Un récent paper a montré que, à travers la loi du U inversé, la psychologie confirme la doctrine traditionnelle du juste milieu et, en plus, la met en mouvement [1]. À cet enrichissement diachronique (historique, évolutif), cet article joint un enrichissement synchronique, d’ordre systémique : en se mettant à l’écoute de Blaise Pascal.
1) Le fait
À plusieurs reprises, Blaise Pascal fait appel au modèle mécanique du contrepoids ou de la balance : dans l’Entretien avec M. de Sacy pour caractériser l’attitude de Montaigne comme un équilibre instable entre deux contraires ; dans le premier Écrit sur la grâce, pour constater que la vérité dogmatique, dans l’Église s’oppose à deux hérésies opposées ; dans les Pensées, Pascal emploie ce paradigme pour mieux comprendre l’efficace, le fonctionnement de nos vertus. Listons quelques textes :
« On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l’entre-deux [2] ».
« La nature nous a si bien mis au milieu que si nous changeons un côté de la balance nous changeons aussi l’autre […]. Cela me fait croire qu’il y a des ressorts dans notre tête qui sont tellement disposés que qui touche l’un touche aussi le contraire [3] ».
« Quand on veut poursuivre les vertus jusqu’aux extrêmes de part et d’autre, il se présente des vices […] insensibles du côté du petit infini, et il se présente des vices en foule du côté du grand infini ; de sorte qu’on se perd dans les vices et on ne voit plus les vertus [4] ».
Pour Pascal, la vertu n’est pas seulement située entre deux vices, mais causée par leur équilibre réciproque. En effet, dans un contrepoids, le poids joue un rôle moteur ; de même, deux vents ; or, « nous ne nous soutenons pas dans la vertu par notre propre force, mais par le contrepoids de deux vices opposés, comme nous demeurons debout entre deux vents contraires. Ôtez un de ces vices, nous tombons dans l’autre [5] ». Par exemple, « l’orgueil contrepèse et emporte toutes nos misères [6] ». Autrement dit, lorsque les poids des plateaux sont égaux, le couteau s’immobilise et les plateaux s’horizontalisent ; or, ces poids représentent les vices et le couteau la vertu.
En effet, pour Pascal, l’homme est composite, mélangé, précisément de misère et de dignité, de bête et d’ange : « Car nous aurons toujours du dessus et du dessous […], de plus élevés et de plus misérables [7] ». Et ces deux infinis moraux sont parallèles aux deux infinis naturels, cosmologiques distingués dans le célèbre fragment, « Disproportion de l’homme [8] ».
2) L’interprétation traditionnelle
L’interprétation traditionnelle fait de cette image un prolongement de la médiété vertueuse d’Aristote. Mais c’est oublier que, pour celui-ci, la vertu n’est pas causée par les vices, elle est seulement, en sa nature, en milieu entre eux ; or, la cause efficience est extrinsèque à l’essence et ne la constitue pas. Qui plus est, la vertu présente deux aspects : matériel (quant à l’objet) et formel ; or, c’est matériellement qu’elle se situe entre les extrêmes ; formellement, elle est un extrême.
3) Une interprétation phénoménologique
S’inscrivant dans le sillage de la relecture phénoménologique initiée par Marion à propos de Descartes, Vincent Carraud [9] voit tout au contraire dans la conception pascalienne un geste explicite de refus adressé à l’interprétation aristotélicienne de la vertu. En effet, pour le Stagirite, la vertu est à équidistance statique entre deux extrêmes ; tout au contraire, Pascal propose une vision dynamique.
De plus, Aristote, comme Descartes ou même Montaigne, la vertu est une qualification (un habitus) de la volonté ; or, pour Pascal, la vertu se pose sans sujet vertueux : elle est en effet engendrée par deux causes opposées, les vices ; or, ceux-ci ne peuvent être nommés sans que disparaisse la vertu ; donc, la vertu est l’effet visible de causes invisibles. Par conséquent, la vertu n’est plus fondée en un sujet, en l’occurrence la volonté. On reconnaît ici la déconstruction heideggérienne du fondement au nom de la vérité du phénomène. « Le vice, comme la vertu, sont de purs effets de phénoménalité [10] ».
Enfin, pour le dix-septiémiste, la vertu ne tombe pas dans les extrêmes que sont les vices mais, tout au contraire, est composée par les vices dont elle constitue « l’intégrale ». Or, une intégrale est indéfiniment divisible. Donc, la vertu n’est pas un élément premier, formel. On reconnaît ici un autre aspect de la déconstruction : la disparition de l’élément, cela toujours au profit du seul effet [11].
4) Une autre proposition
Concédons la première critique. Pascal a vu quelque chose qui a échappé à Aristote, à savoir le rôle causal joué par les vices : repoussant mais aussi attirant, ils constituent comme deux pôles, voire deux causes.
Mais je refuse le deuxième et le troisième aspects de cette vision déconstructionniste. D’ailleurs, ne prête-t-on pas trop à l’image qui présente ses défaillances ? Par exemple, si les poids opposés sont les vices et le couteau la vertu, à quoi correspondent les plateaux horizontalisés ? De plus, la nature du couteau ne se résume pas à celle des poids.
Et, comme le notent de nombreux observateurs comme Charles Journet ou Jacques Chevalier, si Pascal parlait de l’homme en sa condition postlapsaire, pécheresse et blessée (« la misère de l’homme sans Dieu »), donc faussement vertueuse ? De fait, l’expérience montre combien souvent l’homme oscille entre les deux pôles contraires et finit par trouver un faux équilibre. La raison de cette oscillation est à la fois la culpabilité et le dégoût à l’égard de son vice et le besoin de réparation. C’est ainsi que celui à qui l’on reproche son égoïsme compense souvent, à ses yeux encore plus qu’aux yeux des autres, en multipliant les petits actes d’altruisme, avant de retomber dans son égoïsme habituel.
Enfin, en soulignant l’importance du jeu dialectique des contraires, Pascal atteste combien, diachroniquement, notre unification intérieure s’inscrit dans une histoire dramatique et combien, synchroniquement, notre contenance s’enrichit de ces polarités surmontées en une harmonie intégrative, où résone encore la vibration des contraires mis en tension. Ce qui enrichit notre vision du don à soi.
Pascal Ide
[1] Cf. site : « Le juste milieu vertueux. Une redécouverte de la psychologie ».
[2] Lafuma, 681.
[3] Lafuma, 519.
[4] Lafuma, 783.
[5] Blaise Pascal, Pensées, éd. Lafuma, 674. Cf. le début de la Cinquième Provinciale.
[6] Lafuma, 477, 71.
[7] Lafuma, 800.
[8] Lafuma, 199.
[9] Vincent Carraud, art. « Pascal », Monique Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, p.u.f., 1996, p. 1075-1081.
[10] Ibid., p. 1079.
[11] Vincent Carraud ajoute que Pascal organise son analyse des deux infinis moraux, et donc une certaine déconstruction de la morale, à partir de trois « modèles conceptuels » qui sont plutôt des métaphores : « le modèle géométrique de la roue, le modèle physique [ou, pour être rigoureux, car l’optique dont il va être question, fait partie de la physique : mécanique] du contrepoids et celui, optique, du tison de feu » (Ibid.). De l’importance des symboles pour mieux penser.