon que fait le Père de son être divin. Ce paradoxe qui n’est pas des moindres fera l’objet d’une discussion étroite dans la partie critique.
En positif, la kénose dramatique du Père se présente comme une synthèse de « puissance infinie » et d’« impuissance » elle aussi infinie. Balthasar introduit donc un nouveau concept : l’union de cette double polarité toute-puissance (Allmacht) et impuissance (Unmacht). D’une part, le Père est infiniment puissant puisqu’il peut « engendrer un Dieu consubstantiel et donc incréé ». D’autre part, il est totalement impuissant puisque « cet acte exige un don de soi-même (Hingabe seiner selbst) jusqu’à l’extrême désintéressement (Selbst-losigkeit) [29] ». Plus bas, à propos du Fils, Balthasar précise ainsi cet argument extrêmement elliptique : le Père « réunit la toute-puissance (de pouvoir tout donner (Alles-geben-Könnens)) et l’impuissance (puisque rien d’autre que le don (Gabe) n’est vraiment puissant (mächtig)) ».
Risquons une explicitation. La notion de toute-puissance est aisée à comprendre et, pour une part, classique : est puissant (activement) ce qui possède le pouvoir d’accomplir ; or, Dieu qui n’est qu’amour peut tout donner, le Père est source de tout don ; donc, le Père est infiniment puissant. À côté de deux déplacements dont il sera question plus bas, la toute-puissance divine est donc relue à partir de l’amour de don. La notion de totale impuissance n’est pas seulement, elle aussi, originale, mais énigmatique. Elle doit se comprendre en référence non plus à la source mais au terme, c’est-à-dire au bénéficiaire : celui qui donne s’aban-donne totalement à celui qui reçoit ; or, le bénéficiaire est le propre auteur de son retour : c’est en cela même que consiste son Hypostase, différente – infiniment différente – de l’Hypostase source ; par conséquent, le donateur n’a aucun pouvoir sur le retour du donataire ; or, de même que la puissance se définit comme un pouvoir (ici de donner), de même l’impuissance se définit comme une absence de pouvoir (sur celui qui donne) ; voilà pourquoi le Père est totalement impuissant à l’égard du Fils, précisément de son retour eucharistique : lui ayant tout abandonné, il ne peut qu’attendre le retour. Et si le Père agit, il ne peut autolimiter sa donation, ce qui contredirait son propre être ; il ne peut faire autrement que donner toujours plus – donc accroître son impuissance.
Or, le drame naît de la confrontation de deux libertés dont aucune n’a pouvoir sur l’autre : qu’une puissance échoue face à la liberté de l’autre est dramatique. Il en est donc de même de la toute-puissance impuissante de Dieu. Ainsi la dramatique naît aux confins de ces deux réalités : sans puissance, elle ne serait que tragédie ; sans impuissance, elle ne serait que comédie.
(ici se pose la question d’un cran d’arrêt : étant donné que l’homme peut, surtout aiguillonné par la volonté malicieuse du démon, tout détruire, s’enfermer définitivement dans la malice et la destruction, n’est-il pas très périlleux que Dieu s’expose ainsi à tout donner ? N’est-ce pas là que la justice trouve sa place : comme autolimitation du retournement de la miséricorde infinie en destruction infinie ?)
- À l’instar de la vie du Père, celle du Fils est dramatique. En effet, nous avons vu que la génération est un drame divin ; et cette procession est identiquement l’être du Père puisque celui-ci n’est que donation : il « est la totalité d’essence (Wesen) divine dans ce don même (Selbshingabe) ». Or, le Fils reçoit son être intégralement du Père ; plus encore, de même que le Père n’est que donation, le Fils n’est que réception (Empfang). Donc, il hérite de cette union dramatique d’omnipotence et d’impuissance qu’est le drame du Père : « le Fils ne peut, à son tour, exister, en possédant le caractère absolu de la divinité, que sous le mode de la réception (Empfangs) de cette unité de toute-puissance et d’impuissance ».
Il est aisé de comprendre ce qu’est le drame du Fils dans l’économie du salut. En effet, nous avons vu que l’impuissance consiste à ne pas avoir de pouvoir sur celui qui est le bénéficiaire potentiel du don ; or, le Fils, ainsi que le dit le prologue de saint Jean implicitement cité par Balthasar, fut envoyé parmi les siens et ceux-ci ne l’ont pas reçu. Dans la sous-partie suivante, Balthasar rappellera avec Irénée que Dieu ne peut jamais forcer l’homme mais seulement le persuader ; et il précisera que « l’impuissance qui réside en sa toute-puissance » est le « signe d’un pouvoir supérieur à celui qui consiste à dominer ou, à plus forte raison, à s’imposer par la violence » (p. 307).
