La nature, maîtresse de petitesse. Les microbes présents dans l’organisme vivant (le microbiote) 2/3

d) L’endosymbiose

Jusqu’à maintenant, nous avons parlé de symbioses qui, pour être parfois intérieures comme les endomycorhizes, sauvegardent la diversité des partenaires. Marc-André Selosse insiste à juste titre sur un autre fait : la présence de « microbes au fond de nos cellules [1] ». Autrement dit, l’endosymbiose va jusqu’à la perte totale d’autonomie. Pour autant, peut-on parler d’une disparition d’un des partenaires ou d’une totale fusion des partenaires ? Ce phénomène – que nous allons appeler incorporation – est observé autant pour les plantes que pour les animaux. Et cela, en raison de la même finalité : intégrer les ressources énergétiques. Croiser discipline et histoire peut être éclairant.

1’) Histoire

a’) À l’origine : l’hypothèse endosymbiotique
1’’) Le chloroplaste

Le chloroplaste ou plaste est un organite intracellulaire d’environ un centième de millimètre qui contient la molécule responsable de la photosynthèse, la chlorophylle. Et qui donne aux plantes leur couleur verte – phénomène considéré comme accidentel par la quasi-totalité des scientifiques, mais hautement significatif pour une philosophie de la nature ontodative, comme celle de Hans André [2].

Un fait est très étonnant. L’on n’observe jamais de formation spontanée de plastes à l’intérieur d’une cellule végétale, alors que, par exemple, l’on peut voir apparaître d’autres organites, le réticulum, une vacuole, etc. Précisément, le plaste présent dans la cellule provient toujours de la division d’un plaste antérieur. Or, la division est une opération caractéristique du vivant : en l’occurrence, l’opération d’une cellule dont on sait qu’elle est soit une partie du vivant (la cellule d’un organisme), soit le vivant entier (s’il est monocellulaire). Voilà pourquoi, dès 1883, le botaniste allemand Andreas Schimper (1856-1901) émet l’hypothèse d’une symbiose : « S’il est définitivement établi que les plastes ne sont pas formés de novo dans la cellule-œuf », celle qui engendre la graine, alors, « peut-être une plante verte n’est-elle que l’union entre un organisme incolore et un microbe possédant des pigments chlorophylliens ». Son hypothèse est reprise et généralisée par le biologiste russe Constantin Mereschkowsky (1855-1921). Même si l’idée est accueillie favorablement, toutefois, la théorie de l’évolution ne l’intègre pas.

2’’) La mitochondrie

De manière très stupéfiante, le phénomène observé pour les plastes fut aussi constaté pour un autre organite d’environ un micron qui, lui, est intra-animal : la mitochondrie. Provenant du grec mitos, « fil » et chondros, « granule », elle doit son nom à sa forme allongée. L’on doit sa description encore à un allemand, universitaire et médecin, Richard Altmann (1852-1900), en 1890. À l’instar du chloroplaste, elle n’est jamais assemblée dans la cellule à partir de composants élémentaires et séparés ; elle est produite, là encore, par division d’une mitochondrie préexistante. Aussi, Altmann fait-il de la mitochondrie un « résident permanent » possédant une autonomie génétique et métabolique. Et des contemporains ont, eux aussi, pensé à des bactéries. C’est d’ailleurs l’idée qui est émise par le physiologiste français Paul Portier (1866-1962), en 1918, dans un ouvrage justement intitulé Les symbiotes [3]. Or, autant Altmann que Portier ignorent le rôle de la mitochondrie.

b’) Recul de l’hypothèse

Contre cette hypothèse de l’origine endosymbiotique tant des plastes que des mitochonodries, une objection puissante va être opposée. Le biologiste Koch a énoncé la théorie pathologique suivante : un agent est déclaré pathogène lorsque, injecté à un organisme sain, il déclenche la maladie. Comme l’agent est une bactérie, l’on peut utiliser l’argument de manière plus générale pour établir l’identité bactériologique d’une entité. Or, en mettant en culture des plastes et des mitochonodries, qu’a-t-on observé ? Les organites ont littéralement explosé : incapables de gérer les échanges d’eau avec le milieu différent, elles sont victime de la différence de pression osmotique. On en déduit donc que ce ne sont pas des bactéries. Il est d’ailleurs significatif que, un an après la publication de l’ouvrage de Portier, non seulement il ne soit pas réédité, mais qu’il soit remplacé par un livre intitulé Le mythe des symbiotes [4].

En fait, l’erreur est scientifique. Vivant depuis des millions d’années au sein des cellules, ces organites ont perdu toute autonomie et sont incapables de pourvoir à différentes fonctions vitales que peuvent assurer les bactéries.

L’erreur est aussi philosophique, au sens où elle est lourde de toute une vision an-écologique ou anti-systémique de l’être animé : le postulat de Koch se fonde sur une conception isolationniste ou individualiste des organismes vivants. En effet, sa preuve sur fonde sur la séparation de l’agent pathogène d’avec son milieu, donc sur son isolement, la déconnexion de toute relation avec les autres substances.

c’) Renaissance de l’hypothèse

Il faudra attendre les travaux de la microbiologiste américaine Lynn Margulis, née Lynn Petra Alexander (1938-2011), dans les années 70, pour que cette théorie revienne en grâce [5]. Pour la petite histoire, en 1966, la jeune doctorante et enseignante à la faculté à l’Université de Boston écrit un article théorique intitulé sur l’origine des cellules eucaryotes. Trop original, il est « rejeté par une cinquantaine de journaux scientifiques [6] », avant d’être accepté par le Journal of Theoretical Biology [7]. Pourtant, il est aujourd’hui considéré comme un repère dans la théorie endosymbiotique moderne.

