Le penseur Søren Kierkegaard a réagi à son professeur et ami Martin Mœller sur la place de la mythologie dans l’éducation des enfants [1].
Mœller a rédigé un article court et virulent où il condamne les abus commis par les contes populaires dans l’esprit des enfants et donc la publication des nombreux recueils de ces contes : « C’est un fait parfaitement établi que la lecture immodérée des romans a complètement perturbé l’esprit d’une partie de nos contemporains [2] ». La raison, plutôt simple, est la suivante : l’enfant doit être éduqué à vivre dans le monde des « choses qu’il doit maîtriser à fond pour devenir un homme de valeur » ; or, les contes traitent dans un monde imaginaire qui est « mensonger », totalement différent de ce monde réel ; « on lui porte donc un grand préjudice en interrompant ses efforts passionnés pour posséder à fond le monde réel qui est le sien, en l’enfermant dans un monde imaginaire ». Les dégâts sont d’autant plus grands que « le monde mental qui se construit pendant l’enfance va demeurer inchangé pendant tout le reste de la vie [3] ». En fait, la conclusion est plus nuancée : il ne s’agit pas de « totalement refuser à l’enfant le plaisir d’entendre des histoires fantastiques [4] », mais simplement de lui raconter « un très grand nombre de contes de fées [5] ». Le critère est alors le suivant : « Si l’on veut distraire les enfants avec des récits poétiques, il faut les leur enseigner de telle manière qu’ils puissent les raconter eux-mêmes », ce qui favorise l’« autonomie » de la « vie mentale [6] ».
Face à « l’attitude largement négative de son maître » à l’égard des contes, Kierkegaard fut « sans doute exaspéré [7] ». Certes, aucun témoignage ne l’atteste. Mais l’on sait combien le philosophe danois a toujours porté un grand intérêt aux récits fantastiques et aux contes populaires. De fait, il possédait de nombreux recueils en danois et en allemand [8]. De plus, en 1837-1838, Kierkegaard a vécu une crise de mélancolie où il a même éprouvé des désirs suicidaires. Or, une note de son Journal révèle que la lecture des contes joua un effet en quelque sorte thérapeutique :
« Quand je suis fatigué de tout et ‘rassasié de jours’, un conte m’est toujours un bain de renouvellement si efficace. Là cessent tous les soucis et finitudes terrestres, la joie, la tristesse même y sont infinies (de là justement cet élargissement bienfaisant) [9] ».
Précisons cette dynamique curative. La psychiatrie nous apprend que la dépression se caractérise par deux notes principales : la tristesse et l’inhibition à l’action, c’est-à-dire la perte du goût ou de l’énergie pour poser des actes. Or, la lecture du fantastique d’abord stimule l’âme engluée dans l’endormissement ; ensuite, elle écarte les difficultés de la vie quotidienne qui assombrissent l’âme et ainsi lui redonne la joie. Relevons aussi un mot : « élargissement ». Le conte, en quelque sorte, dilate le psychisme. Or, les grands mythologues mythopoïètes anglais, Lewis, Tolkien, Coleridge, etc., affirment que, en élargissant l’âme, les féeries introduisent la personne dans un monde surréel plus grand et donc plus joyeux que le monde réel.
Certes, Kierkegaard n’eut jamais d’enfants, n’a guère d’expérience éducative (il n’enseigna le latin que pendant deux ans) et fut privé de véritable enfance [10]. Mais, d’abord, l’auteur des Miettes fut toujours très attaché à la prime jeunesse [11]. Ensuite, il fut très proche de ses neveux. Or, justement, il leur racontait des histoires. De plus, le mythe est au cœur de sa philosophie. Pour le dire trop vite, selon notre auteur, l’homme doit parcourir le cycle entier de l’évolution humaine, passer ses différentes étapes ; or, l’une d’entre elles est l’enfance qui, justement se caractérise par l’écoute des mythes : « L’enfant a besoin d’entendre des récits mythologiques, de bonnes histoires [12] ». Voilà pourquoi Kierkegaard accorde une place singulière à l’imagination qui, loin de favoriser l’évasion hors de la réalité, celle-ci en déplie les virtualités : « La façon donc chacun déploie ses capacités d’imagination détermine en fin de compte le monde dans lequel il vit, sa personnalité propre et sa vérité personnelle [13] ».
Enfin, Kierkegaard ne s’est pas contenté d’éprouver du mécontentement vis-à-vis de l’article de Mœller, il a rédigé une esquisse d’un essai sans titre ni date, où il réfléchit sur la valeur des contes pour l’éducation des enfants [14]. N’étant ni complet, ni très cohérent, contentons-nous de relever quelques affirmations parmi d’autres :
- Pourquoi raconter des histoires aux enfants ?