Mais, tout drame économique devant trouver sa condition de possibilité et son origine effective en Dieu, en quoi consiste le drame immanent du Fils ? Le développement de Balthasar est quelque peu sybillin. En effet, il propose une distinction au sein même de l’« acte de réception » du Fils et qu’est le Fils. Cet acte, dit-il, « contient simultanément d’abord le fait d’être donné à soi-même (Sich-Gegebensein) […] et ensuite l’action de grâces filiale (l’eucharistie) pour la consubstantialité de l’être divin ». La construction de la phrase qui introduit ce membre par le pronom relatif welcher, « qui », invite à mettre ces deux aspects simultanés – que je symboliserai respectivement (a) et (b) – en corrélation avec la bipolarité de puissance et d’impuissance constitutive du drame du Père. En réalité, il n’en est rien. En effet, la suite du texte semble plutôt corréler le théodrame au seul (b), à savoir l’eucharistie : « toute mission du Fils dans le monde […] prend sa forme du fait qu’elle s’inscrit à l’intérieur de son action de grâces éternelle » ; et la suite du texte cité avant est encore plus précise : « l’action de grâces […] est un ‘oui’ à la kénose originelle (Ur-Kenosis) du Père, qui réunit la toute-puissance […] et l’impuissance ». Or, ainsi qu’on l’a vu, c’est au croisement de la puissance et de l’impuissance que se vit le drame. Le drame du Fils consiste donc en ce qu’il porte en lui le drame du Père.
Il se pose d’abord une question : pourquoi Balthasar a-t-il distingué deux aspects dans le geste filial de réception s’il n’en retient que le second ? Une hypothèse (dont on verra qu’elle est une première hypothèse) serait que, en explicitant l’auto-donation du Fils (« le fait d’être donné à soi-même »), il affirme ici la consistance de l’être du Fils. De même qu’il a souligné que le Père ne se perd pas en s’abandonnant totalement dans sa livraison à son Fils, de même souligne-t-il ici que l’eucharistie du Fils n’est pas une annihilation en miroir, une résorption de soi dans le sein du Père. Mais à cette question s’ajoute une objection. L’explication qui vient d’être fournie du drame du Fils crée une asymétrie au sein de la Trinité. En effet, le Père vit l’impuissance tragique de tout donner sans pouvoir rien faire d’autre qu’attendre le retour, dans le plus extrême abandon ; or, le Fils ayant tout reçu, étant lui-même ce retour eucharistique, en quoi vit-il l’impuissance ? Disons-le autrement : l’impuissance est un ‘ne pas pouvoir agir’ ; or, le Fils, lui, n’existe que d’avoir reçu et de redonner ; mais on ne saurait dire que l’impuissance tragique vient de ce qu’il reçoit, puisqu’il ne saurait se précéder et c’est librement qu’il se donne en retour ; le drame lui demeure donc extérieur : il y est configuré en tant qu’il est l’expression du Père ; le drame du Fils ne semble donc que participer à celui du Père ; rien de spécifique ne le constitue en propre.
Je répondrai – et cette solution constituera une seconde hypothèse de réponse à la question posée ci-dessus – en introduisant une nuance que la distinction faite par Balthasar contient implicitement : le drame ne s’inscrit pas dans l’auto-donation (a) ni dans la seule action de grâces (b), mais dans leur entrejeu. D’abord, cette distance est symétrique de celle que le Père introduit en donnant au Fils d’être Dieu consubstantiellement ; or, l’on a vu que cette dépossession constituait le drame du Père. Ensuite, le drame du monde tient à son refus non pas de l’existence du Fils puisque celui-ci est déjà envoyé, mais de le reconnaître et de le recevoir ; or, le mouvement de reconnaissance est cette eucharistie par lequel l’être donné à lui-même se redonne à sa source qui est aussi son terme et son achèvement. Par conséquent, c’est bien dans le mouvement eucharistique (b) surgissant de l’auto-donation (a) que vient s’inscrire le drame du monde. Or, on l’a vu et on va le redire, le drame du salut est « intérieur » au drame divin. Ainsi, c’est dans ce passage de son être donné à soi à l’eucharistie que se vit le drame du Fils.
J’émettrai une troisième hypothèse, concernant ici le premier aspect, la donation à soi-même (a) : le Fils vit le drame dans la réception même de son être. C’est ce que suggère une note au terme du § 11 : le « Fils […] reçoit tout en acceptant de se laisser […] entièrement prodiguer (Sich-verschwenden-lassens) » (p. 303-304). En effet, l’impuissance est une absence de maîtrise, un refus de tout contrôle ; or, le Fils est totalement abandonné entre les mains du Père ; il ne vit que d’accepter de recevoir le don que lui fait le Père ; son drame consiste donc dans une totale impuissance à l’égard de sa source. De même que le Père donne sans réserve et ne peut en rien exiger un retour, de même, symétriquement, le Fils reçoit sans réserve et ne peut en rien exiger d’être comblé – en l’occurrence d’être constitué dans son être par le don qui lui est fait.
Et si l’on objecte que l’eucharistie du Fils est nécessaire – le Fils ne serait pas le Fils s’il n’était « tout tourné vers Dieu » (pros ton Theon), comme l’affirme saint Jean (Jn 1,1) –, il suffira de constater qu’il en est de même du Père : que celui-ci soit assuré du retour du Fils, n’ôte rien au fait qu’il a véritablement tout donné et, comme le dira le § 11, tout « risqué ».