Lynn Margulis joint aux possibilités techniques nouvelles offertes par la microscopie électronique et la puissante synthèse des données en microbiologie, discipline qu’elle maîtrise parfaitement, une personnalité haute en couleurs, quelque peu iconoclaste (elle se permet de critiquer frontalement le darwinisme), très pédagogue et elle aussi douée d’une vision large, voire philosophique, du vivant. Voire, coauteure de l’hypothèse Gaïa avec le biologiste et météorologue anglais James Lovelock, elle a ensuite étendu le concept de symbiose à la totalité de la Terre [8].

De multiples arguments vont plaider en faveur de l’origine bactérienne de ces organites – malgré les modifications considérables venues de la très longue vie intracellulaire de ceux-ci. D’abord, les symbioses intracellulaires par exemple du rhizobium des nodosités comportent des doubles membranes ; or, chloroplastes et mitochondries possèdent elles aussi deux membranes continues. De plus, si l’on considère non plus la structure, mais la composition de ces membranes, celles des mitochondries contiennent des cardiolipides et celles des chloroplastes des galactolipides et des sulfolipides ; or, non seulement ces molécules se retrouvent dans les membranes bactériennes, mais elles sont absentes du reste de la cellule. Enfin, l’argument décisif est la présence d’ADN tant dans les chloroplastes que dans les mitochondries. Or, la structure de leur ADN est circulaire et cette configuration, absente des eucaryotes, est en revanche typique des bactéries. D’ailleurs, les gènes composant l’acide nucléique sont à ce point d’origine bactérienne que l’on peut affirmer que les plastes proviennent des Cyanobactéries et les mitochondries des Alphaprotéobactéries.

Ainsi, tous les eucaryotes, uni- ou pluricellulaires, végétaux ou animaux, ayant besoin de sources internes d’énergie, possèdent donc des mitochondries ou des plates, et sont donc nés, au moins de manière lointaine, d’une endosymbiose bactérienne. Ces petits êtres que sont les organites jouent donc un rôle fondamental pour la vie des organismes supérieurs [9].

Il est d’ailleurs selon moi signifiant que, malgré les efforts méritoires de Lynn Margulis en ce sens, il n’est toujours pas établi que d’autres organites comme les flagelles ou les peroxysomes soient d’origine bactérienne, donc de nature symbiotique.

2’) Nature

Considérons maintenant plus attentivement les organites dont on vient de démontrer l’origine symbiotique. L’observation montre qu’ils ont totalement perdu leur autonomie.

a’) Perte de l’autonomie

Tout d’abord, en effet, l’autonomie est assurée par la capacité du vivant de pouvoir synthétiser ses propres biomolécules. Or, la perte génétique de ces organites est considérable. En effet, une bactérie « moyenne » comme Escherichia Coli comporte 5 millions de nucléotides correspondant à environ 5 000 gènes. Or, le génome mitochondrial de l’homme possède seulement 16 000 paires de bases codant pour 37 gènes ! Donc, l’ADN de la mitochondrie a perdu plus de 99 % de son contenu. Autrement dit, en s’enclavant, il conserve moins de 1 % de ce qu’il possédait à l’état libre. Et l’on observe une régression génétique similaire, quoique moindre pour le plaste. Alors qu’une cyanobactérie du plancton du genre Synechocystis possède 3,5 millions de nucléotides se distribuant en à peu près 3 200 gènes, le génome d’un plaste comporte 140 000 de paires de bases et 120 gènes. La déperdition est de 95 %.

De plus, et c’est la conséquence, les protéines d’une mitochondrie ou d’un plaste sont 20 à 100 fois plus nombreuses que les gènes des organites capables de les coder.

Mais d’où proviennent alors les protéines ? Sans surprise, du génome de la cellule-hôte. D’ailleurs, ces protéines n’existaient pas chez les ancêtres libres d’où proviennent les organites : ils témoignent des nouvelles fonctions liées à la vie endosymbiotique et de l’intégration dans une forme supérieure.

b’) Délégation de l’autonomie

Mais il y a plus. Les gènes présents dans le procaryote bactérien qui fut intégré ont migré dans le génome du noyau de la cellule-hôte. Par exemple, on a montré que le plaste de l’arabette (Arabidopsis thaliana) comporte 2 300 protéines qui proviennent de la cellule-hôte, c’est-à-dire codés par le génome du noyau. Or, 1 300 sont des gènes présents chez les Cnaynobactéries. Donc, ces gènes initialement présents dans la bactérie ont été relocalisés dans le noyau après endosymbiose. Il en est de même pour les mitochondries.

3’) Ouverture à un problème

Ces différents constats posent une question d’ordre philosophique. Nous sommes face à un paradoxe. D’un côté, le génome du noyau attire à lui les gènes présents dans les organites et les intègre. De l’autre, le travail d’intégration semble partiel, puisque la mitochondrie ou le plaste continue à possèder son ADN, à coder un certain nombre de protéines, et surtout continue à se dédoubler, c’est-à-dire à engendrer ces organites, ce que la cellule ne peut composer par elle seule. Autrement dit, le noyau de la cellule hôte n’a pas les ressources pour construire un plaste ou une mitochondrie à partir de composants élémentaires. Il faudra revenir sur ce constat étrange, riche d’implications philosophiques.

 

Nous ne pouvons donc pas accepter des formulations comme celle-ci : « Les mitochondries et les plastes ne présentent donc plus qu’une semi-autonomie [10] » ; « On découvre ici un degré suprême d’intrication des partenaires [11] » ; « La cellule eucaryote [est] une chimère symbiotique [12] ». Parlant de « coévolution » et même en qualifiant celle-ci de « fusionnelle [13] », Selosse laisse entendre que la réciprocité entre les deux partenaires est totale. Il se contredit d’ailleurs en affirmant clairement l’asymétrie, par exemple en parlant de « cellule hôte ». Surtout, l’agir suit l’être. Autrement dit, celui qui commande ou contrôle, donc est principe de l’action, est aussi principe de l’être. Et le principe directeur se trouve dans l’acide nucléique porteuse d’information. Or, nous avons vu que non seulement chloroplastes et mitochondries n’ont presque plus d’ADN, mais que, fait hautement significatif, leur ADN a été transféré dans le noyau de la cellule-hôte.

e) Comparaison végétal-animal

La colonisation par les microbes diffère entre plantes et animaux. Double est la différence. La symbiose végétale est à la fois généralisée et profonde, alors que la symbiose animale est localisée (c’est-à-dire limitée à certaines cavités) et superficielle.