« Raconter des histoires joue un rôle essentiel » dans l’éducation des enfants. En effet, « le désir d’entendre des récits est profondément enraciné » en eux [15]. De plus, leur narrer un conte, c’est « mettre d’une manière ou d’une autre le poétique en contact avec leur vie », « faire surgir, au moment le plus inattendu, une vive lueur qui brille un instant et disparaît […]. Ainsi l’âme des enfants est comme électrisée et ressent la présence universelle de quelque chose de poétique, qui leur paraît délicieux mais dont ils n’osent s’approcher [16] ». En outre, « écouter des histoires stimule la productivité chez l’enfant [17] ».
- Comment raconter des histoires aux enfants ?
Pour le conteur : « Bien peu de gens possèdent le temps de raconter [18] ». Que faire ? « Par-dessus tout, il ne faut pas perdre de vue ce qui fait le point central de l’histoire racontée ». Inversement, il faut éviter de « raconter interminablement, toute la journée, des histoires banales et insignifiantes [19] ». Cela tue la joie qu’ils ressentent à entendre des contes.
L’important, ajoute Kierkegaard, est que
« les nourrices et les personnes que l’on peut ranger dans cette catégorie […] croient profondément à la vérité de leurs histoires […]. C’est seulement lorsque l’enfant se met à soupçonner que le narrateur ne croit pas à ses histoires qu’elles commencent à provoquer des dégâts. Ce n’est pas leur contenu qui est en cause, c’est le fait qu’elles soient fausses aux yeux du narrateur qui développe peu à peu chez l’enfant méfiance et suspicion [20] ».
Le conteur doit donner la parole à l’enfant. En effet, celui-ci a aussi besoin de « critiquer » les contes « à la manière de Socrate (d’en faire la critique en posant peu à peu des questions) ».
Enfin,
« après un récit, on se gardera de détruire l’impression en terminant par : ‘Mais vous comprenez bien que ce n’est qu’une histoire…’. C’est ce que l’on retrouve, plus tard, chez les personnes qui n’ont absoluement aucun sens poétique, et qui détruisent l’impression produite par une anecdote par exempe, en incitant à enquêter sur la vérité matérielle des faits [21] ».
Pascal Ide
[1] Sur les relations, cf. Henri-Bernard Vergote, « Paul Martin Mœller et Søren Kierkegaard », Revue de Métaphysique et de Morale, 75 (1970) n° 4, p. 452-476.
[2] Martin Mœller, « Om at fortælle Börn Eventyr », Efterladte Skrifter, vol. 5, p. 14-17 : « Raconter des histoires aux enfants », trad. Sylvain Abouaf et Jean-Pierre Mazens, dans Transversalités. Revue de l’Institut catholique de Paris, 78 (avri-juin 2001), p. 51-54, ici p. 51.
[3] Ibid., p. 52.
[4] Ibid., p. 53.
[5] Ibid., p. 52.
[6] Ibid., p. 53.
[7] Sylvain Abouaf et Jean-Pierre Mazens, « Avant-propos des traducteurs », Transversalités, p. 33-40.
[8] Cf. Hermann Peter Rohde, Auktionprotokol over Søren Kierkegaards Bogsamling, København, Det Kongelige Bibliotek [Royal library Copenhagen], 1967, p. 82/5.
[9] Søren Kierkegaard, Papirer II A, p. 107 : Journal. Extraits. Tome 1, 1834-1846, trad. Knud Ferlov et Jean-J. Gateau, Paris, Gallimard, 1941, p. 78.
[10] Sur la relation ambivalente de Kierkegaard au père, cf. David Breziz, Kierkegaard et les figures de la paternité, Paris, Le Cerf, 1999.
[11] Cf. Grethe Kjaer, Bardommens ulykkelige Elsker ; Kierkegaard om Barnet og Barndommen [L’amant malheureux de l’enfance. Kierkegaard sur l’enfant et l’enfance], Retzels Forlag, 1986.
[12] Søren Kierkegaard, Papirer I A, p. 248.
[13] Cf. David J. Gouwens, Kierkegaard’s Dialectic of the Imagination, Peter Lang, 1989, p. 279
[14] Søren Kierkegaard, « L’intérêt de raconter des histoires aux enfants », Papirer II A, p. 9-19 : trad. Sylvain Abouaf et Jean-Pierre Mazens, Transversalités, p. 41-50.
[15] Ibid., p. 41.
[16] Ibid., p. 43. Souligné dans le texte.
[17] Ibid., p. 45.
[18] Ibid., p. 41.
[19] Ibid., p. 45. Souligné dans le texte.
[20] Ibid., p. 41-42.
[21] Ibid., p. 47.