- Enfin, l’Esprit-Saint lui-même vit le drame intratrinitaire. Certes, Balthasar ne le nomme pas comme tel, mais il nomme ce qui constitue son « jeu » [30] – donc son être – au sein de la Trinité. En effet, le propre de l’Esprit est à la fois de corréler le Père et le Fils et de maintenir ouverte « la différence infinie entre le Père et le Fils », voire d’« attiser » cette différence. Le premier geste ou acte de l’Esprit, en négatif évite la rupture, la « totale dissociation de nature » et en positif permet le « nous », « l’identité du don qui donne (der gebenden Gabe) et du don se recevant et se reconnaissant comme don (der sich-empfangenden und verdankenden Gabe als Gabe) » ; le second geste ou acte, en négatif évite la fusion et en positif permet la communion, c’est-à-dire « l’union (Einigung) active de l’amour insurpassable ». Or, justement, c’est dans cette distance « entre le don qui engendre et la disponibilité qui remercie » que s’inscrit le drame. Donc, l’Esprit lui-même rend possible, atteste autant qu’il éprouve le drame originel intradivin.
On pourrait demander en quoi consiste précisément le drame vécu par l’Esprit. En quoi celui-ci vit-il cette synthèse du « ne pas pouvoir » propre de l’impuissance fondatrice et de la toute-puissance, caractéristique du théodrame ? Là encore, le propos de Balthasar est tellement allusif qu’il n’autorise, plus encore qu’avec le Fils, que des hypothèses. Risquons-en une : l’Esprit ne se contente pas de passivement contenir et maintenir la différence, il l’attise activement. Or, c’est « au sein de » (innerhalb) cette différence que le Père vit l’abandon du don qu’il fait et que le Fils vit l’impuissance à exiger le don qui lui est fait. Donc l’Esprit vit le drame même de cette dépossession.
2’) La nature de la relation entre drame intradivin et drame économique (§ 10)
Comme nous l’avons déjà évoqué, Balthasar a déjà en partie traité ce sujet, reprenant la catégorie spatiale « à l’intérieur ». Il emploie ce schème à deux reprises lorsqu’il traite du Verbe : « toute mission du Fils […] s’inscrit à l’intérieur (innerhalb) de son action de grâces » ; le « monde […] créé ne peut l’être qu’à l’intérieur (innerhalb) de la ‘génération’ du Fils » (c’est moi qui souligne). Balthasar va maintenant brièvement mais spécifiquement aborder la question de la relation dans ce paragraphe. La réfutation des conceptions erronées de la relation entre Trinité immanente et Trinité économique est étroitement mêlée à son exposé positif que, par souci de clarté, il conviendra de dissocier.
- Balthasar écarte cette double erreur et, surtout, l’hypothèse plus extrinséciste ou dualiste : celle-ci dissocie totalement le drame originel intratrinitaire du drame de la Croix (à quoi, on l’a évoqué, Balthasar joint le péché et l’enfer), comme le « statique » du dynamique, l’« abstrait » du concret et le « clos » de l’ouvert ; voire elle annule la réalité du théodrame, n’accordant « sérieux » et « profondeur » – bref, authenticité – qu’au drame économique. Une telle conception est doublement erronée. Le premier argument a déjà été souvent développé : aucune distinction temporelle ne pourrait exister sans un fondement dans la différence éternelle des Hypostases. Du moins Balthasar le dit-il de manière nouvelle. D’abord le principe adopte son extension maximale : « Tout ce qui est temporel se produit dans l’enveloppement (Umgriff) de l’événement éternel » ; ce faisant, il lui adjoint une illustration – plus qu’il n’ébauche une induction –, à savoir la création du monde ; puis le concept d’« enveloppement » est introduit dans un contexte inattendu. Une seconde raison, en revanche, fait son apparition, à savoir le thème central de la liberté. On sait quelle importance Balthasar accorde au primat absolu de la liberté divine, qui est d’ailleurs, autant la source que la modalité même de la générosité de l’amour : pas d’amour sans libre désintéressement. Or, le drame du salut naît du péché de l’homme et le péché est un acte de la liberté créée. Par conséquent, le « non » du péché doit être précédé du « oui » divin au drame kénotique. Inversement, conférer du poids au seul drame humain, ce serait donner la primauté à la liberté humaine, de surcroît pécheresse, et donc « contraindre la toute-puissance divine », ce qui est contradictoire : Dieu serait obligé d’entrer « pour de bon dans un drame authentique » dont il ignorerait tout avant que l’homme ne l’initie et ainsi l’oblige à y entrer.
En fin du paragraphe, Balthasar évoque l’erreur contraire, moniste et immanentiste, mais allusivement (il cite Moltmann en note). Cette position introduirait dans l’éternité de Dieu une temporalité, c’est-à-dire « un instant où le Dieu trinitaire se déciderait à créer le monde ». Or, la création a permis d’illustrer le principe selon lequel toute division ad extra trouve son fondement dans la différence ad intra, et cela en vue d’établir la priorité et la primauté fondatrice du drame trinitaire. Par conséquent, on peut comprendre qu’ici se trouve révoquée l’erreur symétrique selon laquelle le drame de la Croix accomplirait, achéverait au sein de la Trinité une distanciation qui, auparavant, ne s’y trouvait qu’inaboutie.