La raison immédiate, scientifique, en est que « à l’inverse de l’animal, la plante est très ouverte sur le milieu, en raison de son contact direct et fixe avec le sol, et de ses stomates ouvertes sur l’air ambiant. Aussi la plante est-elle ‘farcie’ d’endophytes, au cœur même de ses tissus, entre ses cellules, ce qui constitue une différence majeure avec les animaux [14] ». On pourrait préciser cette première explication : la plante est fixe, dénuée de toute locomotion. Elle est aussi dénuée de sensation, donc d’information sur son environnement. Or, la nutrition est l’opération vitale, fondatrice. Mais l’alimentation dépend très particulièrement de son objet, l’aliment, de sa présence, de sa situation, etc. Donc, elle doit compenser ce que la sensation et la locomotion animales lui apportent. Elle le fait en s’ouvrant en sa totalité (extension) et en sa profondeur (intension). Inversement, la substance animale a moins besoin de cet échange.

Quoi qu’il en soit du détail de l’explication, la conséquence en est que la différence entre la symbiose végétale et la symbiose animale n’est pas que d’altérité, de diversité ; elle signale aussi une hiérarchie de l’hôte, ainsi que nous le redirons. D’un mot et notamment, en régionalisant le situs du microbiote, l’animal le contrôle ; or, plus un être est parfait, plus il est cause de son action, autrement dit la maîtrise.

f) Les hommes

Nous n’entrerons pas dans tous les détails, tant les faits sont connus et décrits dans de nombreux ouvrages. Rappelons seulement quelques données, notamment chiffrées. Les trois lieux principaux sont la peau, les orifices et les intestins.

1’) La peau

a’) Présence du microbiote

Même frottée et nettoyée, notre peau héberge de nombreux microbes. Bactéries et levures forment un biofilm discontinu. Un signe de leur présence est notre odeur. En effet le microbiote produit des molécules sous forme gazeuse. D’ailleurs, de manière générale, nos émanations, dont nos pestilences sont d’origine microbienne. L’on distingue les zones plus humides (les différents plis ou cavités comme le nombril) où le microbiote est plus nombreux, moins spécifiquement diversifié et plus stable, et des zones sèches où il est moins abondant, plus génétiquement diversifié et variable. Par exemple, le microbiote de la main comporte jusqu’à 10 millions de cellules bactériennes par cm2 de plus de 150 espèces par main.

L’on a observé des différences entre main droite et main gauche, c’est-à-dire entre la main dominante et l’autre main ; or, les espèces présentes proviennent de l’environnement touché ; ainsi, nos deux mains touchent diversement leur milieu.

De même, l’on a noté des différences entre sexes : la main féminine possède une plus grande diversité spécifique que la main féminine. Cela tient-il à une relation différent au toucher de son environnemet ou bien à l’utilisation différente des savons et des cosmétiques, en termes de substance, de temps consacré, etc. ?

b’) Fonction

Loin d’être nuisibles ou simplement inutiles, ces bactéries jouent un rôle positif d’importance : la protection. Celle-ci est due à deux mécanismes principaux. D’abord, elles capturent différents nutriments dont elles se nourrissent ; or, les germes pathogènes ont eux aussi besoin d’aliments. Ensuite, elles jouent un rôle abtibiotique contre certaines bactéries. C’est par exemple le cas de Propionibacterium acnes font fermenter le sebum dans les canaux des glandes ; or, ce faisant, ils produisent des acides gras volatils ; or, l’acidité est un écran efficace contre de nombreux microbes.

c’) Conséquence pratique

Il se pose un problème. Le Propionibacterium acnes qui nous protège de nombreux microbes est aussi cette bactérie qui contribue à l’odeur de celui qui est « mal lavé » ! Difficile compromis… L’abus du nettoyage de la peau par des bactéricides peut paradoxalement conduire à des mycoses. D’ailleurs, nos ancêtres ne se lavaient guère.

Que faire ? Comme toujours, in medio aut in medietate stat virtus. « Une hyginène raisonnable consiste à se laver les mains exclusivement avec à-propos, c’est-à-dire par exemple avant les repas ou avant de toucher une plaie. Il faut accepter une ‘saleté’ propre, légère et protectrice, plutôt que cherche à viser un illusoire état axénique, qui laisse place aux premiers venus [15] ».

2’) Les orifices

a’) Présence du microbiote

De prime abord, nos orifices sont plus accueillants aux microbes, puisqu’ils sont humides et porteurs de glandes secrétrices. Pourtant, le nombre de microbes n’est pas si important vis-à-vis de la peau. De fait, existent plusieurs protections.

Les premières sont mécaniques : les flux de mucus hors des conduits auditifs, respiratoires ou nasaux conduit les microbes qui se multiplient. Sans parler de la toux qui expulse les mêmes hôtes indésirables à une vitesse dépassant les 200 mètres par seconde, la vélocité étant proportionnelle au danger d’infection !

