Il est philosophiquement éloquent qu’il existe deux sortes de support anatomiquement distincts de la faculté de mémorisation : la mémoire des visages et la mémoire des choses [1].
En effet, les neurosciences établissent qu’il y a deux mémoires distinctes, des choses et des visages que l’expérience commune permet de différencier sans erreur. Nous savons aussitôt reconnaître les objets. De même, la mémoire des visages est automatique, rapide et infaillible. Toutefois grande est la différence : si la forme des objets est souvent simple, « reconnaître un visage met en jeu une grande variété d’opérations perceptuelles et cognitives, réalisées par des structures cérébrales dotées d’une remarquable efficacité [2] ».
Précisons. Selon un modèle cognitif relativement tardif (il date de 1980 [3]), la mémoire des visages fait appel à trois opérations élémentaires successives [4] : ce sont autant d’étapes permettant de passer de l’universel au particulier :
– Première étape : l’encodage structurel traite les caractéristiques physiques, sensibles du visage et donne une « configuration d’ensemble ».
– Deuxième étape : elle vise à dégager les caractères physionomiques uniques, propres à chaque visage.
– Troisième étape : la reconnaissance proprement dite du visage.
Les deux premières étapes sont perceptuelles ; autrement dit, elles relèvent de ce qu’Aristote appelle les sens externes. Mais une autre étape est nécessaire car il faut établir une relation entre ces caractéristiques relevant du sens externe et les visages déjà connus, stockés dans la mémoire. Là intervient le véritable acte de reconnaissance. Alors, sont associées à ce visages les informations biographiques propres à la personne reconnue. Évidemment, il est possible d’avoir accès à celles-ci par le biais d’autres caractéristiques comme la voix, le geste, l’écriture (tous signes reconnus par la caractérologie), etc. Là est la reconnaissance du visage comme acte du sens interne, en l’occurrence de l’imagination jointe à la mémoire.
Ce modèle est établi par son contraire : la maladie appelée prosapognosie est un déficit acquis de la reconnaissance des visages, consécutive à une lésion cérébrale. Précisons que cette perturbation ne touche pas les informations mémorisées sur la biographie ; elle n’affecte que cet objet bien spécifique qu’est le visage. En effet, les patients sont aptes à retrouver qui est la personne à partir d’autres indices.
Or, la prosapognosie peut toucher chacune de ces trois étapes, séparément, sans que les séparations soient toujours aussi nettes [5], même si l’expérience confirme grosso modo la distinction entre le déficit perceptuel (concernant les deux premières étapes) et la perte du processus mémoriel qui lui, constitue véritablement l’acte ultime de reconnaissance des visages.
Grâce à la tomographie par émission de positons (tep), on connaît les régions du cerveau qui sont actives pendant la reconnaissance d’un visage : chez le droitier, il s’agit toujours de l’hémisphère droit et, plus encore, des régions ventrales (ou inférieures) de cet hémisphère. On peut encore préciser les régions en cause sur la face médiane de l’hémisphère droit : 1. lobe temporal antérieur, 2. gyrus parahippocampique, 3. et la structure regroupant le gyrus lingual et le gyrus fusiforme. De plus, ces trois zones sont spécifiquement détruites chez les patients atteints de prosopagnosie. Leur rôle est différencié [6] : 1. le lobe temporal antérieur participe surtout à « la conservation des souvenirs de nature personnelle (par opposition à la mémoire sémantique) » ; 2. gyrus parahippocampique « joue un rôle crucial dans les processus émotionnels » ; 3. la structure regroupant le gyrus lingual et le gyrus fusiforme « sous-tend les opérations perceptuelles impliquées dans la représentation et l’analyse des configurations faciales ».
De plus, l’expérience sur l’animal (en l’occurrence les singes macaques) a permis de conclure que certains neurones sont spécialisés dans la reconnaissance de tel ou tel aspect du visage :
« certains répondent de préférence à un visage vu de face, d’autres à un visage vu de profil ; certains répondent avec plus d’intensité au visage d’un individu spécifique qu’à tous les autres ; certains répondent à des visages exprimant une émotion, d’autres non ; certains sont sensibles à l’orientation du regard, d’autres à l’orientation conjointe du regard et de la tête [7] ».
Et ces neurones sont logés principalement dans le cortex frontal. Cette donnée étonne :
« On pourrait se demander pourquoi le cerveau dispose ainsi de deux systèmes distincts pour traiter les visages d’un côté, les autres objets visuels de l’autre, alors qu’un ingénieur efficace aurait cherché à combiner ces deux traitements dans un seul système. L’organisation du cerveau est le résultat de l’évolution et le fruit d’une logique qui n’est probablement pas celle de notre esprit rationnel, mais le cerveau semble avoir ses raisons que notre cerveau ne comprend pas [8] ».
Pour rendre compte de ce fait étonnant, le chercheur [9] convoque le concept darwinien d’adaptation de l’homme à son milieu : « Tout être social se doit de différencicer et de reconnaître les membres de son groupe et, pour l’être humain, le visage est le signe distinctif le plus apte à tenir ce rôle [10] ».
Mais ce fait mérite aussi d’être interprété philosophiquement. La dichotomie cérébrale des deux formes de mémoire est comme la traduction (et la confirmation) de la dualité réelle des choses et de l’esprit, des réalités naturelles et de l’homme. Il est inscrit dans l’encéphale humain qu’il ne peut traiter la personne comme un objet. Plus encore, c’est le visage qui est le révélateur, le signe de cette humanité de l’autre homme. Comment ne point songer à la distinction que Martin Buber faisait entre la relation Je-Cela (la relation aux objets) et la relation Je-Tu (la relation intersubjective) [11], ou à la thèse levinassienne selon laquelle autrui se révèle à nous par son visage ?
« La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons, en effet, visage. Cette façon ne consiste pas à figurer comme thème sous mon regard ; à s’étaler comme un ensemble de qualités formant une image. Le visage d’Autrui détruit à tout moment, et déborde l’image plastique qu’il me laisse, l’idée à ma mesure […] l’idée adéquate [12] ».
Pascal Ide
[1] Cf. Justine Sergent, « La mémoire des visages », La Recherche, n° spécial sur la Mémoire, 267 (juillet-août 1994), p. 792-797.
[2] Ibid., p. 792.
[3] Est-il révélateur du naturalisme qui traite l’homme comme une chose ?
[4] Ibid., p. 793
[5] Cf. Ibid., p. 794.
[6] Cf. Ibid., p. 795 et 796.
[7] Ibid., p. 797.
[8] Ibid.,
[9] Relevons aussi sans surprise que l’auteur identifie de manière positiviste « esprit rationnel » et discours scientifique.
[10] Ibid., p. 793
[11] Cf. Martin Buber, Je et Tu, in La vie en dialogue, trad. Jean Loewenson-Lavi, coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier, 1959.
[12] Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971, p. 21.