- En positif, Balthasar exprime la relation entre drame divin et drame humain de manière neuve sans qu’il soit possible que ces termes inédits correspondent à des concepts véritablement novateurs. Il parle d’inscription, d’assomption (« Dans l’’exinanition’ du cœur paternel par la génération du Fils, tout drame concevable […] est déjà inscrit et assumé »), de subsistence (« le monde […] ne peut subsister qu’au sein de la distinction du Père et du Fils ») et d’enveloppement (la phrase fut citée ci-dessus) [31]. Les termes « inscription » et « enveloppement » sont plus spatiaux ; ceux « assomption » et « subsistence » sont plus abstraits et renvoient à une action, un geste de la Trinité vis-à-vis du monde créé. Or, Balthasar a déjà fait appel à ces deux registres, concret et abstrait, pour expliciter la relation économie-immanence. On notera toutefois l’introduction de la notion d’« enveloppement » qui, jusqu’à maintenant appartenait plus au registre phénoménologique du mystère. Mais ce n’est pas la première fois que Balthasar convoque ce champ lexical. Au paragraphe précédent, il avait en effet noté : « toute mission du Fils dans le monde […] prend sa forme du fait qu’elle s’inscrit à l’intérieur de son action ». Or, le terme forme, Gestalt, présente un sens technique longuement étudié dans le volume introductif de Herrlichkeit (Schau der Gestalt). Ce croisement signale la richesse du terme « enveloppement » sur lequel il conviendra de revenir.
Par ailleurs, Balthasar évoque une autre distance entre le monde et Dieu que la Croix, celle introduite par la création ; la prochaine sous-partie dira de celle-ci qu’elle est, comme le salut, une kénose, plus encore la première kénose économique ; toutefois cette primauté temporelle n’est pas une primauté ontologique.
Enfin, Balthasar ajoute, comme en passant, un élément d’importance, qui permet d’écarter une possible mésinterprétation. Etant donné qu’il traite seulement du drame « du cœur paternel » (väterliches Herz) et que le § 9 l’a surtout développé, on pourrait croire que le drame temporel trouve son fondement sinon unique du moins suffisant dans la kénose intratrinitaire du Père. Balthasar refuse cette erreur de deux manières. D’abord, spontanément, in actu exercito. En montrant que la création du monde doit s’inscrire dans le drame divin, il met en scène tout le drame trinitaire et non celui d’une seule des Personnes divines : « le monde, quel que doit son état, ne peut subsister qu’au sein de la distinction du Père et du Fils avec la différence unifiante de l’Esprit ». Ensuite, de manière plus réflexive, in actu signato. En effet, quelques lignes plus loin, Balthasar évoque l’axiome scolastique selon lequel « opera Trinitatis ad extra communia » ; on ne saurait donc fonder la kénose au sein du monde créé sur la kénose propre à une Personne divine indépendamment des deux autres [32].
e) Le risque intradivin (§ 11)
Un nouvel énoncé métacontextuel – « Précisons encore une fois » – annonce, à l’instar de celui qui ouvrait les § 9 et 10, l’introduction d’une notion inédite : le risque. Les relations, comme la génération du Fils par le Père, comportent un risque pour les Hypostases divines elles-mêmes. Cette dernière notion, on le verra, est toute proche de deux autres, l’imprudence et la souffrance.
Une objection logique et méthodologique pourrait être adressée à cette proposition de plan. En effet, contrairement à ce qu’il a fait pour chacune des différentes « vagues », Balthasar n’introduit pas d’emblée la notion de « risque » ; alors qu’il déclare, au tout début, préciser à nouveau son propos, il reprend la catégorie de « drame » exposée aux § 9 et 10 et ne parle de « risque » qu’au milieu du § 11. En fait, cette difficulté se résoudra, paradoxalement, par la solution d’une autre difficulté qui va être abordée dans un instant.
Une dernière fois, Balthasar expose le risque divin immanent, c’est-à-dire le risque couru par les Personnes divines dans leur vie intratrinitaire (1), avant d’étudier la relation entre celui-ci et le risque économique (2).
1’) Le pôle immanent
Balthasar écarte deux erreurs avant d’exposer le risque propre pris par chaque Hypostase.
- Il se pose une difficulté analogue à celle qui vient d’être signalée, le propos du théologien semblant trancher avec celui des paragraphes précédents. En effet, les deuxième et troisième phrases du § épinglent chacune une erreur. Or, si la seconde erreur (la troisième phrase) est celle de la Prozesstheologie, d’hérédité hégélienne, pour qui le drame trinitaire s’accomplit, autrement dit passe de l’abstrait au concret grâce aux « contradictions du monde » et au drame de la Croix, la première erreur (la deuxième phrase) n’est pas réductible au dualisme d’indifférence. En effet, la position dualiste laisse Dieu lointain et intouché par le drame humain ; or, selon cette première erreur, il s’introduit au sein de la vie trinitaire non seulement le drame, mais la tragédie (Tragödie) – corrigée par son contraire, la comédie (Komödie) – ; mais Balthasar refuse que « la distinction éternelle en Dieu » soit « de soi ‘tragique’ (tragisch) ». Il l’expliquera plus tard sous un autre angle en évoquant la question de la souffrance de Dieu : Dieu ne souffre pas à proprement parler, mais il « se trouve » en lui « le point de départ de ce qui peut devenir souffrance » ; or, la souffrance est tragique et fait partie de la tragédie ; par conséquent, de même, on doit affirmer que Dieu n’est pas tragique mais rend possible toute tragédie humaine.
(il faudrait sans doute ici dire un mot de la différence entre tragédie et drame, à partir de DD I). La tragédie naît de l’échec [33].