Les secondes sont chimiques : l’acidité. Celle du vagin est dix fois supérieure à celle de la peau. L’estomac produit un milieu 1 000 fois plus acide que la peau, du fait de la secrétion gastrique.

b’) Fonction

Là encore, ce microbiote joue un rôle. Prenons l’exemple de la bouche. Passons le changement dans la perception des aliments (le morceau de sucre, de doucement sucré devient assez vide un peu acide, à cause de la fermentation bactérienne du sucre) et l’odeur buccale (la mauvaise haleine est due à 90 % aux bactéries qui fermentent dans les recoins les moins oxygénés de la bouche). Le microbiote buccal joue le même rôle que le microbiote peaucier : protection contre les germes inopportuns et les infections qu’ils pourraient produire.

c’) Conséquence pratique

Observons que les papilles du dos de la langue (c’est-à-dire sa face supérieure) sont des lieux où prolifèrent les bactéries produisant des substances aux noms suffisamment évocateurs : putrescéine, cadavérine, scatol, hydrogène sulfuré (l’odeur si caractéristique des œufs pourris)… Or, le brossage de cette zone, souvent oubliée lors du brossage des dents, élimine le biofilm que ces bactéries forment pour survivre et ne pas être éliminées en passant dans l’estomac.

Là encore, l’hygiène est question de juste mesure : entre le lavage de dents hebdomadaire (!) et le bain de bouche antiseptique répété.

3’) L’intestin

a’) Présence du microbiote

Quelques chiffres. Notre intestin contient entre 1 et 1,5 ko de bactéries et de levures distribuées entre environ 500 espèces pour chaque individu et 4 000 pour l’espèce humaine. On connaît même plus de 10 000 espèces de microbes capbles d’habiter notre corps. Qu’il est étonnant que, si l’homme est d’une seule espèce, en revanche, il héberge des bactéries qui appartiennent à de si nombreuses espèces différentes.

Plus le bol alimentaire progresse, plus il est colonisé par les bactéries, si bien qu’au terme, elles représentent 60 % du volume des selles (à savoir 100 milliards de bactéries par grammes).

Peut-on préciser le nombre de bactéries présentes dans le microbiote humain ? Une étude datant des années 1970, a lancé un nombre très impressionnant qui est resté dans les mémoires : entre 10 et 100 fois plus de bactéries que de cellules humaines dans notre corps. Mais d’autres estimations, depuis, ont réévalué ce nombre à la baisse : nous comptons environ 10 000 milliards (soit 1013) de bactéries dans notre intestin. Il est pédagogique d’encadrer ce chiffre de trois autres qui sont autant de puissances de 10 : nous possédons en moyenne 10 fois moins de bactéries sur notre peau (soit 1012) et encore 10 fois moins dans nos autres cavités corporelles (soit 1011). De même, nous lisons partout que l’organisme humain est composé d’environ 100 000 milliards de cellules (soit 1014), c’est-à-dire 10 fois plus que de microbes (si l’on compte les globules rouges qui sont des cellules particulières pour trois raisons : elles ne possèdent pas de noyau et donc d’ADN, sont plus petites, et représentent 85 % du total de nos cellules). Mais, étrangement, Marc-André Selosse affirme que nous ne possédons que 10 000 milliards de cellules, soit autant que de microbes [16].

Enfin, le chiffre le plus impressionnant est peut-être celui-ci : quel que soit le nombre de microbes (autant ou dix fois moins que les cellules du corps), le microbiote intestinal totalise 100 fois plus de gènes que le génome humain. Lorsqu’on sait, par ailleurs, que le génome bactérien est d’une extraordinaire plasticité, on peut imaginer la richesse combinatoire et adaptative du microbiote.

À l’instar des autres microbiotes, le microbiote intestinal se révèle par des odeurs qui sont des produits de la fermentation. Souvent inodore (métahne, hydrogène), les gaz émis peuvent aussi être odorants (acides gras volatils, gaz sulfurés variés). La quantité quotidienne émise est de 0,5 à 2 litres : en partie dans la respiration, en partie surtout par les flatulences.

À noter que notre microbiote intestinal est une signature individuelle. D’une part, de manière synchronique, sa composition est unique. Certes, nous partageons un certain nombre d’espèces avec les autres hommes, mais le pourcentage de celles-ci est inédit et irrépétable. D’autre part, du point de vue diachronique, la composition de notre microbiote intestinal est relativement stable et ne varie que lentement.

Plus précisément encore, ce microbiote intestinal présente les trois modalités caractéristiques de toute espèce : universelle, particulière et singulière. Nous avons parlé de la première et de la troisième. Il reste un mot à dire de la deuxième. Le microbiote des membres d’un groupe familial ou social se ressemble davantage. La cause est probablement la suivante : les microbes proviennent de l’environnement ; or, un groupe partage le même milieu. Faut-il y adjoindre une cause génétique ? On a par exemple constaté que les vrais jumeaux ou les paires mère-fille possèdent des microbiotes semblables (par exemple pour une même famille microbienne comme les Ruminococcacées). Nous verrons plus bas un autre exemple de caractéristiques particulières.

b’) Fonctions

Ainsi, l’homme est colonisé. Plus encore, cette colonisation est absolument nécessaire [17]. La présence du microbiote n’est ni un mal, ni du par accident, adjoint à notre organisme. Pendant longtemps, l’on a parlé de notre microbiote intestinal comme d’une flore et, plus précisément de microflore commensale. Or, cet adjectif, composé de la préposition latine cum, « avec » et du substantif lui aussi latin mensa, « la table », signifie un service asymétrique où l’un sert et l’autre est servi (ou nourri). Donc, on se représentait notre flore comme bénéficiant unilatéralement de nos apports nutritifs. Il n’en est plus de même aujourd’hui.

On le démontre en creux chez les souris axéniques (dénuées de microbiotes) : elles dévorent un quart de nourriture en plus que les souris normales pour une croissance identique ; surtout, leur paroi intestinale est plus mince, moins irriguées et moins musclée, et produit moins d’enzymes digestives. En plein, deux signes en sont sa constance et sa présence très précoce : la colonisation commence dès la naissance.

Ici encore, pour faire simple, notre microbiote joue les deux rôles principaux déjà vus : il est massivement protecteur contre les toxines alimentaires et favorise la digestion des aliments, plus encore, régule notre métablisme. Mais il joue aussi de nombreuses autres fonctions sur l’immunité, le développement, le comportement. Nous n’illustrerons que les deux premières.

Par exemple, la daidzéine est un flavonoïde présent dans le soja qui est cancérigène : mimant les hormones stéroïdiennes, c’est un perturbateur endocrinien naturel. Or, le microbiote comporte des bactéries qui convertissent la daidzéine en S-équol ; et ce dérive mime nos hormones, mais avec des effets protecteurs notamment contre les cancers. Pour être plus précis, ce microbiote se retrouve chez 60 % des Asiatiques (Japonais, Coréens, Chinois), mais seulement 25 % des Occidentaux, pour des raisons alimentaires évidentes. Nouvelle pruve du caractère particulier, en l’occurrence culturel, du microbiote.

Donnons maintenant un exemple de régulation métabolique induite par le microbiote. L’obésité (cf. étude : « Maigrir efficacement et durablement. Ou comment les sciences incarnent la vertu (de sobriété) ») est lié à des troubles du métabolisme. Or, l’on a constaté chez chez l’homme, que le microbiote de l’individu obèse différait de celui de l’individu de poids normal. Le premier comporte une proportion des Firmicutes sur les Bactéroïdètes qui est de 99 pour 1, alors que le second a une proporition de 90 pour 10, soit 10 fois moins. Ce constat factuel se transforme en preuve causale par l’expérimentation sur la souris : en inoculant à une souris normale le microbiote d’une souris obèse, l’on observe, à nourriture identique, qu’elle gagne du poids et forme plus de graisse que la souris normale et, a fortiori, que la souris axénique.

Comment ne pas faire le parallèle enre notre microbiote humain et la rhizosphère des plantes, parallèle qui enchante le botaniste Francis Hallé ?

c’) Conséquences pratiques

Une conséquence bien connue est l’usage modéré des antibiotiques. Je n’insisterai pas.

L’appendice est souvent considéré par les médecins comme un diverticule inutile, héritage superflu d’un lointain passé, voire dangereux, parce qu’il court le risque de s’enflammer et engendrer la mortelle péritonite aiguë généralisée. Le discours du microbiologiste est tout autre. Cet organe aveugle, qui est l’équivalent humain du cæcum, contient une très grande diversité spécifique de microbes. Or, ceux-ci sont régulièrement évacués dans le côlon par les fluides que le diverticule secrète. On suppose donc que, à l’époque où les diarrhées étaient plus fréquentes du fait des infections et de l’absence d’antibiotique, l’appendice jouait un rôle important : il réinoculait rapidement dans l’intestin les souches favorables. Inversement, la multiplication des appendicectomies perturberait notre équilibre écologique interne. Serait-ce la cause du grand nombre de cancers du côlon ? En fait, deux études conduisent à des conclusions contradictoires. Ces faits devraiente conduire à un plus grande attention à donner à ce plus petit organe parmi les plus petits.

Une autre conséquence d’importance est l’allaitement au sein : il favorise le « bon » microbiote. Là aussi, ce point étant connu, je ne développerai pas. D’abord, la surface du mamelon et les orifices des glandes mammières contiennent de nombreuses bactéries : jusqu’à 1 million par millilitre de lait maternel. En regard, le lait stérilisé et la tétine désinfectée en sont dépourvus. Ensuite, le lait contient, après le lactose et les lipides, un troisième constituant : d’abondants oligosaccharides, qui sont de petits polymères de sucres, à raison de 15 grammes par litre. Or, l’enfant ne peut pas digérer ces oligosaccharides. On les a donc longtemps considérés comme inutiles et inintéressants. Une conséquence en est qu’ils ne font pas partie du lait maternisé (qui est fait de lait bovin qui, lui-même, ne contient pas ces molécules). En revanche, les bactéries ont les enzymes pour digérer ces oligosaccharides. Par exemple, le génome de la bifidobactérie Bifidobacterium infantis contient un grand nombre de gènes dont la fonction est de capturer et d’assimiler ces biomolécules. Or, avec les lactobacilles, les bifidobactéries composent un microbiote protecteur, en limitant les entérobactéries, les staphylocoques et les clostridies, qui sont moins favorables et parfois pathogènes. Donc, le lait de la mère (humaine) favorise le microbiote. Voilà pourquoi les selles des enfants nourris au lait maternel comptent dix fois de bifidobactéries que celles des enfants nourris au lait maternisé. D’ailleurs s’ajoute un autre effet, non plus indirect sur le microbiote, mais direct sur les cellules instestinales : les oligosaccharides jouent un rôle protecteur. En effet, ils ressemblent aux molécules pariétales des entérocytes ; or, les bactéries pathogènes s’attaquent volontiers aux cellules intestinales ; donc, ces sucres trompent les bactéries et les détournent de leurs cibles.

2) L’interprétation philosophique de Marc-André Selosse

a) Exposé

1’) Thèse

Marc-André Selosse interprète ce fait de l’endosymbiose généralisée à partir de la solitude ou plutôt de l’anti-solitude. Le titre de son ouvrage [18], répété comme un leitmotiv au début de la synthèse qui achève chacun de ses chapitres, l’exprime en l’incarnant : « La plupart des plantes ne sont donc jamais seules [19] » ; « Les plantes ne sont jamais seules [20] » ; « L’herbivore est rarement seul [21] » ; « L’animal en milieu marin hostile n’est jamais seul [22] » ; « Les insectes ne sont jamais seuls [23] » ; « Nous [les hommes] ne sommes jamais seuls [24] » ; « les Eucaryotes, dont nous sommes, ne sont jamais seuls [25] » ; « Les succès écologiques se construisent rarement seuls [26] » ; etc.