Ce hiatus est-il explicable ? Cette première erreur rejoint en fait le monisme. En effet, elle place en Dieu le tragique et un tragique à l’image du monde. Cette erreur différerait alors de celle de la théologie de l’évolution seulement en ce que, pour celle-ci le tragique est acquis au terme de l’économie, grâce au passage par la Croix, alors que pour celle-là, il la précède, commence dès la vie immanente. Mais, dans les deux cas, c’est Dieu lui-même qui devient muable, ce qui fait sombrer dans une vision « mythologique » de la Trinité. Or, on a vu plus haut que la position de Balthasar se trouvait dans un équilibre instable entre monisme et dualisme et qu’elle menaçait plus d’être confondue avec la posture immanentiste. D’où la nécessité répétée de préciser que la distance, la kénose, le drame et bientôt le risque intradivins sont non pas identiquement la distance, la kénose, le drame et bientôt le risque économiques, mais leur condition de possibilité.
Une première confirmation en est apportée par l’occasion que l’exclusion des deux erreurs donne à Balthasar de faire une mise au point méthodologique. Le théologien revient réflexivement sur les « deux méthodes » qu’il emploie pour développer son approche originale : la « théologie négative » écartant toute mythologie ; une méthode positive, comme ascendante, qui part « du drame du monde » pour « trouver en Dieu les conditions de sa possibilité ». Or, si ces deux méthodes permettent d’écarter respectivement l’erreur moniste et l’erreur dualiste, elles autorisent aussi à répondre à la double erreur ci-dessus : le rejet de toute théogonie écarte le Dieu tragique, la remontée montre que nul drame concret ne trouverait place dans le monde s’il n’existait concrètement en Dieu.
Balthasar le confirme une seconde fois en joignant une précieuse règle qui est plus que méthodologique : lire les textes de l’Ecriture qui « dégagent le plus nettement » « affirmations trinitaires » et « assertions christologiques », ce qui est surtout le cas de saint Jean. Or, cette distinction permet de valoriser l’immanence sans la réduire à l’économie, ce que demandait le § 2 : que « la Trinité immanente » ne « tombe [pas] au rang de condition préalable à la révélation » (p. 296). C’est donc que la théologie balthasarienne incline à valoriser la vie trinitaire et le monisme.
Enfin, la solution de cette difficulté éclaire l’aporie soulevée dans l’introduction du § 11 : en arrivant au terme de ce long et difficile développement sur « Trinité immanente et Trinité économique », Balthasar éprouve le besoin et, quant au contenu, d’écarter le risque de mésinterprétation de sa théologie et, quant à la méthodologie, de revenir sur les principes ayant guidé son propos. Cette répétition, au sens kierkegaardien, double nécessairement tout discours, comme le rétrospectif le prospectif. Ce retard apparent permet en fait un véritable progrès de la pensée.
- Une fois écartée l’aporie, Balthasar explique en quoi chacune des Personnes divines, dans son immanence même, court un risque. En fait, le théologien ne l’expose pas directement, mais le suggère, de manière elliptique, dans des membres de phrase. Il faudra donc amplifier ces notations dont on imagine que l’audace extrême de leur formulation interdit qu’elles soient trop explicites.
Le Père, dans sa vie intradivine, prend un risque. C’est ce que montre Balthasar dans deux membres de phrase : « tout ‘risque’ [Risiko] de Dieu [génitif subjectif], est contenu dans la puissance impuissante de l’auto-donation [Selbsthingabe] divine » ; « cela arrive lorsque l’imprudence avec laquelle le Père se dessaisit [weggibt] (et [livre] tout [alles] ce qui lui appartient) […] » (souligné dans le texte) : de ce second texte, nous ne citons qu’une partie incomplète car la fin concerne l’économie.
Pour expliciter l’argumentation, il est d’abord bon de faire attention à deux glissements de vocabulaire. En premier lieu, Balthasar passe subrepticement du concept de « risque » à celui d’« imprudence » (Vorsichtlosigkeit, littéralement « perte de prudence », synonyme d’Unvorsichtigkeit, littéralement « imprudence », dont Balthasar parle dans la sous-partie suivante, p. 305) – qu’il emploiera aussi pour parler du Fils et de l’Esprit. Ce changement est problématique : en effet, l’imprudence est le vice contraire à la vertu de prudence alors que le risque, générateur de crainte, est surmonté par la vertu de courage. (i) On pourrait répondre à cette objection que les vertus cardinales sont corrélées, connectées ; en ce sens, il existe comme une circumincession entre elles : il n’y a pas de prudence sans courage et vice versa. Mais cette réponse est lointaine et approximative : quelle place par exemple donner aux deux autres vertus cardinales ? (ii) Il est plus précis d’affirmer que le risque se présente subjectivement comme ce qui suscite la crainte et objectivement comme un état d’une situation instable, pouvant entraîner un dommage. (iii) Par ailleurs, ne peut-on distinguer entre l’objet de la vertu et telle circonstance qui manifeste particulièrement la nécessité ou la nature de la vertu ? Or, si, par son objet, le péril se rapporte à la force, en revanche, en certaines circonstances, le risque manifeste plus la vertu de prudence : l’homme de responsabilités est celui qui ose décider en évaluant, en mesurant le risque ; inversement, le pusillanime, qui est un imprudent, recule devant la prise de risques. Comme la perspective de Balthasar