Et la conclusion reprend la thèse en la développant en deux sous-thèses. « Premièrement, tous les grands organismes » et « les communautés », jusqu’aux « civilisations » humaines, « sont habités de multiples microbes ». « Deuxièmement », ces interactions avec les microbes offrent à l’interaction positive, c’est-à-dire « la symbiose une place majeure », par opposition à l’interaction négative qu’est le parasitisme unilatéral. Certes, celui-ci existe, mais « les états mutualistes se construisent en évitant le parasitisme [27] ».

2’) Présupposé

En amont de cette thèse philosophique, se trouve un présupposé historique et réactif. Selosse s’oppose à la philosophie individualiste implicite de la biologie qui place au centre l’organisme. Or, selon lui, ce qui est premier, doit désormais être le tout ou plutôt l’interaction, c’est-à-dire la relation qui rend les organismes interdépendants : « Plutôt que des organismes dans le monde, nous avons vu un monde de microbes tout en interactions [28] ».

Et Selosse croit en trouver l’origine historique dans la modernité cartésienne. En effet, pour Descartes, la vérité première est celle du « cogito, ergo sum » qui place au centre la pensée et donc l’individu qui pense. Or, la philosophie est à l’individu ce que la biologie est à l’organisme. Et, toujours pour notre auteur, l’incarnation en est par excellence la conception qu’a Koch de la maladie, qui sépare totalement le microbe de son milieu et donc exténue l’interdépendance [29].

3’) Conséquence

En aval de cette thèse philosophique, Selosse développe une conception moniste qu’il présente avec la même ingénuité que sa relecture historique. Écoutons-le :

 

« D’autres cultures, par exemple bouddhistes ou relevant de certains animismes, ont une perception plus centrée sur les interactions et nous incorporent en un tout avec ce qui nous entoure. C’est une autre histoire, mais il est peut-être temps de se débarrasser des avatars que projette l’individualisme occidental dans notre vision du monde biologique… et quotidien [30] ».

b) Évaluation critique

L’ouvrage est remarquable par la densité d’informations, la richesse originale des intuitions et la hauteur de vue sapientielle. En revanche, il pèche accidentellement par sa faiblesse pédagogique et son absence de référence, et, plus profondément, par un certain nombre de déficiences que l’amour de la vérité oblige à pointer.

1’) De la thèse

a’) Exposé

Ainsi, Marc-André Selosse affirme sans ambage et sans embarras que le microbiote fait partie de mon être d’homme [31]. Autrement dit, il estime que nous ne devrions pas dire « je », mais « nous », au nom de notre microbiote. Notre auteur va même plus loin, en inversant l’ordre entre l’organisme et les microorganimes : « Tous les grands organismes, plantes et animaux, cachent une forêt de microbes au pouvoir desquels ils ne sont que des marionnettes [32] ».

Plutôt que critiquer frontalement la thèse de Selosse, tentons de l’intégrer. Nous le ferons doublement.

Premièrement, triple est la vision possible de la nature : atomistique, à partir de l’élément ; substantialiste, à partir de l’individu ; holistique, à partir du tout en interconnexion [33]. Bien évidemment, la vision adéquate du cosmos intègre ces trois perspectives. Or, Selosse adopte une approche trop systématiquement systémique. Donc, son propos pèche doublement par un manque de prise en compte des deux autres perspectives : il est trop anti-atomistique, et surtout beaucoup trop anti-substantialiste (« nous avons fait mentir l’idée reçue que la plante ou l’animal, dont l’homme, sont des entités autonomes [34] »). Autrement dit, le « jamais seul » se transforme en « toujours composé » – ce qui est erroné – et, plus encore à l’affirmation de la primauté du microbe sur l’homme, au nom de ce qu’il le manipule : les microbes modifient non seulement les fonctions de son hôte, mais aussi sa structure, voire son génome.

Deuxièmement, une vision équilibrée de l’étant invite à prendre en compte la totalité de la dynamique du don : réception, appropriation et donation [35]. Or, nous le reverrons en réinterprétant l’endosymbiose, Selosse non seulement est fasciné par l’interaction, donc par l’énergie liant les êtres, mais il est tout tourné vers l’origine. Donc, sa cosmologie claudique gravement : elle est passionnante et vraie en ce qu’il voit, à savoir l’enracinement dans le monde microbien et donc dans notre histoire ; mais elle est fausse en ce qu’elle manque, à savoir le deuxième moment du don, par conséquent, l’originalité et la perfection hiérarchiquement supérieure des grands organismes végétaux, animaux et humains.

D’ailleurs, les deux critiques convergent : en se fixant sur notre surgissement à partir du monde des microbes et donc sur l’endosymbiose, notre auteur se rend incapable de s’émerveiller de cette admirable invention de l’autopossession de soi qu’est l’organisme et la dissout dans l’interaction universelle, qui est l’unique objet de son admiration.

b’) Première confirmation

Le philosophe grand observateur des sciences qu’était Henri Bergson a perçu, dès 1907, l’importance des microorganismes, mais pas jusqu’au bout. Il écrit en effet :

 

« Si la cellule végétale primitive dut, à elle seule, fixer et son carbone et son azote, elle put presque renoncer à la seconde de ses fonctions le jour où des végétaux microscopiques appuyèrent exclusivement dans ce sens […]. Les microbes qui fixent l’azote de l’atmosphère et ceux qui, tour à tour, convertissent les composés ammoniacaux en composés nitreux, ceux-ci en nitrates, ont rendu à l’ensemble du monde végétal, par la même dissociation d’une tendance primitivement une, le même genre de service que les végétaux en général rendent aux animaux [36] ».