est volontiers phénoménologique, il n’est donc pas surprenant qu’il puisse rapporter le risque à l’imprudence plus qu’au courage. (iv) Au terme du paragraphe, Balthasar définit indirectement « imprudence » en l’opposant à ce qu’il entend par « prudence » (Vorsicht) : « un vouloir-qui-commence-chez-lui » (Bei-sich-selber-beginnen-Wollens). Cette définition originale de la prudence est d’autant plus heureuse qu’elle emploie une préposition spatiale – bei, « près de », « auprès de » [34]. Elle n’est pas sans rappeler ce que Thomas d’Aquin, à la suite d’Augustin, appelle « fausse prudence » : celle-ci présente toutes les apparences de la vertu mais la trahit en son fond [35] ; on le voit, une telle définition fait appel aux catégories phénoménologiques d’apparaître, ce qui nous reconduit à l’explication antérieure. (v) En réalité, Balthasar n’en demeure pas à ses catégories morales : tel le roi Midas transformant tout ce qu’il touche en or, Balthasar transforme toutes les notions humaines (ici éthiques) qu’il touche en notion d’ordre théologal. Précisément, la prudence devient la pseudo-vertu de celui qui se veut seule source de son agir et l’imprudence la véritable vertu de celui qui accepte d’agir à partir de lui-même, et non seulement par lui-même. Pour le dire avec les catégories balthasariennes de la liberté humaine, la prudence réduit celle-ci au seul pôle de l’autonomie alors que l’imprudence articule les deux moments de l’autonomie et de la théonomie (cf. p. 304-305). Or, la théonomie est la remise de soi d’une liberté qui se sait dépendante d’autre qu’elle quant à son origine et quant à son terme ; pour reprendre l’expression de Paul Ricœur, elle est une « hétéronomie libératrice » ; autrement dit, elle suppose don et perte de soi. Mais nous avons vu que le risque divin consistait, pour le Père, en cet abandon total entre les mains du Fils. Par conséquent, cette approche théologique de l’imprudence rejoint l’introduction audacieuse du risque au sein de la vie divine, voire s’égale à elle. Dans la sous-partie suivante, Balthasar identifie purement et simplement imprudence et don-abandon, parlant de « l’’imprudence’ (Unvorsichtigkeit) trinitaire de l’amour divin, qui dans le don de soi (Hingabe) ne connaissait ni limite ni reprise » (p. 305). Cette troisième réponse ne perd pas le bénéfice de la seconde interprétation mais plutôt enrichit sa perspective phénoménologique, ajoutant au jeu du paraître et de l’apparaître celui de l’apparition sub contrariis : non seulement la recta ratio agibilium n’est pas la véritable prudence, mais c’est l’imprudent qui loin d’ordonner son action par lui-même, remet l’initiative de son action entre les mains de l’autre – ce qui s’avère être la véritable attitude divine.
En second lieu, Balthasar introduit sans crier gare la notion de « souffrance » (Leiden) à propos du sérieux du risque. Quelle relation existe-t-il entre les deux notions ? Le péril n’est pas seulement une incertitude mais une incertitude qui suscite la crainte ; et la crainte a pour objet un mal ; or, le mal présent suscite la tristesse ou la souffrance. La souffrance est donc corrélée au risque comme son effet, son retentissement affectif.
Nous sommes maintenant à même de comprendre l’argumentation : on parle de risque quand un mal futur peut survenir ; or, toute perte de soi constitue une souffrance ; mais donner gratuitement renonce à la garantie du retour ; en donnant et en donnant tout, le Père ne possède aucune assurance, donc ne maîtrise en rien la réception : c’est en ce sens que Balthasar a pu lui attribuer l’impuissance ; voilà pourquoi on peut dire que, dans l’acte kénotique de génération du Fils, le Père encourt un risque, autrement dit est imprudent.
Le Fils aussi court un risque. L’imprudence du Père, écrit Balthasar dans un passage très elliptique, « conduit à l’imprudence divine caractéristique du Fils selon laquelle il se reçoit (Selbstverdankung : littéralement « se-devoir-à-soi-même ») totalement et se laisse prodiguer (Sich-verschwenden-lassens : littéralement « se-laisser-prodiguer ») ». Cette absence de prudence se caractérise donc par un double geste : se recevoir et se laisser gaspiller, dissiper. Ce double acte de l’imprudence filiale est étroitement parallèle au double aspect de la réception du Fils distingué au § 9 : « le fait d’être donné à soi » (das Sich-Gegebenstein) entraîne un « se recevoir soi-même » (Selbstverdankung) ; et « l’action de grâces » (die Danksagung) ouvre au « se-laisser-prodiguer » (Sich-verschwenden-lassen) : ce seconde rapprochement éclaire d’ailleurs l’eucharistie du Fils en la mettant en corrélation avec son obéissance. Enfin, ce geste présente deux caractéristiques : il est « total », entier, autrement dit sans partage ; il est consentant, au sens où le Fils laisse le Père prendre l’initiative, dans une obéissance dont le premier trait nous dit qu’elle est complète. Le risque spécifique du Fils consiste donc non seulement à accepter de tout recevoir, de recevoir sans nul contrôle tout ce qui constitue son être, mais aussi à le remettre totalement à disposition entre les mains du Père. Balthasar reprend ici l’argument développé à propos du drame propre au Fils : l’impuissance de celui-ci vient de ce qu’il accepte de tout recevoir. Et il le complète : symétriquement à l’imprudence propre au Père qui consent à tout donner de ce qui lui appartient, l’imprudence propre au Fils consiste à tout dilapider en le redonnant au Père.
On doit enfin attribuer « l’imprudence (Vorsichtlosigkeit) divine » à l’Esprit. L’argumentation Balthasar est encore plus évasive, puisqu’il se contente de dire que l’imprudence du Père conduit à celle de l’Esprit qui est « donné » (mitgegebenen) au Fils. Balthasar dit donc que l’Esprit participe de l’imprudence du Fils. La comparaison avec le drame propre de l’Esprit pourrait éclairer la nature de ce risque. Mais nous avons vu que le texte ne donne pas de précisions sur ce dernier point. L’emploi du verbe mitgeben plus que celui, attendu, de geben présente-t-il un sens ? Mitgeben ajouter au « donner » l’idée d’un mouvement, d’un « emporter », donc d’un déplacement dans l’espace. Est-il ainsi signifié que, si c’est le Fils qui emporte avec lui l’Esprit, bientôt, en raison de l’inversion trinitaire, l’imprudence de l’Esprit emporte le Fils vers le risque absolu d’une livraison totale entre les mains du Père et les mains des hommes ?
2’) La nature de la relation entre drame intradivin et drame économique
Envisageons une ultime fois la relation entre immanence et économie. Balthasar en écarte d’abord deux conceptions erronées, ainsi que nous l’avons vu ci-dessus ; on peut même retrouver les deux erreurs, dualiste et moniste, si on accepte de les relire selon la double méthode.
Surtout, Balthasar pense cette relation dans des termes à la fois nouveaux et anciens, mais dont le signifié n’est pas neuf : « contenu » (nous avons déjà cité la phrase : « tout ‘risque’, en ce qui concerne Dieu, est contenu dans la ‘puissance impuissante’ de la dépossession divine »), « condition de possibilité » (la phrase continue : « et rendu possible à partir de là » ; et plus haut : « les conditions de sa possibilité »), « point de départ » (« si l’on demande : la souffrance existe-t-elle en Dieu ?, la réponse est la suivante : en Dieu se trouve le point de départ de ce qui peut devenir souffrance »). Le terme « contenu » relève des schèmes spatiaux ; celui de « condition de possibilité » relève du registre abstrait ; celui de « point de départ » relève aussi du registre abstrait et est suffisamment vague pour dire le principe autant que le commencement.
Pascal Ide
[1] Hans Urs von Balthasar, Au cœur du mystère rédempteur, trad., coll. « Sentiers de lumière », Chambray-lès-Tours, C.L.D., sans date, p. 39 et 40.
[2] Clive Staples Lewis, Être ou ne pas être. Le christianisme est-il facile ou difficile ?, trad. Jacques Blondel, coll. « Foi vivante » n° 78, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1968, p. 46.
[3] Id., Si Dieu m’écoutait. Lettres à Malcolm sur la prière, trad. innommé, coll. « Foi vivante » n° 128, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1970, p. 60.
[4] Henri de Lubac, Paradoxe et mystère de l’Église, Paris, Aubier, 1967, p. 210.
[5] Sauf avis contraire, toutes les citations seront tirées de ce volume ; aussi les numéros de page entre parenthèses y renvoient-ils.
[6] Balthasar parle lui-même de « chapitre d’introduction » (p. 54)
[7] Ce plan est clairement énoncé à la fin du chapitre sur l’Apocalypse (p. 58).
[8] Souligné dans le texte.
[9] Souligné dans le texte.
[10] Plus que « excessif » proposé par la traduction.
[11] La traduction « restitution » fait perdre la racine Gabe, « don ».
[12] Cf. la brève synthèse des p. 293-294.
[13] Et, fait aussi remarquable que rare, Balthasar cite en note ces différents textes.
[14] Balthasar identifie le plus souvent l’économie du salut à l’« heure », à la Croix ; mais il lui arrive aussi de l’élargir, lui ajoutant sa cause humaine, le péché, et son effet, l’enfer. Par exemple au § 10, il oppose le « drame originel » intratrinitaire au drame humain, à savoir « le péché, la croix et l’enfer » (p. 302).
[15] Balthasar en tire aussitôt la conséquence : comme le mystère trinitaire n’est en rien accessible à la raison, l’œuvre rédemptrice, notamment la Croix, est un mystère de foi.
[16] Dans les développements qui suivent, y compris dans la sous-partie sur « l’essence de la substitution », Balthasar parle plus facilement de « Fils » que de « Christ », montrant ainsi à quel point sa contemplation le conduit à considérer l’agir de Jésus à partir de « l’arrière-fond trinitaire », donc à partir du Logos éternel.
[17] Karl Rahner, « Dieu Trinité, fondement transcendant de l’histoire du salut », Mysterium Salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, trad. R. Ringenbach, Robert Givord, M. Larose et Ch. Müller, Paris, Le Cerf, tome VI, 1971, p. 13-135. Republié, avec la même pagination et une introduction d’Yves Tourenne : Dieu Trinité. Fondement transcendant de l’histoire du salut, Paris, Le Cerf, 1999, p. 115. Cité par Balthasar, p. 297.
[18] Ibid., p. 28.