 

En même temps, Bergson note que ces microbes (ces bactéries, disons-nous aujourd’hui) sont trop rudimentaires pour en faire une finalité à part entière, ou une forme du monde vivant : « Nous venons de distinguer trois règnes différents, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans le monde organisé. Tandis que le premier ne comprend que des micro-organismes restés à l’état rudimentaire, animaux et végétaux ont pris leur essor vers de très hautes fortunes [37] ». Or, cet essor est lié à une analyse, une spécialisation des fonctions par divergence. Donc, les micro-organismes sont plutôt révélateurs d’un mélange initial, d’un état encore confus des grandes tendances que d’un état distinct qui vaut pour soi à l’exclusion de l’autre. Il semble que la prémonition bergsonienne soit toujours vraie : malgré son imposante quantité et diversité (que l’auteur de L’évolution créatrice ne pouvait soupçonner), le monde des procaryotes ne constitue pas un règne vivant à part entière. Ne livre-t-il pas aussi une précieuse indication sur la finalité du monde bactérien à part entière : préparer les éléments qui vont alimenter les vivants supérieurs ? En ce sens, ces êtres sont donc au service des deux règnes, végétal et animal.

c’) Seconde confirmation

Même Francis Hallé dont on a dit qu’il signe la postface se donne le droit de critiquer son collègue qu’il a d’abord salué d’un concert mérité de louange. Il lui adresse deux critiques de fond – et non pas de « détail ».

D’abord, il n’honore pas assez la nouveauté de l’homme à l’égard du microbiote ; et le botaniste de le réfuter par rétorsion : la notion de « propriétés émergentes » dont Selosse fait grand usage, par exemple dans le chap. 3 à propos de la supériorité du tout sur la somme des parties, il oublie inconsidérément de l’appliquer aux grands organismes pluricellulaires, dont lui, Hallé, est le spécialiste.

Ensuite, il biologise trop la solitude et en oublie l’éthicité ou plutôt le fondement ontologique : « La compagnie des microbes ne me suffit pas : le prisonnier dans son cachot est seul malgré sa crasse. Pour ne pas être seul, il faut avoir un compagnon appartenant à la même espèce zoologique que soi [38] ».

2’) De son argumentation

Questionnons l’un des moyens termes de la thèse de Selosse : le mot manipulation devient ambivalent. Le sens précis est le suivant : est manipulé celui qui est instrumentalisé, c’est-à-dire conduit vers une fin qu’il n’a pas choisie ou à laquelle il n’a pas consenti. Le sens général, à la limite du métaphorique, est le suivant : est manipulé ce qui est instrumentalisé par un autre pour une fin qui n’est pas la sienne. Or, la violence s’oppose à la nature et seul l’être humain est libre par nature. Donc, la manipulation ne peut s’entendre que de l’homme et non de la nature, sinon par métaphore.

Mais Pascal le disait déjà : l’avantage que l’univers a sur l’homme, il l’ignore. Le botaniste Francis Hallé, qui signe la postface [39], disait la même chose du végétal à l’égard de l’animal : puisque la plante séduit l’animal à son insu pour qu’il le pollinise, elle lui est donc supérieure. En fait, microbes et plantes (et gènes, pour Dawkins) sont eux-mêmes poussés à procréer à tout prix, donc sont manipulés par la nature.

3’) De ses présupposés objectifs métaphysiques

Marc-André Selosse pèche par plusieurs graves manques d’intelligence métaphysique.

Nous avons déjà vu qu’il honorait très insuffisamment l’individualité, qu’il déconstruisait la substance au nom du primat écologique de l’interdépendance et de l’interaction, donc de la relation.

Comme tant de chercheurs en général (et de victimes de la vision analytique de la science), Selosse peine à voir la potentialité et transforme celle-ci en actualité, donc le tout substantiel en tout accidentel (Selosse parle significativement de « mélange génétique [40] ») et la partie en un tout qui, lui, est autonome. Ainsi, la formulation saisissante : « La cellule eucaryote [est] une chimère symbiotique » confond la jonction de deux êtres en acte en un troisième (la chimère) avec l’incorporation substantielle d’un être dans un autre, c’est-à-dire le retour de l’être incorporé à la potentialité pour être intégré dans l’unique substance qui en résulte.

Cette double ignorance de la substance et de l’acte, conduit à cette conclusion erronée que nous sommes multiples, donc à nier le transcendantal unum au profit du seul autre transcendantal aliquid. Par exemple dans cette démonstration aussi enthousiaste et brillante que creuse :

 

« Mes 10 000 [en fait 100 000] milliards de cellules comptent chacune, en moyenne, 100 mitochondries : ‘je’ suis aussi 1 million de milliards de mitochondries ! Et comme chacune de ces mitochondries contient plusieurs copies de son génome (10 à 100 copies), le rapport entre le nombre de copies des gènes dans la cellule est de 1 pour ceux du noyau à 1 000 ou 10 000 pour les gènes mitochondriaux !… Alors qui parle, ou qui écrit ces lignes, lorsque ‘je’ m’exprime ? » Donc, « par essence, ‘je’ ne suis jamais seul [41] ».

 

Autant l’être de la plante est multiple, autant celui de l’homme est un – et cela est toujours plus vrai au fur et à mesure où nous montons dans l’échelle du vivant matériel. Et nous en avons vu la raison : chez l’animal, le microbiote, pour important qu’il soit, se régionalise, en extension et en profondeur.

4’) De son présupposé subjectif : la blessure de l’intelligence

« Nous sommes donc en grande partie construits par un écosystème microbien [42] ». Marc-André Selosse est victime d’une blessure de l’intelligence. Fasciné par ce que nous recevons des microbes, et c’est de fait immense, en tout cas bien plus important que ce que l’on croyait et savait, il fait de cette réception microbiotique le tout de l’homme. Or, l’homme est rythmé par un mouvement en trois temps : réception, appropriation et donation. Plus encore, réception et donation sont extrinsèques : la première se situe en amont et la seconde en aval. Alors que l’appropriation constitue l’être même de l’homme, en configure la substance. Donc, comme beaucoup de chercheurs, Marc-André Selosse est victime de ce scotome de l’esprit qui consiste à absolutiser son point de vue – ce que je me permets d’appeler la blessure par monisme méthodologique [43] ou par absolutisation perspectiviste.