[19] Balthasar traite de la conception rahnérienne des relations entre Trinité économique et Trinité immanente de manière plus ample en d’autres lieux.
[20] Le § suivant, Balthasar associe à Moltmann les théologies qui « posent sans nuances la souffrance en Dieu » (p. 299).
[21] Jürgen Moltmann, Le Dieu crucifié. La croix du Christ, fondement et critique de la théologie chrétienne, trad. B. Fraigneau-Julien, coll. « Cogitatio Fidei », Paris, Le Cerf, 1974, p. 287. Cité par Balthasar, p. 298.
[22] Et, au-delà, à Luther (que Balthasar ne nomme pas), notamment à cause de la thématique du Deus sub contrariis et du refus de toute connaissance naturelle de Dieu (theologia Crucis).
[23] Cette traduction semble plus adéquate que « matérielle », proposée par la traduction, ce qui évoque un autre type de distinction.
[24] La répartition proposée par Balthasar trouve une confirmation et un élargissement intéressant dans un ouvrage-revue consacré au mystère de la Rédemption de Giovanni Cavalcoli (Il mistero della Redenzione. Monografie di Sacra doctrina, Bologne, XLIX/3-4, 2004). Passant en revue différentes erreurs concernant la rédemption, l’auteur les classe de manière non pas scripturaire, théologique, mais philosophique, sous la double autorité de Hegel et de Kant (p. 387s). D’un côté, la sotériologie hégélienne introduit une mutabilité et une souffrance en Dieu même alors que la sotériologie kantienne estime que la Passion du Christ n’engage pas la Trinité. En fait, avant la sotériologie, c’est la christologie elle-même qui s’inscrit dans le sillage des deux philosophes allemands. Ce constat étonnera moins si l’on établit une bijection entre la double tendance alexandrine et antiochienne, la christologie hégélienne et kantienne d’autre part. En effet, Hegel affirme clairement la divinité du Christ et explique l’unité de l’homme-Dieu à partir d’un modèle « monophysite ». De son côté, Kant nie la divinité du Christ, celle-ci étant considérée comme superstitieuse et mythologique, et en fait un modèle de justice, un maître de liberté ; de ce fait, la christologie kantienne présente une « ascendance ébionite ou nestorienne ». Les illustrations proposées par l’auteur (et leur répartition en hégéliens historicistes, à tendance eutychienne ou apollinariste et en hégéliens anhistoricisants, à tendance docète) paraissent plus discutables, voire contredisent notre propos, puisque Karl Rahner fait étrangement partie, selon lui, de l’héritage hégélien.
[25] Balthasar mentionne une des sources principales de ce concept, Serge Boulgakov (Du Verbe incarné, trad. Constantin Andronikov, coll. « La sagesse divine et la théanthropie », Paris, Aubier, 1943), mais sans détailler ni donner de référence précise, car il a eu l’occasion à plusieurs reprises – et dans un tout proche développement (p. 288-290) – de développer la conception kénotiste de Boulgakov tout en prenant ses distances.
[26] DD III, p. 307 ;
[27] Balthasar n’évoque qu’implicitement cette question de la simplicité que je développerai de manière un peu plus ample dans la reprise.
[28] La traduction « transfigure » interprète trop, surtout lorsqu’on sait combien la transfiguration évoque la gloire, notion clé chez Balthasar verbe qui est évoqué en passant étonne : signifie-t-il que Dieu est dépassement (et, on va le voir, « principe ») de par sa gloire qui est identiquement la lumière d’amour en son fond et en son irradiation ?
[29] La traduction – « une dépossession de soi jusqu’à l’extrême abandon » – interprète trop.
[30] Le § 8 parle de Spiel.
[31] Pour ces citations, les italiques sont de moi.
[32] Notons sans le développer, car ce point très significatif sera repris dans la partie critique, que si Balthasar prend à son compte l’axiome classique « toute œuvre divine ad extra est indivise » (cf. par exemple ST, IIIa, q. 32, a. 1, diff. 1), il le réinterprète de fond en comble : en effet, cet axiome s’entend de l’essence divine, avant toute distinction des Personnes (c’est lui qui par exemple fonde la démonstration thomasienne de l’impossibilité d’une preuve rationnelle de la Trinité : ST, Ia, q. 32, a. 1) ; or, ici, il est appliqué à une action posée par chacune des Personnes divines prises séparément ; le terme « commun » est donc attribué aux Personnes divines et non pas à l’essence. Voilà pourquoi Balthasar l’a substitué à « indivis »…
[33] Voilà pourquoi Balthasar peut un moment parler « par analogie, d’une tragédie eschatologique, dans la mesure où l’on peut et doit dire que le plan de Dieu est tenu en échec et que la création se trouve entachée d’un certain non-sens » (DD IV, p. 191).
[34] Ce que perd la traduction française : « celui qui veut prendre par lui-même toute initiative ».
[35] Après avoir cité le Contra Iulian. d’Augustin, saint Thomas continue : parmi les vices opposés à la prudence, « il faut premièrement considérer les vices qui, de manière manifeste, sont contraires à la prudence, ces vices provenant d’un défaut de prudence ou de ce qui est requis à la prudence ; deuxièmement, les vices qui présentent quelque similitude trompeuse [similitudinem falsam] avec la prudence, cela par l’abus de ce qui est requis pour la prudence ’ (ST, IIa-IIae, q. 53, intr.).