D’ailleurs Marc-André Selosse évoque en passant cette blessure de l’intelligence lorsqu’il observe que la technique influence les théories sur l’endosymbiose : « le microscope optique pousse la théorie endosymbiotique, la biochimie la voile bientôt, la microscopie électronique et la biologie de l’ADN la restaurent finalement [44] ». Or, autant la première et la troisième procèdent par la médiation sensorielle, en l’occurrence visuelle, qui est synthétique (synoptique), autant la seconde procède par la médiation intellectuelle et par l’analyse typique de la science biochimique. Comme l’endosymbiose renvoie à une conception systémique et son refus à une conception atomistique ou substantialiste, nous observons ainsi que non seulement la technique rétroagit sur la théorie, mais qu’elle peut engendrer des scotomes, c’est-à-dire des blessures de l’esprit qui manque à la lumière.

Pascal Ide

[1] Tel est le titre de Marc-André Selosse, Jamais seul, chap. 9, p. 199.

[2] Cf. Gustav Siewerth, La philosophie de la vie de Hans André, trad. Emmanuel Tourpe, introduction et commentaire de Pascal Ide, Paris, DDB, 2015, chap. 12 : « Ontologie des couleurs ».

[3] Cf. Paul Portier, Les symbiotes, Paris, Masson, 1918.

[4] Cf. Auguste Lumière, Le mythe des symbiotes, Paris, 1919.

[5] Cf. Lynn Margulis, Origin of Eukaryotic Cells, Yale University Press, 1970 ; « The Origin of Plant and Animal Cells », American Scientist, 59 (1971) n° 2, p. 230-235.

[6] Lynn Margulis, « Acceptance Doesn’t Come Easy », 15 juillet 2006.

[7] Cf. Lynn Sagan, « On the origin of mitosing cells », Journal of Theoretical Biology, 14 (1967) n° 3, p. 255–274 : Lynn Margulis & Dorion Sagan, « L’origine des cellules eucaryotes », La Recherche, 163 (février 1985), p. 200-208.

[8] Cf. James E. Lovelock & Lynn Margulis, « Atmospheric homeostasis by and for the biosphere: The Gaia hypothesis », Tellus, 26 (1974) n° 1-2, p. 2-10.

[9] Pour les mitochondries, cf. Lane & Martin, « The energetics of genome complexity », Nature, 467 (2010), p. 929-934 ; Trach et al., « Phylogenomic evidence for a common ancestor of mitochondria and the SAR11 clade », Scientific Reports, 1 (2011), p. 13.

[10] Marc-André Selosse, Jamais seul, p. 211.

[11] Ibid., p. 212.

[12] Ibid., p. 213.

[13] Ibid., p. 220.

[14] Ibid., p. 66.

[15] Ibid., p. 155-156.

[16] Ibid., p. 168.

[17] Marc-André Selosse le développe dans le chap. 8.

[18] Marc-André Selosse, Jamais seul.

[19] Ibid., p. 42.

[20] Ibid., p. 65 et p. 86.

[21] Ibid., p. 104

[22] Ibid., p. 125.

[23] Ibid., p. 147.

[24] Ibid., p. 168.

[25] Ibid., p. 220.

[26] Ibid., p. 273.

[27] Ibid., p. 315-316.

[28] Ibid., p. 329.

[29] Je résume ici les faibles pages philosophiques commises par notre auteur (Ibid., p. 328-329). Je ne prendrai pas la peine de les réfuter. Rappelons simplement que le primat accordé à l’individu remonte bien avant, par exemple avec l’ousia protê (« substance première » ou individuelle) d’Aristote et la conscience aiguë de la liberté qui caractérise le christianisme, ainsi que l’a bien vu Hannah Arendt.

[30] Ibid., p. 329. Souligné par moi.

[31] Cf., par exemple, Marc-André Selosse, Jamais seul, p. 195 s.

[32] Ibid., p. 196. « Les grands organismes sont des marionnettes des microbes » (Ibid., p. 323). Plus loin, Selosse parle aussi de « pantins » (Ibid., p. 327). Il emploie semblablement l’image de « l’écume » (titre de la conclusion) : « Le visible est l’écume des interactions microbiennes » (Ibid., p. 329).

[33] Je développe longuement ce point dans Pascal Ide, « Une lecture polysémique de la nature. Trois propositions pour un discours des méthodes », Lateranum, 81 (2015) n° 3, p. 625-652 ; 82 (2016) n° 1, p. 77-119.

[34] Ibid., p. 315.

[35] Cf. Pascal Ide, « Une typologie des pensées à la lumière de l’amour-don. Pierres d’attente pour une ontodologie chez André Léonard », à paraître, 2019.

[36] Henri Bergson, L’évolution créatrice, Paris, Félix Alcan, 1907, chap. 1, dans Œuvres. Édition du Centenaire, éd. André Robinet, introduction Henri Gouhier, Paris, p.u.f., 1959, p. 594.

[37] Ibid., p. 595.

[38] Marc-André Selosse, Jamais seul, p. 340.

[39] Ibid., p. 335-341.

[40] Ibid., p. 215.

[41] Ibid., p. 222. L’auteur tient à cette intuition, puisqu’il la reprend dans sa dernière parge : « Au fond de chacune de mes cellules, sous forme de mitochondries, je suis habité de bactéries dix à mille fois plus nombreuses que les cellules qui les contiennent. Finalement, je suis un écosystème microbien, riche de la diversité qui l’habite, et numériqumenet bactérien » (Ibid., p. 334).

[42] Marc-André Selosse, Jamais seul, p. 196.

[43] Cf. Pascal Ide, Connaître ses blessures, Paris, L’Emmanuel, 22013, p. 172-175.

[44] Marc-André Selosse, Jamais seul, p. 206.

7.9.2019
 

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